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Numé­ro 120, blog de la revue, paru­tion

Georges Bur­deau, en pre­mière page de son essai La démo­cra­tie, paru en 1956, écri­vait que ce sys­tème « est aujourd’hui une phi­lo­so­phie, une manière de vivre, une reli­gion, et presque acces­soi­re­ment, une forme de gou­ver­ne­ment »… » accé­der à la pré­sen­ta­tion du der­nier numé­ro [1]

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Paru­tion : l’ou­vrage  « Eglise et poli­tique » est paru, aux édi­tions Artèges, ras­sem­blant plus de 12 contri­bu­tions d’au­teurs inter­na­tio­naux. Pré­sen­ta­tion de l’ou­vrage, com­mande, ren­cen­sions : visi­ter cette page (lien externe) [2].

couverture120Il est regret­table que l’appréciation de l’éminent juriste n’ait pas été prise en compte par ceux qui au sein des milieux ecclé­sias­tiques se sont inté­res­sés à la ques­tion poli­tique, dans la période conci­liaire et depuis. Tout au contraire, la démo­cra­tie moderne, prise au pre­mier degré comme un pro­cé­dé par­mi d’autres de dési­gna­tion des gou­ver­nants et d’exercice contrô­lé du pou­voir, est désor­mais assi­mi­lée au « meilleur régime », au sens d’Aristote, c’est-à-dire au régime per­met­tant de réa­li­ser la plus grande équi­té dans la socié­té. Plus le temps est pas­sé, plus s’est implan­tée cette idée comme une sorte d’évidence natu­relle, même si quelques res­tric­tions ont pu être émises, se rap­pe­lant que comme toute œuvre humaine, la démo­cra­tie pou­vait connaître des fai­blesses.
« L’Eglise pré­co­nise le sys­tème démo­cra­tique », lit-on ain­si dans le caté­chisme des­ti­né aux jeunes (You­cat), « parce que, de tous les sys­tèmes poli­tiques, il est celui qui offre aux citoyens les meilleures condi­tions d’égalité devant la loi et de res­pect des droits de l’homme ». Tou­te­fois, symp­tôme d’un malaise latent au moment de la publi­ca­tion de cet ouvrage (2011), celui-ci recon­naît que « l’histoire enseigne que même la démo­cra­tie n’offre pas une pro­tec­tion abso­lue contre des offenses aux droits de l’homme et à la digni­té humaine », qu’elle risque par­fois de « se chan­ger en tyran­nie de la majo­ri­té sur une mino­ri­té », et qu’enfin – reprise d’une idée sou­vent res­sas­sée due à Ernst-Wolf­gang Böckenförde – le devoir des chré­tiens est de veiller au res­pect des « valeurs, sans les­quelles une démo­cra­tie ne peut per­sis­ter ». Les deux para­graphes du n. 441 de ce caté­chisme forment ain­si un très bon conden­sé de la doc­trine poli­tique post­con­ci­liaire telle qu’elle s’est pro­gres­si­ve­ment impo­sée. Il faut ajou­ter que ce fai­sant, ils par­ti­cipent incons­ciem­ment de la « reli­gion » à laquelle fai­sait allu­sion G. Bur­deau, tant parce que You­cat, en géné­ral, est cen­sé expo­ser « l’ensemble de la foi catho­lique » aux jeunes aux­quels il se des­tine, que parce qu’on y trouve énon­cée une sorte de norme assez éton­nante, ain­si rédi­gée : « dans un Etat de droit, la démo­cra­tie n’est pos­sible que si elle recon­naît à tous leurs droits fon­da­men­taux, et que, au besoin, elle les défend contre une déci­sion de la majo­ri­té ». La démo­cra­tie (mais quelle enti­té se cache donc sous cette per­son­na­li­sa­tion abs­traite ?) pour­rait ain­si défendre une mino­ri­té quel­conque contre le prin­cipe majo­ri­taire qui en est pour­tant la face visible…
Der­rière cette rédac­tion décon­cer­tante se laisse cepen­dant devi­ner un modèle idéal – la « vraie » démo­cra­tie serait le régime des droits de l’homme, et pas seule­ment, ou pas d’abord, le pou­voir col­lec­tif illi­mi­té que la moder­ni­té a ins­ti­tué. Elle indique aus­si les élé­ments d’une cri­tique de cer­tains aspects du régime poli­tique domi­nant dans la période actuelle, selon des cri­tères supé­rieurs, les « valeurs », jus­te­ment, rame­nées aux mêmes droits de l’homme et à leur égal res­pect, droits impli­ci­te­ment pré­sen­tés comme intan­gibles.

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Le pas­sage à cette « natu­ra­li­sa­tion » de la démo­cra­tie s’est opé­ré au fil du temps, bien avant Vati­can II, à par­tir d’une dis­so­cia­tion entre prin­cipes et appli­ca­tion, dis­so­cia­tion accom­pa­gnée d’une ten­ta­tive de réorien­ta­tion séman­tique et d’une réduc­tion abs­traite de la ques­tion. Tan­dis que les prin­cipes mêmes du sys­tème poli­tique moderne avaient été très bien iden­ti­fiés, et reje­tés, au cours du XIXe siècle par les papes suc­ces­sifs, de Pie VI à Léon XIII, le lien n’a pas été opé­ré entre ces mêmes prin­cipes et les struc­tures poli­tiques les met­tant en œuvre. Plus exac­te­ment, la poli­tique pon­ti­fi­cale et clé­ri­cale en géné­ral a sui­vi une ligne constante, ins­pi­rée par le sou­ci d’assurer de manière effec­tive le maxi­mum de liber­té à l’exercice du culte, à l’enseignement chré­tien, ain­si que le res­pect des bonnes mœurs, consi­dé­rant les méca­nismes juri­di­co-poli­tiques de manière assez neutre, au cas par cas, et accor­dant bien plus d’attention aux hommes qui les animent et aux pos­si­bi­li­tés d’alliances variables selon les lieux et les moments. Une telle limi­ta­tion, asso­ciée à une tour­nure d’esprit prag­ma­tique, a conduit à mini­mi­ser constam­ment la logique consti­tu­tion­nelle aus­si bien que le sup­port social – la bour­geoi­sie – du sys­tème issu des Lumières ; elle n’a pas empê­ché par­fois de por­ter un inté­rêt à cer­taines orga­ni­sa­tions telles que la franc-maçon­ne­rie, mais c’était alors en tant qu’initiatives nées de ce qu’on appel­le­rait aujourd’hui la socié­té civile, sans éta­blir là non plus de lien ins­ti­tu­tion­nel entre les socié­tés de pen­sée et l’appareil d’Etat qu’elles s’appropriaient, comme plus tard le feront les par­tis com­mu­niste et natio­nal-socia­liste avec l’Etat sovié­tique et le Reich. L’épisode fran­çais du Ral­lie­ment (1892) est de ce point de vue très carac­té­ris­tique, puisque Léon XIII, en pous­sant les catho­liques à faire bloc pour élire de bons légis­la­teurs, visait non pas tant la trans­for­ma­tion des struc­tures juri­di­co-poli­tiques – qu’il vou­lait consi­dé­rer comme indif­fé­rentes – que la pos­si­bi­li­té maté­rielle, en l’état sup­po­sé des règles internes du sys­tème alors en vigueur, de confec­tion­ner de bonnes lois, au moins pour un temps.
C’est par le biais de l’apparition des pre­mières ten­ta­tives de par­tis démo­crates-chré­tiens, à la join­ture des XIXe et XXe siècles, que s’opéra en outre un jeu séman­tique riche de consé­quences jusqu’à aujourd’hui, un jeu cepen­dant qui ne fait que pro­lon­ger, dans le domaine du lan­gage, la dis­jonc­tion entre ins­pi­ra­tion et moda­li­tés de réa­li­sa­tion de la moder­ni­té poli­tique. Léon XIII en arri­va à ten­ter d’imposer un chan­ge­ment de sens à l’expression nais­sante de démo­cra­tie chré­tienne : « Sans doute, la démo­cra­tie, d’après l’étymologie même du mot et l’usage qu’en ont fait les phi­lo­sophes, indique le régime popu­laire ; mais, dans les cir­cons­tances actuelles, il ne faut l’employer qu’en lui ôtant tout sens poli­tique, et en ne lui atta­chant aucune autre signi­fi­ca­tion que celle d’une bien­fai­sante action chré­tienne par­mi le peuple » (ency­clique Graves de com­mu­ni, 1901). Contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait sup­po­ser, il semble que cette ten­ta­tive cher­chant à rame­ner le concept de démo­cra­tie chré­tienne à celui d’action cha­ri­table n’ait pas été moti­vée par la volon­té de contrô­ler le détour­ne­ment d’un ral­lie­ment ins­tru­men­tal au pro­fit d’un véri­table ral­lie­ment aux prin­cipes de 1789 – ce que dési­raient les démo­crates-chré­tiens réels –, mais par celle de conju­rer les occa­sions de divi­sions entre les catho­liques, han­tise de longue date de Léon XIII : « En effet, les pré­ceptes de la nature et de l’Evangile étant, par leur auto­ri­té propre, au-des­sus des vicis­si­tudes humaines, il est néces­saire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gou­ver­ne­ment civil ; ils peuvent pour­tant s’accommoder de n’importe laquelle de ces formes, pour­vu qu’elle ne répugne ni à l’honnêteté ni à la jus­tice. » La for­mule sera très sou­vent reprise avec quelques variantes.
Cette suite immé­diate de la pré­cé­dente cita­tion fait res­sor­tir le troi­sième aspect de cette appré­hen­sion très par­ti­cu­lière du pro­blème poli­tique de la démo­cra­tie moderne, consis­tant à rame­ner celle-ci à une forme de régime poli­tique par­mi d’autres, et donc à la pla­cer en conti­nui­té avec les figures his­to­riques des assem­blées déli­bé­rantes connues dans l’antiquité grecque ou les socié­tés tra­di­tion­nelles. Cette manière de pas­ser du concret à l’abstrait, qui semble avoir eu à l’origine des motifs d’opportunité, a pris la forme d’un pos­tu­lat non cohé­rent avec le rejet méta­phy­sique des prin­cipes du sys­tème moderne. En revanche elle a per­mis de ren­for­cer la dis­so­cia­tion, pas­sée aujourd’hui en lieu com­mun, entre légi­ti­mi­té de prin­cipe et dévoie­ment acci­den­tel.
Le concile Vati­can II s’en est tenu à une ver­sion mini­male, du moins de manière directe. L’adhésion à la démo­cra­tie libé­rale y est expri­mée de manière conven­tion­nelle et rapide, qui plus est sans le mot, dans le docu­ment ad hoc, la « consti­tu­tion pas­to­rale » Gau­dium et spes, para­graphes 75 et 76. Le texte s’appuie sur le mes­sage de Noël 1944, dans lequel Pie XII – voyant arri­ver l’inquiétant par­tage entre « monde libre » sous influence amé­ri­caine et monde com­mu­niste – pre­nait en appa­rence le par­ti du moindre mal et optait pour une « saine » démo­cra­tie. Cepen­dant ce dis­cours, outre le fait qu’il dres­sait un tel por­trait des ver­tus requises chez les repré­sen­tants du peuple qu’il anéan­tis­sait le sys­tème des par­tis, pré­ten­dait récu­ser les fon­de­ments mêmes de l’ordre démo­cra­tique moderne : « Une saine démo­cra­tie fon­dée sur les prin­cipes immuables de la loi natu­relle et des véri­tés révé­lées sera réso­lu­ment contraire à cette cor­rup­tion qui attri­bue à la légis­la­tion de l’Etat un pou­voir sans frein ni limites, et qui, mal­gré de vaines appa­rences contraires, fait aus­si du régime démo­cra­tique un pur et simple sys­tème d’absolutisme. L’absolutisme d’Etat (qui ne sau­rait se confondre, comme tel, avec la monar­chie abso­lue, dont il n’est pas ques­tion ici) consiste en effet dans le prin­cipe erro­né que l’autorité de l’Etat est illi­mi­tée, et qu’en face d’elle, même quand elle donne libre cours à ses vues des­po­tiques en dépas­sant les fron­tières du bien et du mal, on n’admet aucun appel à une loi supé­rieure qui oblige mora­le­ment. » L’équivoque autour du sens des mots était entière, mais elle agréait de fait le mou­ve­ment d’adhésion lan­cé dans le sillage de Jacques Mari­tain en faveur de la démo­cra­tie libé­rale. Dans les années 1980, la réfé­rence ver­bale à la démo­cra­tie se bana­li­se­ra, sans pour autant lever le doute sur une adhé­sion sin­cère et totale au régime poli­tique de la moder­ni­té tar­dive, lui-même sou­mis à l’emballement de sa logique interne de déve­lop­pe­ment et pro­vo­quant les pro­tes­ta­tions de Jean-Paul II sur la « culture de mort » puis celles de Benoît XVI sur les « valeurs non négo­ciables ».
En réa­li­té, il ne pou­vait en être autre­ment. La démo­cra­tie moderne repose sur le plu­ra­lisme des opi­nions – celles des indi­vi­dus, celles des par­tis – et ne sau­rait admettre quelque véri­té supé­rieure. Elle est rela­ti­viste par essence. « Cha­cun relève si bien de lui seul qu’il n’est d’aucune façon sou­mis à l’autorité d’autrui ; il peut, en toute liber­té, pen­ser sur toute chose ce qu’il veut, faire ce qui lui plaît »… Léon XIII (Immor­tale Dei, 1885) voyait ain­si dans le « droit nou­veau » fon­dé sur de tels prin­cipes la racine du désordre moderne, et pas seule­ment dans la seule sphère reli­gieuse.
Le der­nier concile n’a pas enten­du prendre le contre-pied direct de tels juge­ments néga­tifs, même si, confor­mé­ment aux vœux expri­més par Jean XXIII dans son dis­cours d’ouverture, il a pris soin de les pas­ser sous silence au pro­fit d’affirmations plus posi­tives. A ain­si été réaf­fir­mé le devoir pour tout homme de cher­cher la véri­té, avant tout en matière reli­gieuse, et l’ayant trou­vée, de s’y tenir (Digni­ta­tis huma­nae, 2, 2). Cepen­dant en argu­men­tant à par­tir d’une notion abso­lu­ti­sée de la digni­té humaine, le Concile a été conduit, au moment même où il affir­mait ce devoir, à requé­rir des légis­la­teurs qu’ils garan­tissent dans le droit posi­tif non seule­ment la libre recherche de la véri­té, mais aus­si le libre refus de la cher­cher et la libre volon­té de ne pas s’y confor­mer, ce qui revient à accep­ter le fon­de­ment prin­ci­pal du plu­ra­lisme démo­cra­tique dans ce qu’il a de pire : « […] le droit à cette exemp­tion de toute contrainte per­siste en ceux-là mêmes qui ne satis­font pas à l’obligation de cher­cher la véri­té et d’y adhé­rer ; son exer­cice ne peut être entra­vé, dès lors que demeure sauf un ordre public juste » (ibid). C’est par ce codi­cille qu’est arri­vée dans le nou­veau cor­pus de la « doc­trine sociale de l’Eglise » l’exigence de démo­cra­tisme, tan­dis que para­doxa­le­ment, la démo­cra­tie, entrant dans la post­mo­der­ni­té, com­men­çait à dévoi­ler sa véri­table nature. Aujourd’hui, alors que la concep­tion juri­dique qui pré­vaut est celle du « droit en dou­ceur » vou­lant que la loi recon­naisse les dési­rs les plus déviants pour peu qu’ils s’expriment, on mesure la gêne cau­sée par cette manière de rai­son­ner.

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La posi­tion issue de ce pas ini­tial mais déter­mi­nant est en effet très faible, car elle a été adop­tée à un moment où l’idée domi­nante par­mi les pères conci­liaires était celle d’un modèle amé­ri­cain sty­li­sé, ce modèle que Jacques Mari­tain s’était employé à exal­ter dans ses Réflexions sur l’Amérique (parues en 1959), de même que son dis­ciple John Court­ney Mur­ray, l’un des prin­ci­paux ins­pi­ra­teurs de Digni­ta­tis huma­nae. Selon eux, tan­dis que la Guerre froide se pour­sui­vait, le régime amé­ri­cain était la pana­cée per­met­tant de ser­vir « Dieu et la liber­té ». Depuis les choses ont pas­sa­ble­ment chan­gé, venant nuan­cer, pour le moins, l’image débon­naire et tolé­rante d’un sys­tème pris entre appé­tit insa­tiable de domi­na­tion mon­diale et implo­sion.
En réa­li­té, quelle que soit la moda­li­té de réa­li­sa­tion – démo­cra­tie libé­rale par­ti­to­cra­tique, social-démo­cra­tie jaco­bine ou tech­no­cra­tique, démo­cra­tie popu­laire – le sys­tème poli­tique de la moder­ni­té suit le cours de celle-ci, par nature évo­lu­tif. Ce carac­tère est inhé­rent à la pré­ten­tion ori­gi­naire de rompre avec le pas­sé « hété­ro­nome », pré­ten­du­ment sou­mis aux déter­mi­nismes natu­rels, en fait à l’ordre créé, afin de refaire le monde et l’humanité dans la plus par­faite « auto­no­mie ». La geste moderne se déploie ain­si dans une fuite en avant sans autre issue que la confu­sion d’une immense Babel. Il n’est donc pas éton­nant de consta­ter que le moment clas­sique, si l’on peut dire, de la moder­ni­té poli­tique, avec son res­pect des pro­cé­dures, son Etat ter­ri­to­rial uni­fié, sa reli­gion d’utilité publique et son indé­pen­dance jalouse, est main­te­nant dépas­sé. D’autres figures d’organisation sont appa­rues, qu’il faut s’efforcer de com­prendre si l’on ne veut pas en res­ter aux repré­sen­ta­tions liées aux situa­tions caduques. Plus le temps passe, plus se révèle au grand jour, avec cynisme même, la véri­té pro­fonde d’un sys­tème en trompe‑l’œil, cen­sé repo­ser sur la par­ti­ci­pa­tion du peuple aux affaires publiques mais en réa­li­té fon­ciè­re­ment oli­gar­chique, fonc­tion­nant désor­mais dans une opa­ci­té bien plus grande que par le pas­sé, et offrant un cadre plus pro­pice que jamais à l’activité de mino­ri­tés idéo­lo­giques et de groupes mafieux. Face à ces muta­tions, l’approche poli­tique qui s’est déve­lop­pée à par­tir du noyau conci­liaire se trouve désor­mais en déca­lage fla­grant avec la réa­li­té. Elle ne tient pas compte des struc­tures de pou­voir mais seule­ment des inten­tions et réduit donc un pro­blème poli­tique à une suite d’idées et de repré­sen­ta­tions ins­ti­tu­tion­nelles abs­traites et inac­tuelles. Du point de vue métho­do­lo­gique, l’une des rai­sons de cette carence est que les trois élé­ments que sont l’idéologie (ou la phi­lo­so­phie poli­tique), les struc­tures (règles écrites et sur­tout non écrites, si faciles à oublier et pour­tant essen­tielles) et le sup­port social sont trai­tés sépa­ré­ment et avec dis­tance. Cette perte de vue, ou cette absence de consi­dé­ra­tion de l’unité fon­da­men­tale entre ces aspects est d’autant plus dan­ge­reuse qu’il s’agit, comme on l’a dit, d’un ensemble en évo­lu­tion. Les consé­quences inévi­tables en sont le main­tien d’un argu­men­taire fait de géné­ra­li­tés mora­li­santes et son inté­gra­tion subal­terne au dis­cours fac­tice par lequel l’ordre éta­bli pré­tend se légi­ti­mer. Il fau­drait ajou­ter à tout cela l’acceptation presque immé­diate du recours à des néo­lo­gismes ou des accep­tions nou­velles qui sont rare­ment neutres, par exemple en uti­li­sant sans dis­cer­ne­ment des mots comme « gou­ver­nance », « socié­té civile », « démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive », etc.
Pour sur­mon­ter la force des habi­tudes, nées des héri­tages tenaces du pas­sé aux­quels se sont asso­ciées les attaches irra­tion­nelles au mythe libé­ral-catho­lique, il est bien pos­sible que la mon­tée actuelle de l’hostilité anti­chré­tienne, jointe à la vision immé­diate d’un sys­tème poli­tique entré dans une méta­mor­phose pleine de périls puissent ser­vir à réveiller les esprits plu­tôt qu’à les para­ly­ser. Un tel réveil est vital.