Revue de réflexion politique et religieuse.

Objec­tion de conscience ou révolte poli­tique ? Retour sur la Rose Blanche

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

A l’initiative d’Otto Aicher, un petit jour­nal paraît dans leur cercle, Wind­licht ; cha­cun peut y écrire des essais, des poèmes, des réflexions per­son­nelles. Hans écrit, entre autres, une très belle médi­ta­tion sur le saint Suaire de Turin : « oui, dire que c’est par la tech­nique que cette image a été révé­lée, cette même tech­nique qui a méca­ni­sé les armes de la guerre et aujourd’hui même célèbre ses triomphes sur l’humanité. Clau­del parle d’une « seconde résur­rec­tion », la résur­rec­tion du Christ pour le XXe siècle. »
Au début de 1942, ils trouvent à plu­sieurs reprises dans leur boîte aux lettres des feuilles ronéo­ty­pées conte­nant des extraits de ser­mons de Mgr von Galen, évêque de Müns­ter. « Dans la prière et dans la péni­tence sin­cère, prions pour que la rémis­sion et la pitié de Dieu puissent des­cendre sur nous, sur notre ville, notre pays et notre cher peuple alle­mand. Mais avec ceux qui conti­nuent à pro­vo­quer le juge­ment de Dieu, qui blas­phèment notre foi, qui dédaignent les com­man­de­ments de Dieu, qui font cause com­mune avec ceux qui aliènent nos jeunes au chris­tia­nisme, qui volent et ban­nissent nos reli­gieux, qui pro­voquent la mort d’hommes et de femmes inno­cents, nos frères et nos sœurs, avec tous ceux-là nous évi­te­rons n’importe quel rap­port confi­den­tiel, nous nous main­tien­drons, nous et nos familles, hors de por­tée de leur influence, de peur que nous ne soyons infec­tés de leurs manières athées de pen­ser et d’agir » (ser­mon du 3 août 1941).
La lec­ture de ces feuilles encou­rage Hans à agir. La Rose Blanche est fon­dée dans le plus grand secret. Elle se com­pose de deux membres, Hans Scholl et Alexandre Schmo­rell. Ils rédigent ensemble quatre tracts entre le 27 juin et le 12 juillet 1942 qui sont ronéo­ty­pés à une cen­taine d’exemplaires dans la cave de l’atelier de Man­fred Eick­meier et envoyés, avec prière de repro­duire et dif­fu­ser, à des intel­lec­tuels, écri­vains, méde­cins, pro­fes­seurs, libraires. Eick­meier, un archi­tecte qui avait tra­vaillé dans les régions occu­pées de l’Est, était depuis long­temps au cou­rant des atro­ci­tés com­mises en Pologne et en Rus­sie sovié­tique. Extraits des quatre pre­miers tracts : « Par un long sys­tème de vio­la­tion des consciences, on a obli­gé chaque indi­vi­du à se taire ou à men­tir.[…] Aus­si faut-il que tout indi­vi­du prenne conscience de sa res­pon­sa­bi­li­té en tant que membre de la civi­li­sa­tion occi­den­tale chré­tienne […] et empê­cher que cette grande machine de guerre athée conti­nue de fonc­tion­ner » (1er tract). « on ne peut pas dis­cu­ter du nazisme ni s’opposer à lui par une démarche de l’esprit car il n’a rien d’une doc­trine spi­ri­tuelle […] Le der­nier sur­saut exi­ge­ra toutes nos forces. La fin sera atroce, mais si ter­rible qu’elle doive être, elle est moins redou­table qu’une atro­ci­té sans fin […] Depuis la main­mise sur la Pologne, trois cent mille Juifs de ce pays ont été abat­tus comme des bêtes ». « Un ouvrage écrit dans l’allemand le plus laid qu’on puisse lire, et qu’un peuple de pen­seurs et de poètes a pris pour bible »(2me tract, à pro­pos de Mein Kampf). « L’ordre poli­tique doit pré­sen­ter une ana­lo­gie avec l’ordre divin, et la Civi­tas Dei est le modèle abso­lu dont il lui faut, en défi­ni­tive, se rap­pro­cher […] Notre « Etat » actuel est la dic­ta­ture du mal. […] Cette résis­tance n’a qu’un impé­ra­tif : abattre le natio­nal-socia­lisme »(3me tract). « Il faut bien mener le com­bat contre l’état de ter­reur ins­tau­ré par le natio­nal-socia­lisme avec des moyens ration­nels ; mais celui qui doute encore de l’existence réelle des puis­sances démo­niaques ne peut pas sai­sir ce qu’a de méta­phy­sique l’arrière-plan de cette guerre […] Certes, l’homme est libre, mais sans le secours du vrai Dieu, il reste impuis­sant contre le mal […] Peux-tu, toi qui est chré­tien, hési­ter encore […] Nous indi­quons expres­sé­ment que la Rose Blanche n’est à la solde d’aucune puis­sance étran­gère » (4me tract).
A par­tir de mai 1942, Sophie suit des cours de bio­lo­gie et les cours de phi­lo­so­phie de Kurt Huber, un catho­lique, à l’université de Munich. Ses ensei­gne­ments portent sur Leib­niz et son temps, et, en par­ti­cu­lier, sur la res­pon­sa­bi­li­té de l’intellectuel. Le pro­fes­seur sym­pa­thise avec Hans et rend sou­vent visite à leur cercle. Quant vient l’été, les étu­diants en méde­cine sont affec­tés sur le front russe, sauf Chris­toph Probst qui est père de famille. Avant le départ, le petit cercle est mis dans le secret de la Rose Blanche et tous acceptent de s’y enga­ger. Ils font étape à Var­so­vie au moment où com­mence la dépor­ta­tion des habi­tants du ghet­to vers le camp de Tre­blin­ka. Hans et ses amis Alexandre Schmo­rell, Willi Graf et Hubert Fürtwän­gler sont très impres­sion­nés par ce qu’ils voient. Dès l’hiver pré­cé­dent, Willi Graf avait enten­du des témoi­gnages sur les « actions » des Ein­satz­grup­pen (groupes d’intervention) à l’arrière du front. « Ces expé­riences, écrit Inge Scholl, leur avaient mon­tré l’absolue néces­si­té de s’opposer à cet état gagné par la folie d’extermination ».
Début novembre, ils rentrent à Munich, et reprennent leurs études et les soi­rées de dis­cus­sion et de lec­ture dans l’atelier d’Eickmeier. Le 4 février, Theo­dor Hae­cker vient à leur réunion, et lit devant vingt-cinq étu­diants des extraits de ses livres. Les acti­vi­tés de la Rose Blanche conti­nuent. Ils sont main­te­nant plus nom­breux. Pen­dant des nuits entières, ils ronéo­typent les tracts, pré­parent les enve­loppes dans la cave de l’atelier, avec la conscience per­ma­nente du dan­ger et sur­tout la dou­leur d’avoir à sou­hai­ter la défaite mili­taire de leur pays. Leur sœur aînée écrit : « Il y avait des moments où leur devoir leur sem­blait vrai­ment sur­hu­main, et ils per­daient cou­rage. Il ne leur res­tait plus d’autre secours que d’entrer en eux-mêmes. Je crois qu’en de tels moments, ils ont pu par­ler libre­ment à Dieu, à Dieu qu’ils avaient sui­vi dans leur jeu­nesse. » Un cin­quième tract est repro­duit à plu­sieurs mil­liers d’exemplaires et dis­tri­bué fin jan­vier 1943. Le sixième est rédi­gé par Kurt Huber, après Sta­lin­grad : « La défaite de Sta­lin­grad a jeté notre peuple dans la stu­peur. La honte pèse­ra pour tou­jours sur l’Allemagne si la jeu­nesse ne s’insurge pas pour écra­ser ses bour­reaux et bâtir enfin une Europe spi­ri­tuelle. »
Les membres de la Rose Blanche rem­plissent des valises et partent dis­tri­buer les tracts à Franc­fort, Stutt­gart, Fri­bourg, Sar­re­brück, Mann­heim. Un ami de Hans fonde un groupe à Ber­lin. Le 18 février, Hans et Sophie déposent des piles du sixième tract dans les cou­loirs de l’université avant l’arrivée des étu­diants. Dans un geste qui parait fou, Sophie jette du deuxième étage les feuilles qui lui res­taient. (Ce geste est peut-être une sorte de vision pré­mo­ni­toire de ce qui advien­dra quelques mois plus tard, lorsque Hel­mut James von Moltke, fon­da­teur du cercle de Krei­sau, remet­tra un exem­plaire du 5me tract à l’évêque d’Oslo, qui l’acheminera à Londres. Plu­sieurs cen­taines de mil­liers de feuilles seront lar­guées sur l’Allemagne à par­tir de juillet 1943.)
Mal­heu­reu­se­ment le concierge a vu le geste de Sophie, et les arres­ta­tions ont lieu immé­dia­te­ment. Chris­toph Probst est arrê­té le 19 février, et le 22, tous les membres du groupe sont condam­nés à mort à l’issue d’un pro­cès éclair, au cours duquel ils ont une atti­tude sublime alors que leurs avo­cats n’ont pas même ouvert la bouche. Ils sont guillo­ti­nés le jour même.
Après avoir lu son acte d’accusation, Sophie Scholl avait confié à sa com­pagne de cel­lule : « Quel beau jour, quel soleil magni­fique, et moi, je dois mou­rir. Mais com­bien de jeunes gens, de gar­çons pleins d’espoir, sont tués sur les champs de bataille […] Qu’importe ma mort si, grâce à nous, des mil­liers d’hommes ont les yeux ouverts… » Pré­cé­dem­ment, en juillet 1942, elle avait déjà écrit cette prière dans son jour­nal : « Entre Tes mains je remets mon esprit, fais de moi du mieux que Tu peux, puisque Tu veux que nous priions et que Tu nous as char­gés de prier aus­si pour nos frères. Je pense pareille­ment à tous les autres. Amen. » Avant de mou­rir, Chris­toph Probst sera bap­ti­sé dans la reli­gion catho­lique. On dit que Hans et Sophie auraient vou­lu eux aus­si deve­nir catho­liques. Sophie avait en tout cas une haute idée de la messe : « Hier, écrit-elle à Pâques 1942, nous nous sommes levés aux aurores, à 3 h 45, pour arri­ver à temps à la litur­gie pas­cale de l’église de Söflin­gen. J’ai ter­ri­ble­ment besoin de ce genre d’office […] Pour qui a la foi, ce spec­tacle devient une pro­fonde expé­rience reli­gieuse en soi. » Quelques mois plus tard, Kurt Huber, Willi Graf et Alexandre Schmo­rell seront aus­si condam­nés à mort.
Plu­sieurs années après la fin de la guerre, leur sœur Inge réflé­chi­ra sur le sens à don­ner aux actes de Sophie et de Hans. Elle écri­ra : « Héros ? Peut-on leur don­ner ce nom ? […] La vraie gran­deur est sans doute dans cet obs­cur com­bat où, pri­vés de l’enthousiasme des foules, quelques indi­vi­dus, met­tant leur vie en jeu, défendent, abso­lu­ment seuls, une cause autour d’eux mépri­sée. »

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