Objection de conscience ou révolte politique ? Retour sur la Rose Blanche
A l’initiative d’Otto Aicher, un petit journal paraît dans leur cercle, Windlicht ; chacun peut y écrire des essais, des poèmes, des réflexions personnelles. Hans écrit, entre autres, une très belle méditation sur le saint Suaire de Turin : « oui, dire que c’est par la technique que cette image a été révélée, cette même technique qui a mécanisé les armes de la guerre et aujourd’hui même célèbre ses triomphes sur l’humanité. Claudel parle d’une « seconde résurrection », la résurrection du Christ pour le XXe siècle. »
Au début de 1942, ils trouvent à plusieurs reprises dans leur boîte aux lettres des feuilles ronéotypées contenant des extraits de sermons de Mgr von Galen, évêque de Münster. « Dans la prière et dans la pénitence sincère, prions pour que la rémission et la pitié de Dieu puissent descendre sur nous, sur notre ville, notre pays et notre cher peuple allemand. Mais avec ceux qui continuent à provoquer le jugement de Dieu, qui blasphèment notre foi, qui dédaignent les commandements de Dieu, qui font cause commune avec ceux qui aliènent nos jeunes au christianisme, qui volent et bannissent nos religieux, qui provoquent la mort d’hommes et de femmes innocents, nos frères et nos sœurs, avec tous ceux-là nous éviterons n’importe quel rapport confidentiel, nous nous maintiendrons, nous et nos familles, hors de portée de leur influence, de peur que nous ne soyons infectés de leurs manières athées de penser et d’agir » (sermon du 3 août 1941).
La lecture de ces feuilles encourage Hans à agir. La Rose Blanche est fondée dans le plus grand secret. Elle se compose de deux membres, Hans Scholl et Alexandre Schmorell. Ils rédigent ensemble quatre tracts entre le 27 juin et le 12 juillet 1942 qui sont ronéotypés à une centaine d’exemplaires dans la cave de l’atelier de Manfred Eickmeier et envoyés, avec prière de reproduire et diffuser, à des intellectuels, écrivains, médecins, professeurs, libraires. Eickmeier, un architecte qui avait travaillé dans les régions occupées de l’Est, était depuis longtemps au courant des atrocités commises en Pologne et en Russie soviétique. Extraits des quatre premiers tracts : « Par un long système de violation des consciences, on a obligé chaque individu à se taire ou à mentir.[…] Aussi faut-il que tout individu prenne conscience de sa responsabilité en tant que membre de la civilisation occidentale chrétienne […] et empêcher que cette grande machine de guerre athée continue de fonctionner » (1er tract). « on ne peut pas discuter du nazisme ni s’opposer à lui par une démarche de l’esprit car il n’a rien d’une doctrine spirituelle […] Le dernier sursaut exigera toutes nos forces. La fin sera atroce, mais si terrible qu’elle doive être, elle est moins redoutable qu’une atrocité sans fin […] Depuis la mainmise sur la Pologne, trois cent mille Juifs de ce pays ont été abattus comme des bêtes ». « Un ouvrage écrit dans l’allemand le plus laid qu’on puisse lire, et qu’un peuple de penseurs et de poètes a pris pour bible »(2me tract, à propos de Mein Kampf). « L’ordre politique doit présenter une analogie avec l’ordre divin, et la Civitas Dei est le modèle absolu dont il lui faut, en définitive, se rapprocher […] Notre « Etat » actuel est la dictature du mal. […] Cette résistance n’a qu’un impératif : abattre le national-socialisme »(3me tract). « Il faut bien mener le combat contre l’état de terreur instauré par le national-socialisme avec des moyens rationnels ; mais celui qui doute encore de l’existence réelle des puissances démoniaques ne peut pas saisir ce qu’a de métaphysique l’arrière-plan de cette guerre […] Certes, l’homme est libre, mais sans le secours du vrai Dieu, il reste impuissant contre le mal […] Peux-tu, toi qui est chrétien, hésiter encore […] Nous indiquons expressément que la Rose Blanche n’est à la solde d’aucune puissance étrangère » (4me tract).
A partir de mai 1942, Sophie suit des cours de biologie et les cours de philosophie de Kurt Huber, un catholique, à l’université de Munich. Ses enseignements portent sur Leibniz et son temps, et, en particulier, sur la responsabilité de l’intellectuel. Le professeur sympathise avec Hans et rend souvent visite à leur cercle. Quant vient l’été, les étudiants en médecine sont affectés sur le front russe, sauf Christoph Probst qui est père de famille. Avant le départ, le petit cercle est mis dans le secret de la Rose Blanche et tous acceptent de s’y engager. Ils font étape à Varsovie au moment où commence la déportation des habitants du ghetto vers le camp de Treblinka. Hans et ses amis Alexandre Schmorell, Willi Graf et Hubert Fürtwängler sont très impressionnés par ce qu’ils voient. Dès l’hiver précédent, Willi Graf avait entendu des témoignages sur les « actions » des Einsatzgruppen (groupes d’intervention) à l’arrière du front. « Ces expériences, écrit Inge Scholl, leur avaient montré l’absolue nécessité de s’opposer à cet état gagné par la folie d’extermination ».
Début novembre, ils rentrent à Munich, et reprennent leurs études et les soirées de discussion et de lecture dans l’atelier d’Eickmeier. Le 4 février, Theodor Haecker vient à leur réunion, et lit devant vingt-cinq étudiants des extraits de ses livres. Les activités de la Rose Blanche continuent. Ils sont maintenant plus nombreux. Pendant des nuits entières, ils ronéotypent les tracts, préparent les enveloppes dans la cave de l’atelier, avec la conscience permanente du danger et surtout la douleur d’avoir à souhaiter la défaite militaire de leur pays. Leur sœur aînée écrit : « Il y avait des moments où leur devoir leur semblait vraiment surhumain, et ils perdaient courage. Il ne leur restait plus d’autre secours que d’entrer en eux-mêmes. Je crois qu’en de tels moments, ils ont pu parler librement à Dieu, à Dieu qu’ils avaient suivi dans leur jeunesse. » Un cinquième tract est reproduit à plusieurs milliers d’exemplaires et distribué fin janvier 1943. Le sixième est rédigé par Kurt Huber, après Stalingrad : « La défaite de Stalingrad a jeté notre peuple dans la stupeur. La honte pèsera pour toujours sur l’Allemagne si la jeunesse ne s’insurge pas pour écraser ses bourreaux et bâtir enfin une Europe spirituelle. »
Les membres de la Rose Blanche remplissent des valises et partent distribuer les tracts à Francfort, Stuttgart, Fribourg, Sarrebrück, Mannheim. Un ami de Hans fonde un groupe à Berlin. Le 18 février, Hans et Sophie déposent des piles du sixième tract dans les couloirs de l’université avant l’arrivée des étudiants. Dans un geste qui parait fou, Sophie jette du deuxième étage les feuilles qui lui restaient. (Ce geste est peut-être une sorte de vision prémonitoire de ce qui adviendra quelques mois plus tard, lorsque Helmut James von Moltke, fondateur du cercle de Kreisau, remettra un exemplaire du 5me tract à l’évêque d’Oslo, qui l’acheminera à Londres. Plusieurs centaines de milliers de feuilles seront larguées sur l’Allemagne à partir de juillet 1943.)
Malheureusement le concierge a vu le geste de Sophie, et les arrestations ont lieu immédiatement. Christoph Probst est arrêté le 19 février, et le 22, tous les membres du groupe sont condamnés à mort à l’issue d’un procès éclair, au cours duquel ils ont une attitude sublime alors que leurs avocats n’ont pas même ouvert la bouche. Ils sont guillotinés le jour même.
Après avoir lu son acte d’accusation, Sophie Scholl avait confié à sa compagne de cellule : « Quel beau jour, quel soleil magnifique, et moi, je dois mourir. Mais combien de jeunes gens, de garçons pleins d’espoir, sont tués sur les champs de bataille […] Qu’importe ma mort si, grâce à nous, des milliers d’hommes ont les yeux ouverts… » Précédemment, en juillet 1942, elle avait déjà écrit cette prière dans son journal : « Entre Tes mains je remets mon esprit, fais de moi du mieux que Tu peux, puisque Tu veux que nous priions et que Tu nous as chargés de prier aussi pour nos frères. Je pense pareillement à tous les autres. Amen. » Avant de mourir, Christoph Probst sera baptisé dans la religion catholique. On dit que Hans et Sophie auraient voulu eux aussi devenir catholiques. Sophie avait en tout cas une haute idée de la messe : « Hier, écrit-elle à Pâques 1942, nous nous sommes levés aux aurores, à 3 h 45, pour arriver à temps à la liturgie pascale de l’église de Söflingen. J’ai terriblement besoin de ce genre d’office […] Pour qui a la foi, ce spectacle devient une profonde expérience religieuse en soi. » Quelques mois plus tard, Kurt Huber, Willi Graf et Alexandre Schmorell seront aussi condamnés à mort.
Plusieurs années après la fin de la guerre, leur sœur Inge réfléchira sur le sens à donner aux actes de Sophie et de Hans. Elle écrira : « Héros ? Peut-on leur donner ce nom ? […] La vraie grandeur est sans doute dans cet obscur combat où, privés de l’enthousiasme des foules, quelques individus, mettant leur vie en jeu, défendent, absolument seuls, une cause autour d’eux méprisée. »