Un ouvrage est paru en 2012, en italien, sous un titre étonnant au premier abord, La politica come agatofilia – la politique comme agathophilie –, de Giovanni Turco ((. Giovanni Turco, La politica come agatofilia, Edizioni scientifiche italiane, Naples, septembre 2012, 292 p., 31 €.)) . Etonnant par l’usage rare d’un terme d’origine grecque, signifiant l’amour du bien ; étonnant plus encore dans les temps modernes, même et surtout finissants, lorsqu’il s’agit de l’appliquer à la politique, ordinairement dépourvue de tout lien avec la poursuite effective du bien, sinon par pure rhétorique, pour se restreindre à une cratologie, c’est-àdire à une science et une technique du pouvoir.
Ce travail très approfondi s’intéresse à la finalité de toute politique authentique (le bien commun, dans son acception plénière), à l’incidence des conceptions théologicopolitiques dites « personnalistes » sur le détournement des exigences de l’ordre politique juste, à la distinction (ou la trop fréquente confusion) entre légalité et légitimité, à la répartition entre ordre et conflit dans la réalité vécue des systèmes politiques, et encore bien d’autres thèmes fondamentaux de la politique.
Un chapitre est consacré au rapport entre bien commun et représentation politique. C’est à lui que nous nous sommes arrêtés dans l’entretien qui suit. Précisons que l’auteur, qui collabore à de nombreuses publications européennes et latino-américaines, et s’est déjà exprimé dans notre revue, enseigne actuellement la philosophie du droit public à l’Université d’Udine. Il est membre correspondant de l’Académie pontificale Saint Thomas d’Aquin et président de la section napolitaine de la SITA (Société internationale Thomas d’Aquin).
Catholica – Qu’est-ce que la représentation, dans l’ordre naturel des choses, et dans l’ordre moderne ?
Giovanni Turco – La représentation politique constitue une expérience essentielle de la vie politique, avant même d’être un problème fondamental de la pensée politique. Le problème ne se pose vraiment que parce qu’on en fait l’expérience, non l’inverse. Les vraies questions sont posées, en effet, non à partir de leur formulation, mais de la réalité qui présente un objet à l’intelligence : un effet déjà connu dont on cherche la cause encore ignorée. Si bien que les questions philosophiques, y compris évidemment celles d’ordre philosophicopolitique, ne peuvent être, comme Platon l’avait déjà mis en évidence, que les « qu’est-ce que c’est ? » et les « pourquoi ? ». En d’autres termes il s’agit de questions sur le fondement architectonique de l’ensemble du champ du savoir. Et celui-ci reste purement inconsistant sans l’intelligence des principes (ontologiques, logiques, éthiques). L’expérience politique est intrinsèquement celle de la représentation. L’existence même de la famille comporte nécessairement la capacité des parents de décider en vue du bien des enfants en leur lieu et place, tant qu’ils ne sont pas en mesure de le faire par eux-mêmes. De même il est impossible de penser une quelconque communauté qui aurait la capacité d’agir comme communauté sans l’intermédiaire de ceux qui la représentent. En somme, la représentation constitue une constante de l’expérience politique. Partout où existe une communauté politique, il y a d’une manière ou d’une autre une représentation politique. Et il ne peut pas ne pas y en avoir. La communauté agit en tant que telle par le biais de ceux qui la représentent. Les actes qu’ils effectuent sont imputables, quant à la responsabilité, aux effets et à la causalité, à toute la communauté. C’est ce qu’Eric Voegelin définit comme le caractère « existentiel » de la représentation, et que dans mon livre La politica come agatofilia j’appelle son caractère « transcendantal », au sens métaphysique de propriété caractérisant chaque être. On comprend que la représentation est intrinsèquement connexe de l’être même de la communauté politique, de l’exercice de l’autorité, de la finalité du gouvernement et de la fin naturelle de l’ordre juridicopolitique. Le problème de la représentation – comme on peut le constater – n’est pas né avec le libéralisme ni avec la démocratie moderne, comme on le répète souvent. Ce qui est vrai, c’est qu’avec la modernité la représentation politique a acquis un sens entièrement divergent du sens habituellement reçu et impossible à ramener à ce dernier. C’est au point que si l’on fait abstraction de l’implantation théorique du rationalisme moderne, il est impossible de comprendre la représentation en elle-même, et donc sa conception classique, et cela nous empêche de reconnaître et de discuter les présupposés de la modernité (comme catégorie philosophique et non chronologique). La représentation politique, considérée en soi, et donc classiquement, ou si l’on préfère, de manière réaliste, se révèle, selon l’expression qui me semble la plus pertinente, comme une « coopération vicaire au bien commun » : comme le moyen par lequel la communauté dans son ensemble est conduite vers la réalisation de sa finalité naturelle – le développement qui parfait le tout et chacune des parties, conformément à leur nature – et par conséquent vers les fins intermédiaires qui lui sont ordonnées. La représentation trouve son fondement et son critère dans l’ordre du bien qui la légitime intrinsèquement, par delà, et avant tout consentement. A l’opposé, la représentation politique moderne consiste dans la technique et la pratique de la formation de la volonté générale. Elle présuppose la souveraineté, qui est à proprement parler un pouvoir ne reconnaissant rien de supérieur à lui-même, et le contrat social, qui n’est autre que la fiction qui prétend légitimer le pouvoir au nom même du pouvoir. La représentation, classiquement ou traditionnellement entendue, est d’abord le propre de l’autorité, dont le pouvoir est qualifié, réglé et jugé par le bien et la justice, comme fondement et comme fin. Par contre, la représentation moderne se mesure en capacité de transmission du pouvoir (de la nation, de l’Etat, du peuple) selon les finalités que le pouvoir s’assigne lui-même de manière conventionnelle, afin de s’actuer dans son auto-immanence. Et même là où éventuellement le pouvoir se limite lui-même, il ne le fait qu’au nom de son propre pouvoir, c’est-à-dire sans contenu ou critère qui le règlerait, dépassant objectivement sa pure effectivité.
La distinction gouvernants/gouvernés est ordinairement présentée dans la science politique contemporaine comme allant de soi. Pourtant est-elle pertinente, dans la mesure où en théorie cette distinction n’a pas de fondement, puisque la représentation (les gouvernants, donc) est supposée exprimer purement et simplement la souveraineté de tous ?
L’immanentisme politique moderne assimile ontologiquement gouvernés et gouvernants, bien qu’il les distingue du point de vue fonctionnel et factuel. Dans l’immanence de la volonté du « corps politique », c’est-à-dire de l’Etat et de ses organes « représentatifs », les gouvernés sont en même temps les gouvernants, et réciproquement. La volonté collective, artificiellement constituée grâce à diverses procédures (dont l’une des dernières théorisations est la « pensée collective impersonnelle » de la communication télématique) intégrerait la totalité sociale et lui donnerait l’être et l’agir.
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