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Église et poli­tique : ouvrir le débat

L’Eglise de la période allant des Lumières aux len­de­mains de la Deuxième Guerre mon­diale n’a pas réus­si à sur­mon­ter vic­to­rieu­se­ment la pres­sion ten­dant à la réduire à l’impuissance, en dépit d’efforts consi­dé­rables dépen­sés en luttes doc­tri­nales, pro­mo­tion des études, mis­sions, œuvres édu­ca­tives, cha­ri­tables, intel­lec­tuelles, actions diplo­ma­tiques, poli­tiques… Des dévia­tions internes comme le moder­nisme ou l’américanisme ont pour­sui­vi leur che­min en dépit de toutes les condam­na­tions et de tous les essais de redres­se­ment. Le fait qu’une ency­clique telle qu’Humani gene­ris (Pie XII, 1950) ait dû reprendre, sous une forme mise à jour, la dénon­cia­tion des ten­dances iden­ti­fiées et condam­nées dans Pas­cen­di (Pie X, 1907) en témoigne. Il était donc légi­time de se deman­der pour­quoi tant d’efforts et de sacri­fices avaient pu demeu­rer aus­si cruel­le­ment vains. D’un cer­tain point de vue, c’est le secret de Dieu. Dans l’économie pro­vi­den­tielle, nul doute que cette épreuve majeure et très longue ait unecouverture121 signi­fi­ca­tion. Il appar­te­nait à la théo­lo­gie de l’histoire et à la médi­ta­tion d’en inter­ro­ger hum­ble­ment la réa­li­té et d’en tirer quelque leçon. Mais il appar­te­nait éga­le­ment à la rai­son de réflé­chir aux motifs d’un échec aus­si consi­dé­rable, afin de sor­tir des rou­tines de pen­sée et de déter­mi­ner un chan­ge­ment de conduite. Quelle meilleure occa­sion d’effectuer un tel exa­men de conscience ecclé­sial que la réunion d’un concile œcu­mé­nique ? Vati­can II a été réuni avec l’objectif de lan­cer une nou­velle donne, pos­tu­lant que le moment était pro­pice. Le dis­cours d’ouverture de Jean XXIII por­tait un juge­ment esti­ma­tif sur la situa­tion géné­rale, consi­dé­rant que le monde avait chan­gé de manière glo­ba­le­ment posi­tive et qu’il conve­nait donc de trou­ver des voies nou­velles, non plus fon­dées sur la pro­tes­ta­tion et la condam­na­tion des erreurs, mais sur la bien­veillante pré­sen­ta­tion de l’évangile dans un lan­gage renou­ve­lé. Cette inten­tion visait direc­te­ment l’accueil de la culture, de la phi­lo­so­phie et des ins­ti­tu­tions exté­rieures. Elle était donc poli­tique, et cela même si elle influait sur des ques­tions intra-ecclé­siales, telles que la for­ma­tion des clercs, l’ouverture œcu­mé­nique ou la litur­gie. On com­prit qu’il s’agissait de clore une époque et d’en inau­gu­rer une autre pleine d’espérance. Cer­tains acteurs du moment se sont employés à y insis­ter, dans un jeu de va-et-vient avec les médias, ins­tru­ments prin­ci­paux de la for­ma­tion de l’esprit du temps.

En dépit de cin­quante ans de pra­tique de cet esprit nou­veau, au prix de grands chan­ge­ments internes don­nés comme autant de gages de bonne volon­té, et de démarches d’expiation, le résul­tat escomp­té n’a pas été atteint. La main ten­due au « monde de notre temps » s’achève actuel­le­ment en mon­dia­li­sa­tion de l’antichristianisme. Mis à part l’illusion entre­te­nue par dif­fi­cul­té d’affronter le réel, il est ten­tant d’attribuer la res­pon­sa­bi­li­té de l’échec à la mali­gni­té du monde exté­rieur, aux effets tar­difs de la socié­té de consom­ma­tion, à Mai 68. Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder le sujet, et de rap­pe­ler que cette inter­pré­ta­tion est ana­chro­nique, car la crise conci­liaire a com­men­cé avant la rup­ture de 1968, et a contri­bué de manière signi­fi­ca­tive à la pro­vo­quer. Cela même s’il est juste de dire que 1968 à son tour en a aggra­vé les consé­quences.

Pro­cé­der à un exa­men rétros­pec­tif des choix effec­tués il y a cin­quante ans serait donc aujourd’hui oppor­tun. Divers obs­tacles sont cepen­dant encore réunis pour en recu­ler l’échéance.

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Il res­sort du chan­ge­ment des condi­tions que rien n’est pos­sible sans s’échapper préa­la­ble­ment des schèmes de pen­sée qui ont ser­vi à éla­bo­rer des approches désor­mais jugées par les faits. Il faut pour cela opé­rer une sérieuse épu­ra­tion des pré­sup­po­sés ayant conduit à accep­ter ingé­nu­ment les paroles biai­sées de l’idéologie domi­nante, à pen­ser pos­sible de par­ler une langue com­mune, jusqu’au jour où, trop tard, on a dû se rendre à l’évidence que ce jeu était pipé. Ce qui fut et demeure le cas, un par­mi d’autres, des droits de l’homme, que l’on a cru, ou vou­lu croire consti­tuer une sorte de loi supé­rieure intan­gible, et dont on découvre la nature conven­tion­nelle, évo­lu­tive, mani­pu­lable au gré des rap­ports de forces. Il est impos­sible de pen­ser sérieu­se­ment une adap­ta­tion à la réa­li­té dans ce qu’elle a de nou­veau en conti­nuant de pro­je­ter sur elle des construc­tions abs­traites et sub­jec­tives.

L’éventualité de devoir conclure que tout ou par­tie des choix poli­tiques effec­tués à l’époque du Concile furent de mau­vais choix n’implique pas de pré­tendre reve­nir en tout au sta­tu quo ante. Le mal est fait, le pro­ces­sus de la moder­ni­té tar­dive a conti­nué sur sa lan­cée et nous nous trou­vons donc dans des condi­tions très dif­fé­rentes de la socié­té des décen­nies pré­con­ci­liaires. Celle-ci, bien que déjà for­te­ment atteinte, appa­raî­trait presque après-coup comme une socié­té tra­di­tion­nelle sim­ple­ment tra­ver­sée par des cou­rants délé­tères ; une obser­va­tion ana­logue devrait être faite à pro­pos de la vie interne de l’Eglise durant la même période (tant il est vrai qu’une crise majeure éclate rare­ment comme un coup de ton­nerre dans un ciel serein mais résulte plu­tôt d’une accu­mu­la­tion de fac­teurs de désa­gré­ga­tion non maî­tri­sés). Il est impos­sible de rêver une recons­ti­tu­tion du pas­sé à l’identique, non seule­ment un nou­veau Moyen Age idéa­li­sé auquel per­sonne ne pense, mais même un simple retour en arrière de l’ordre de deux ou trois géné­ra­tions. Il est plus exi­geant, certes, mais néces­saire de consen­tir un véri­table effort de réflexion pour com­prendre com­ment les mêmes prin­cipes pérennes (et non des prin­cipes radi­ca­le­ment dis­tincts sous un revê­te­ment ter­mi­no­lo­gique iden­tique, à la façon d’un Jacques Mari­tain) peuvent s’appliquer à des situa­tions actuel­le­ment pro­fon­dé­ment dis­tinctes de celles du pas­sé.

Pour autant, adap­ter son esprit à la réa­li­té ne signi­fie pas accep­ter le fait accom­pli. Il y a ici un heurt fon­da­men­tal entre le mythe du pro­grès et l’exigence de la foi, qui est le socle de l’espérance. Or cette der­nière peut être pro­fes­sée, mais en même temps contre­car­rée en pra­tique par la croyance para­site qu’est la super­sti­tion pro­gres­siste, qui confond évo­lu­tion natu­relle des tech­niques et élé­va­tion morale. Chaque époque, comme chaque indi­vi­du, doit construire sa propre vie, contre­par­tie de la liber­té. Cepen­dant mal­gré l’évidence de sa faus­se­té, cette super­sti­tion per­siste et ajoute son effet d’inhibition à ce qu’il faut bien consi­dé­rer comme une forme de paresse, tout au moins de timi­di­té exces­sive devant la dif­fi­cul­té de com­prendre dans le détail le cours des choses et plus encore, de s’interroger sur les moyens pos­sibles de le dépas­ser.

Enfin, l’insertion dans le sys­tème des médias depuis les pre­miers jours de l’ouverture de Vati­can II a plon­gé l’Eglise dans une sorte de pri­son psy­cho­lo­gique d’où il est dif­fi­cile de s’échapper sans remise en cause de cet ini­tial « pacte avec le diable ». Un jour vient, en effet, où le choix se pose en des termes entre les­quels il n’est aucune voie inter­mé­diaire : soit accep­ter d’être auxi­liaire de l’idéologie domi­nante, au prix d’une perte totale d’identité – du point de vue de l’Eglise, cela vou­drait dire se renier soi-même, ce qui est par­fai­te­ment incon­ce­vable – soit en arri­ver à l’affrontement lorsqu’il devient impos­sible de biai­ser devant les exi­gences du monde. Mais alors le réveil peut être dur. On a vu ce que cela don­nait, par exemple, lorsque Jean-Paul II a com­men­cé de dénon­cer ce qu’il appe­lait la « culture de mort », puis lorsque Benoît XVI a vou­lu fixer les limites ultimes des conces­sions aux « valeurs non négo­ciables ». Le seul fait de rompre avec le dis­cours léni­fiant héri­té de Gau­dium et spes a sus­ci­té une réac­tion vio­lente dans la par­tie adverse, face à laquelle le main­tien de la logique conci­liaire du « dia­logue » est simul­ta­né­ment appa­ru (ou a été trai­té) comme une ruse, tout en restrei­gnant for­te­ment la capa­ci­té d’opposer un argu­men­taire cohé­rent face à la per­sis­tance des attaques.

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En réa­li­té, le monde se trompe en pen­sant que tous les sou­rires qui lui ont été adres­sés le furent par hypo­cri­sie. La culture qui lui est propre, tra­duc­tion en for­mules et en com­por­te­ments de la phi­lo­so­phie moderne de l’autonomie, a de longue date tra­vaillé les catho­liques et peu à peu conquis de l’intérieur, selon un pro­ces­sus sys­té­mique, une par­tie du cler­gé et du peuple des fidèles. A l’époque où, dès la pre­mière moi­tié du XIXe siècle, les papes s’en pre­naient à l’esprit du temps, il exis­tait déjà des noyaux actifs acquis au libé­ra­lisme phi­lo­so­phique. Il est assez impres­sion­nant de relire Mon­ta­lem­bert, et plus encore Lamen­nais, le pre­mier auteur vrai­ment signi­fi­ca­tif du catho­li­cisme libé­ral, dans la mesure où cette relec­ture per­met de véri­fier que ce qui a été appe­lé « l’esprit du Concile » se trouve déjà en germe dans ses écrits, d’un point de vue sub­stan­tiel voire dans la forme. Le cou­rant auquel Lamen­nais avait don­né consis­tance, en dépit de la réfu­ta­tion que lui avait oppo­sée Gré­goire XVI, a nour­ri plu­sieurs géné­ra­tions d’intellectuels enga­gés, bien avant l’heure, dans une ten­ta­tive de greffe avec l’esprit du temps, celui de la moder­ni­té triom­phante, avant d’adopter les nuances de la moder­ni­té tar­dive. Même si cette influence ne s’est direc­te­ment exer­cée que sur une mino­ri­té active, c’est celle-ci qui, en se péren­ni­sant, a fina­le­ment diri­gé le mou­ve­ment dans la der­nière période pré­con­ci­liaire, à tra­vers des ins­ti­tu­tions récep­tives (mou­ve­ments d’Action catho­lique, par­tis démo­crates-chré­tiens, cer­tains sec­teurs de la presse et de l’édition…). Pour reprendre un concept appli­qué par Gram­sci à pro­pos des intel­lec­tuels « orga­niques », le libé­ra­lisme catho­lique a obte­nu l’hégémonie au sein de l’espace ecclé­sial occi­den­tal.

Le pas­sage en cette direc­tion a été favo­ri­sé dans les vingt der­nières années avant la tenue du concile par le pen­seur-clé que fut Jacques Mari­tain, auteur qui a su mettre en forme cohé­rente avec la culture catho­lique pré­exis­tante les requêtes du monde « démo­cra­tique », prin­ci­pa­le­ment selon le modèle amé­ri­cain. Sans la dif­fu­sion de son sys­tème de phi­lo­so­phie poli­tique « per­son­na­liste », il serait dif­fi­cile de com­prendre l’aisance avec laquelle a pu s’opérer le bas­cu­le­ment qui s’est concré­ti­sé dans les deux textes consti­tuant la charte poli­tique de Vati­can II : la consti­tu­tion pas­to­rale Gau­dium et spes « sur l’Eglise dans le monde de ce temps » et la décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae sur la liber­té reli­gieuse. Mari­tain est l’auteur d’une série de concepts opé­ra­toires dis­jonc­tifs aux consé­quences mul­tiples : indi­vi­du (élé­ment de la Nature) et per­sonne (citoyen du Ciel), d’où peut être tirée une légi­ti­ma­tion de la laï­ci­té ; chré­tien­té « sacrale » – ce qui a été nom­mé « constan­ti­nisme » au moment du concile –, his­to­ri­que­ment caduque, et « nou­velle chré­tien­té pro­fane », c’est-à-dire socié­té démo­cra­tique impré­gnée de valeurs huma­nistes grâce à l’exemple et au civisme de ses membres chré­tiens ; « dis­tinc­tion des plans » dans l’activité de ces der­niers entre « agir en chré­tien » et agir « en tant que chré­tien », soit, dans l’ordre ordi­naire, fusion dans la mai­son com­mune plu­ra­liste, et par excep­tion, mobi­li­sa­tion com­mu­nau­taire pos­sible en cas de menace ; et ain­si de suite.

Pour finir sur les influences reçues, et comme une espèce de syn­thèse phi­lo­so­phique et théo­lo­gique de celles-ci, il res­te­rait à s’intéresser à la genèse de la notion de digni­té humaine, notion clé dans l’échange réa­li­sé avec la vul­gate démo­cra­tique occi­den­tale, loin­tai­ne­ment emprun­tée à Kant, deve­nue le pont sup­po­sé pos­sible entre chris­tia­nisme et moder­ni­té. Aujourd’hui force est de consta­ter la fra­gi­li­té de ce pont, à cause des dif­fé­rentes manières dont la notion de digni­té a été ins­tru­men­ta­li­sée – la digni­té de la femme « libre de son ventre », la vie han­di­ca­pée indigne d’être vécue, la « mort dans la digni­té », etc. – mais aus­si en rai­son des consé­quences aux­quelles donne lieu une abso­lu­ti­sa­tion de la notion, dont le résul­tat est de vider de sens l’échelle des valeurs et des mérites, de recon­naître un droit égal à celui qui cherche sin­cè­re­ment la véri­té et à celui qui s’y refuse en pleine conscience.

Bien d’autres consé­quences ont décou­lé de ces nou­velles options et de leur inter­pré­ta­tion ulté­rieure, qui en a déve­lop­pé lar­ge­ment les pré­misses. Par­mi les plus évi­dentes, la fin bru­tale des espaces de chré­tien­té qui sub­sis­taient et l’éclatement des ins­ti­tu­tions s’étant défi­nies jusqu’alors comme catho­liques, syn­di­cats, uni­ver­si­tés, mou­ve­ments de jeu­nesse… Certes, il ne convient pas de tom­ber dans le sophisme post hoc, ergo prop­ter hoc : parce que tel évé­ne­ment est sur­ve­nu après tel autre, c’est qu’il en est la consé­quence néces­saire. Mais contrai­re­ment à une idée reçue, cette décom­po­si­tion des espaces de chré­tien­té ne résulte pas prin­ci­pa­le­ment des révoltes étu­diantes de 1968, sinon mar­gi­na­le­ment. Toutes les études montrent qu’il s’est agi de pas­sages rapides à la socié­té maté­ria­liste, à laquelle aspi­raient déjà les élites éco­no­miques et intel­lec­tuelles, et qui ont consi­dé­ré les nou­velles options conci­liaires comme un « feu vert », d’autant plus aisé­ment que la par­tie la plus active du cler­gé s’efforçait en ce sens, par conni­vence ou pour d’autres motifs. De ce moment date un écla­te­ment mar­qué aus­si bien par la théo­lo­gie de la libé­ra­tion que par la par­ti­ci­pa­tion à l’aile la plus avan­cée de la moder­ni­sa­tion libé­rale. Plus que de plu­ra­lisme, il convien­drait donc de par­ler d’enfouissement, non pas dans les cata­combes, mais dans les avant-gardes de la moder­ni­té.

D’autres effets induits sont plus dis­crets en appa­rence, mais non moins pro­blé­ma­tiques, qu’il s’agisse de la révi­sion en termes uti­li­ta­ristes du concept de bien com­mun ou d’un trans­fert de signi­fi­ca­tion théo­lo­gique de la sei­gneu­rie du Christ sur les socié­tés humaines, ren­voyée au-delà de la fin des temps. Ques­tions abs­traites dira-t-on, et pour­tant déter­mi­nantes, d’abord du point de vue de la véra­ci­té du dis­cours de la foi, ensuite de celui de l’identité chré­tienne mena­cée d’exclusion dans le cli­mat nou­veau de la moder­ni­té tar­dive, dont les carac­té­ris­tiques sont la confu­sion des valeurs et le rela­ti­visme.

Tout cela est aujourd’hui res­sen­ti, par­fois abor­dé à demi-mots, mais pas encore pris en sérieuse consi­dé­ra­tion. On a sou­vent l’impression que le dis­cours de l’époque – loin­taine – du concile est repris par défaut, même si l’on est très conscient qu’il n’a pas atteint ses objec­tifs, mais sans que l’on sache très bien ce qui pour­rait le rem­pla­cer. C’est le signe de la conscience d’une impasse, dans le temps même où les struc­tures des socié­tés occi­den­tales se trouvent elles-mêmes aux prises avec des fac­teurs de désa­gré­ga­tion dif­fi­ci­le­ment conte­nus et lais­sant entre­voir des len­de­mains tota­li­taires ou/et chao­tiques.

A cet égard, deux ten­dances dis­tinctes coexistent, l’une ayant pour effet de retar­der indé­fi­ni­ment le réexa­men des don­nées, l’autre pour se can­ton­ner dans de pures spé­cu­la­tions. La pre­mière de ces ten­dances relève de ce que l’on pour­rait appe­ler une culture clé­ri­cale du poli­tique, bien anté­rieure au der­nier concile mais qui a per­sis­té depuis mal­gré quelques inflé­chis­se­ments. De longue date, en effet, la ques­tion poli­tique a été regar­dée sous un angle par­ti­cu­lier, celui de la liber­té de com­mu­ni­ca­tion des clercs avec les fidèles, de la libre ouver­ture de lieux de culte et d’éducation, de la pos­si­bi­li­té de s’adresser à la socié­té dans des condi­tions pro­pices, et par voie de consé­quence, de la reven­di­ca­tion d’un res­pect de la mora­li­té publique. Ce n’est que sur ce noyau prin­ci­pal que se sont gref­fées, au gré des cir­cons­tances, des consi­dé­ra­tions annexes telles que l’entente étroite avec le bras sécu­lier et l’acceptation de pri­vi­lèges, ou inver­se­ment, la recherche d’une cer­taine sta­bi­li­té de rap­ports par le biais de concor­dats. Cette approche ins­ti­tu­tion­nelle a lais­sé de côté la consi­dé­ra­tion de la nature propre des sys­tèmes poli­tiques, ayant ten­dance à consi­dé­rer ceux-ci comme indif­fé­rents – l’Eglise admet, dit-on encore aujourd’hui, toute forme de régime poli­tique pour­vu que soit sauf le bien com­mun, actuel­le­ment iden­ti­fié avec l’ordre public et les droits de l’homme. Même l’actuelle cano­ni­sa­tion de la démo­cra­tie ne semble être qu’une consé­quence indi­recte de l’option fon­da­men­tale conci­liaire, une ques­tion de diplo­ma­tie en quelque sorte. Or l’indifférentisme poli­tique est un obs­tacle, un pré­con­cept inter­di­sant d’entrer dans le vif de la com­pré­hen­sion de la nature et du fonc­tion­ne­ment réels du sys­tème poli­tique auquel on est confron­té.

Un autre obs­tacle est l’intellectualisme. Il est ten­tant de cher­cher des voies inter­mé­diaires, qui per­met­traient d’éviter les révi­sions déchi­rantes, de cor­ri­ger le tir sans s’écarter des prin­cipes adop­tés à par­tir de 1965. De manière symp­to­ma­tique, plu­sieurs ten­ta­tives ont été effec­tuées dans les der­nières années, soit pour pen­ser des modèles de sub­sti­tu­tion, soit pour tirer pro­fit de l’exclusion sociale de l’Eglise et pro­po­ser de trans­for­mer celle-ci en « ins­tance cri­tique », après avoir un temps ima­gi­né qu’elle pour­rait être hono­rée au titre de son exper­tise en huma­ni­té. C’est ain­si que du temps de Benoît XVI, le modèle amé­ri­cain – idéa­li­sé de manière ana­chro­nique – a été pré­sen­té comme la solu­tion la plus favo­rable, par oppo­si­tion au modèle jaco­bin : Locke plu­tôt que Rous­seau. Cela dit, à titre per­son­nel, Joseph Rat­zin­ger s’est tou­jours mon­tré très défiant envers la poli­tique, consi­dé­rée au mieux comme le domaine du moindre mal et du com­pro­mis. Cela ne l’a pas empê­ché d’introduire une dis­cus­sion autour du concept de laï­ci­té, lar­ge­ment reprise, oppo­sant au laï­cisme agres­sif d’origine jaco­bine la voie moyenne que consti­tue­rait une « nou­velle » laï­ci­té « ouverte » et « posi­tive ». Sur un ter­rain plus théo­rique, d’autres ont cher­ché à recons­ti­tuer l’histoire phi­lo­so­phique, en ima­gi­nant l’existence pos­sible d’une « autre moder­ni­té », dans une ligne de pen­sée qui rejoint en fait le thème domi­nant du libé­ra­lisme catho­lique du XIXe siècle. Toutes ces construc­tions ont en com­mun de cher­cher à esqui­ver l’affrontement, et de demeu­rer dépen­dantes d’un sys­tème par lui-même dis­sol­vant. C’est peut-être la rai­son pour laquelle on a vu refleu­rir des approches anti­po­li­tiques, pour­tant clas­sées sous le vocable de « nou­velles théo­lo­gies poli­tiques », pui­sant leur ins­pi­ra­tion auprès de pen­seurs issus de rameaux radi­caux de la Réforme, ou influen­cés par l’Eglise confes­sante alle­mande face à Hit­ler. Il en résulte une faveur pour un com­mu­nau­ta­risme déci­dé à ne s’intéresser au champ poli­tique que pour s’en pré­ser­ver ou le contes­ter. Rien de tout cela n’a de consis­tance concrète, et l’impasse demeure.

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Force est de consta­ter que nous nous trou­vons devant un état d’insuffisance col­lec­tive de la réflexion poli­tique, mas­quée, dans les arcanes de l’intelligentsia catho­lique, par l’acceptation majo­ri­taire des repré­sen­ta­tions de l’idéologie domi­nante, vul­gai­re­ment ran­gées dans la rubrique du « poli­ti­que­ment cor­rect ». Or ces repré­sen­ta­tions appa­raissent avec le temps tou­jours plus fausses et men­son­gères, et la « véri­té » du sys­tème aujourd’hui maître du ter­rain s’offre au grand jour à qui veut bien s’y inté­res­ser. Cette véri­té est celle d’une dic­ta­ture d’oligarchies en luttes intes­tines per­ma­nente, appuyée sur un sys­tème de pou­voir per­for­mant que pro­tège le men­songe géné­ra­li­sé de la liber­té pour tous et du droit recon­nu à cha­cun de suivre ses caprices. De très nom­breux ana­lystes ont four­ni d’innombrables maté­riaux per­met­tant de faire appa­raître cette réa­li­té, mais leur lec­ture est res­tée jusqu’ici hors de por­tée dans les milieux qui auraient dû le plus s’y inté­res­ser. L’interdiction de poser des ques­tions déran­geantes demeure vive. Pour­tant l’évolution géné­rale du monde exerce sa pous­sée. Ne convien­drait-il pas de consen­tir un effort pro­por­tion­né à la situa­tion nou­velle qui en résulte, et d’adopter une grille de com­pré­hen­sion plus ajus­tée à la réa­li­té ?

Tel est le motif pour lequel, après plu­sieurs années d’échanges et de ren­contres de tra­vail, onze auteurs – tous ayant col­la­bo­ré à des degrés divers à notre revue – viennent de faire paraître un livre inti­tu­lé Eglise et poli­tique : chan­ger de para­digme (Artège, Per­pi­gnan, sep­tembre 2013). Cette œuvre col­lec­tive vou­drait consti­tuer, par delà un indis­pen­sable bilan de départ, une invi­ta­tion à ouvrir le débat sur la néces­si­té de par­tir sur d’autres bases que celles qui nous ont conduits aux impasses pré­sentes.