Revue de réflexion politique et religieuse.

Un cli­mat de réforme ?

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Un chan­ge­ment de style – d’une impor­tance accor­dée aux idées à une pri­mau­té de la pas­to­rale, entre autres – peut-il entraî­ner la mise en désué­tude de la ques­tion de l’herméneutique des textes conci­liaires ? C’est peut-être en ce sens qu’a vou­lu s’exprimer le car­di­nal Kas­per, dans un long article publié par L’Osservatore Roma­no (12 avril der­nier) bros­sant un tableau chro­no­lo­gique de la récep­tion du concile. Il le concluait par les pro­pos sui­vants : « Dans une telle situa­tion nous ne pou­vons pas nous pré­oc­cu­per que des effets sociaux, cultu­rels et poli­tiques de la foi, consi­dé­rant la foi en Dieu comme une pré­misse évi­dente. Il ne suf­fit pas non plus de n’avoir sou­ci que des ques­tions de réforme internes à notre Eglise ; celles-ci n’intéressent que les insi­ders. Les per­sonnes de l’extérieur, dans le « par­vis des Gen­tils », ont d’autres ques­tions : d’où est-ce que je viens et où est-ce que je vais ? Pour­quoi et en vue de quelle fin est-ce que j’existe ? Pour­quoi le mal, pour­quoi la souf­france dans le monde ? Pour­quoi dois-je souf­frir ? Com­ment puis-je trou­ver le bon­heur, où trou­ver quelqu’un qui me soit proche, me com­prenne, me récon­forte, me donne un peu d’espérance ? » On peut noter la for­mule selon laquelle les ques­tions de réforme interne de l’Eglise n’ont d’intérêt que pour les gens de l’intérieur. Qu’en pen­sez-vous ?

La ques­tion est com­plexe et pour qu’elle n’apparaisse pas confuse, la réponse doit être suf­fi­sam­ment arti­cu­lée. Je com­mence donc rapi­de­ment par le chan­ge­ment de style. Au-delà de l’unité sub­stan­tielle sub­sis­tant en tout pon­tife, il est évi­dem­ment inévi­table que le style de l’un se dif­fé­ren­cie de celui d’un autre et de tous les autres. Chaque pape, en effet, est appe­lé par Dieu à exer­cer la charge pon­ti­fi­cale dans le sillage d’une tra­di­tion qui, étant sub­stan­tiel­le­ment iden­tique, requiert que d’époque en époque les papes agissent dans le res­pect de la conti­nui­té et de l’adaptabilité. Cela, en soi – et donc, admet­tons la pos­si­bi­li­té en sens contraire par acci­dent – ne met pas en péril l’herméneutique du cor­pus conci­liaire, lequel, pro­ve­nant jus­te­ment d’un concile œcu­mé­nique, pos­sède en lui-même les cri­tères her­mé­neu­tiques de sa propre inter­pré­ta­tion et mise en œuvre. Tout concile a cer­tai­ne­ment un rap­port avec l’époque au cours de laquelle il a été réuni, mais il ne s’y empri­sonne pas. Sur le plan doc­tri­nal il ne vaut pas pour une époque ou une autre, mais pour toutes. Autre­ment tout concile s’historiciserait au point de deve­nir la voix non pas de l’Eglise mais seule­ment d’une de ses phases his­to­riques. Ce serait là une inter­pré­ta­tion his­to­ri­ciste, mais on sait très bien que l’historicisme fait par­tie des erreurs condam­nées par le magis­tère ecclé­sias­tique. Il me semble que le texte du car­di­nal Kas­per que vous citez va dans une autre direc­tion, excluant de se pré­oc­cu­per des seules retom­bées sociales de la foi pour pri­vi­lé­gier plu­tôt l’attention au « par­vis des gen­tils » où résonnent les inter­ro­ga­tions de fond et de tou­jours. Per­sonne d’ailleurs ne peut oublier que c’est la droite rai­son qui répond, en pre­mière ins­tance, à de telles inter­ro­ga­tions. Cepen­dant, en consi­dé­rant la chose du point de vue de l’histoire du salut, on ajou­te­ra que la seule rai­son ne suf­fit pas, ou pas tou­jours de manière adé­quate, mais bien la rai­son éclai­rée par la foi. Et même dans ce cas, non pas avec la pré­ten­tion de four­nir des solu­tions uni­voques ou de pro­non­cer le der­nier mot, mais seule­ment avec la ten­ta­tive de coor­don­ner l’histoire et la révé­la­tion, la nature et la grâce.
La ques­tion de la réforme de l’Eglise est en revanche beau­coup plus déli­cate, et déjà en consé­quence de la signi­fi­ca­tion non uni­voque du mot « réforme ». Il peut en effet signi­fier un retour à la « forme » ini­tiale, ou bien l’assomption d’une forme nou­velle ; il peut même faire allu­sion à une nou­velle Eglise. Le mot « forme » lui-même peut induire en erreur parce que dans ce contexte il ne signi­fie pas l’extériorité visible et contrô­lable d’un objet unique, mais son degré de per­fec­tion onto­lo­gique. Il est évident que per­sonne ne devrait jamais pen­ser à une réforme de l’Eglise telle qu’on pour­rait la confi­gu­rer onto­lo­gi­que­ment de manière sub­stan­tiel­le­ment nou­velle et dif­fé­rente. Il sem­ble­rait, en outre, évident que seule la direc­tion de l’Eglise devrait s’intéresser à une réforme ecclé­sias­tique, et non pas l’opinion publique, dépour­vue, comme elle l’est, d’éléments déci­sifs de juge­ment. L’argument, pour cette rai­son, n’appartient pas aux jour­na­listes ni aux fai­seurs d’opinion, ni à l’opinion publique : il relève de l’Eglise et c’est à l’Eglise de le pen­ser. Il en résulte que la requête de réformes ecclé­sias­tiques, le recours à des réfor­ma­teurs et la consti­tu­tion d’organismes ayant cet objec­tif consti­tuent autant de fonc­tions usur­pées enle­vées à l’Eglise elle-même à qui seule il appar­tient de por­ter un juge­ment de réforme et de le mettre en œuvre.
L’argument des cin­quante années de crise est tel qu’il requer­rait la réa­li­sa­tion d’un trai­té pour seule­ment le mettre au point. Tel qu’il est énon­cé, il court le risque d’être super­fi­ciel. Que dans les cin­quante années écou­lées depuis la fin du der­nier concile beau­coup de ce qui s’est pré­sen­té comme de la théo­lo­gie n’ait été que « de la paille », on peut bien le concé­der. Des théo­lo­giens authen­tiques et leurs œuvres ont com­blé cette lacune pen­dant la même période, et il faut en tenir compte, car c’est un devoir de jus­tice.

Un déclas­se­ment du pro­blème her­mé­neu­tique du concile pour­rait être ima­gi­né si reflo­ris­sait aujourd’hui la théo­lo­gie, après tant d’années de crise, sinon de sur­vie. Ce serait peut-être une manière de « lais­ser les morts enter­rer les morts » (Mt 8, 22). Mais aujourd’hui n’est-il pas dif­fi­cile de pen­ser que les condi­tions sont réunies, sans comp­ter qu’il res­te­rait à por­ter un juge­ment sur un pas­sé qui, certes, n’est pas encore pas­sé et nous imprègne encore de par­tout ?

Oui, le « pas­sé » n’est pas encore pas­sé, en ce sens que son déve­lop­pe­ment est encore en acte. Nous n’avons donc pas tous les élé­ments de juge­ment pour une vision et une consi­dé­ra­tion d’ensemble du pro­blème.
Cepen­dant un demi-siècle n’est pas un mois ni une semaine. Le laps de temps allant du concile à aujourd’hui est tel que son « expé­ri­men­ta­tion » est désor­mais à consi­dé­rer du point de vue rétros­pec­tif. Je veux dire que, au moins pour l’essentiel, c’est un fait accom­pli. Si cin­quante ans ne suf­fi­saient pas même pour don­ner forme et conte­nu à l’essentiel, nous devrions bais­ser pavillon et nous convaincre d’une absur­di­té : l’impossibilité de réa­li­ser effec­ti­ve­ment les dis­po­si­tions éta­blies par Vati­can II. Mal­heur alors si devait pré­va­loir dans l’Eglise le prin­cipe énon­cé dans Mat­thieu 8, 20 : Vati­can II est pour la vie de l’Eglise et comme tel doit être étu­dié, pré­sen­té, mis en acte. En phase d’étude, on pour­ra et devra en consta­ter les résul­tats sus­cep­tibles de dis­cus­sion ; et s’il s’y trouve quelque chose de dis­cu­table, alors on pour­ra et on devra le dis­cu­ter. Ce qui ne peut être accep­té, c’est le dés­in­té­rêt pour cela ou son refus a prio­ri.

Après tant d’années d’omerta et de pra­tique de la langue de bois au sujet du concile,imposer silence au débat intel­lec­tuel ne pour­rait-il pas pro­vo­quer l’affaiblissement ou le mépris de la méta­phy­sique et de la théo­lo­gie dog­ma­tique, et réci­pro­que­ment pro­mou­voir le pié­tisme au sein de l’Eglise ?

Pour répondre avec une cer­taine per­ti­nence, il fau­drait pré­ci­ser dans quel sens sont uti­li­sées les expres­sions « omer­ta » et « langue de bois ». Si la langue de bois désigne le lan­gage qui dit une chose pour qu’on en com­prenne une autre en même temps que pour la mas­quer, elle a bien des liens avec l’omerta. Mais il ne me semble pas qu’une telle omer­ta dépende des com­por­te­ments ambi­gus que l’on peut ran­ger dans la caté­go­rie de la langue de bois. En revanche il n’est pas dou­teux que dans la phase post­con­ci­liaire, et en par­tie à cause de la res­pon­sa­bi­li­té du concile lui-même, il se soit dif­fu­sé arti­fi­ciel­le­ment un cli­mat dans lequel le débat théo­lo­gique, sans être empê­ché, a revê­tu un sens réso­lu­ment uni­voque, et, ajou­te­rais-je, des­truc­teur pour des motifs qui ne relèvent ni de l’omerta ni de la langue de bois. Cela étant mis en évi­dence, j’ajouterai que si le silence intel­lec­tuel était l’effet d’une volon­té de faire taire, il n’en résul­te­rait pas que la mort de la théo­lo­gie mais même celle de la capa­ci­té et de la liber­té de pen­ser. Exac­te­ment comme la ques­tion le laisse sup­po­ser. Et si cela arri­vait par suite d’un mépris expli­cite ou impli­cite de la méta­phy­sique et de la théo­lo­gie dog­ma­tique, la contre­par­tie pour­rait effec­ti­ve­ment être celle du pié­tisme, dans le pire sens et non dans le sens bien plus noble qui a carac­té­ri­sé une par­tie de l’histoire de la Réforme. J’ajoute tou­te­fois que cela me paraît pure­ment hypo­thé­tique. De vraies et propres impo­si­tions du silence sont absentes de l’horizon théo­lo­gique d’aujourd’hui, soit parce que l’autorité qui pour­rait les déci­der – à de raris­simes excep­tions près à mar­quer d’une pierre blanche – se tait olym­pi­que­ment, lais­sant la porte ouverte à toutes les aven­tures théo­lo­giques, soit alors parce que le débat intel­lec­tuel lui-même se nour­rit de confron­ta­tions et les pro­voque.

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