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La « sainte Rus­sie »

La Rus­sie actuelle ins­pire des sen­ti­ments mêlés, d’attraction ou de crainte. Cela ne sau­rait sur­prendre, le com­mu­nisme ayant lais­sé des traces anthro­po­lo­giques pro­fondes, et un désordre tel qu’on ne voit pas com­ment de nom­breux cadres du régime déchu auraient pu dis­pa­raître du jour au len­de­main. La bru­ta­li­té du pas­sage au libé­ra­lisme, en Rus­sie comme dans les anciens pays satel­lites, d’ailleurs mené par des membres de l’ancien appa­reil, a engen­dré de tels maux que cette sur­vie ins­ti­tu­tion­nelle est deve­nue indis­pen­sable par défaut. Cela dit, les évo­lu­tions internes sont com­plexes, et le régime actuel n’est pas le simple camou­flage d’un PCUS sem­per­vi­vens. Les pistes se brouillent dès que l’on constate l’hostilité « de gauche » à Vla­di­mir Pou­tine et la séduc­tion que le même diri­geant paraît exer­cer sur une par­tie de l’aile oppo­sée. Paral­lè­le­ment, tout comme l’américanomanie va de la droite tra­di­tion­nelle à l’extrême gauche recon­ver­tie, il existe une rus­so­ma­nie qui dépasse les mêmes cli­vages, et ne date pas d’hier. C’est à elle que s’intéresse Alain Besan­çon dans l’entretien qu’il a accor­dé pour nous à Ber­nard Mar­cha­dier.

Catho­li­ca – Dans votre ouvrage Sainte Rus­sie, abou­tis­se­ment de longues années d’études et de réflexions sur la Rus­sie et son his­toire – et notam­ment sur son his­toire intel­lec­tuelle et reli­gieuse – vous com­men­cez par une cita­tion de Karl Marx, qui dit « La Rus­sie offre dans l’histoire l’unique exemple d’un immense empire qui, même après des réa­li­sa­tions d’envergure mon­diale, ne cesse d’être consi­dé­ré comme une affaire de croyance et non de fait. » Et vous finis­sez votre livre sur cette phrase : « Qu’à la place de la croyance se sub­sti­tue le fait, c’était le sou­hait de Marx en 1857, c’est aujourd’hui le mien ». Oppo­ser, quant à la Rus­sie, le fait à la croyance semble être le but de votre livre et cette cita­tion de Marx en donne le ton.

Alain Besan­çon – D’une cer­taine façon, oui. Mais je vou­drais pré­ci­ser d’abord que, quand Marx écrit ces lignes, en 1857, l’Europe consi­dère avec hor­reur le régime russe et que lui-même est très rus­so­phobe. A la fin de sa vie, comme les Russes lui auront fait croire qu’il avait chez eux un immense suc­cès (c’était faux), Marx, mû par sa vani­té d’auteur, com­men­ce­ra à pla­cer de grands espoirs dans la Rus­sie. Il n’en reste pas moins que l’opposition entre la croyance et le fait est ici fon­da­men­tale. Sous le règne de Louis-Phi­lippe, l’Europe, notam­ment éclai­rée par le livre que le mar­quis de Cus­tine avait tiré de son séjour dans l’empire des tsars ((. Mar­quis de Cus­tine, La Rus­sie en 1839 (der­nière réédi­tion : Lettres de Rus­sie. La Rus­sie en 1839, Gal­li­mard, Folio, 2010).)) , prend brus­que­ment conscience du contraste effrayant entre ce que la Rus­sie dit d’elle-même et la réa­li­té russe. La France s’est mon­trée alors très anti-russe. C’est le cas par exemple de Miche­let. Puis sont venus les temps de l’alliance fran­co-russe. Le rideau est alors retom­bé et la France s’est remise à déli­rer sur la Rus­sie, à l’exception de quelques auteurs savants comme Ana­tole Leroy-Beau­lieu, dont il est regret­table, même encore main­te­nant, qu’il soit si peu lu ((. Ana­tole Leroy-Beau­lieu, L’Empire des tsars et les Russes, 1898, rééd. Laf­font, 1991.)) .

Il y a donc, selon vous, un « men­songe russe » fon­da­men­tal. Peut-on dire que le men­songe com­mu­niste n’en aurait été qu’une facette ?

C’est un peu plus com­pli­qué que cela. Il y a, si l’on veut, le « men­songe simple » du régime auto­ri­taire qui a des plans et qui tient à ce que, super­fi­ciel­le­ment au moins, ces plans se réa­lisent. Le men­songe com­mu­niste, c’est dif­fé­rent. Ce n’est pas un men­songe à la Potem­kine, men­songe tra­di­tion­nel qui consiste à construire un décor pour les étran­gers en vue de leur don­ner une bonne idée du pays. Le men­songe com­mu­niste est beau­coup plus pro­fond, parce que le com­mu­nisme pro­cède à une dupli­ca­tion de la réa­li­té, qu’il impose et nie à la fois. Quand un pro­fes­seur revient de Rus­sie, il dit avoir ren­con­tré tel ou tel col­lègue qui lui a tenu tel ou tel pro­pos. Mais la per­sonne qu’il a ren­con­trée là-bas n’est pas un col­lègue, c’est un pro­fes­seur bol­ché­vique qui a racon­té une his­toire. Même chose avec un ministre de chez nous : il croit s’être entre­te­nu avec son homo­logue sovié­tique, mais c’est faux, ce n’est pas son homo­logue. Les Fran­çais ont été beau­coup trom­pés, et le monde entier conti­nue d’être trom­pé. On croit que le maire de Mos­cou est un maire. Non, c’est autre chose. Il y a un double men­songe : le men­songe Potem­kine tra­di­tion­nel, qui conti­nue, et le men­songe com­mu­niste, qui consiste à faire croire que l’on vit dans la même réa­li­té.

Mais le régime com­mu­niste s’est effon­dré.

Certes, mais d’une cer­taine façon on constate un mélange des deux men­songes. Les gens là-bas font main­te­nant sem­blant de vivre tout à fait dans la même réa­li­té que nous. Ils ont ces­sé de dire qu’ils construisent le socia­lisme, mais ils font comme si ils vivaient comme nous. Or comme ils parlent aus­si désor­mais comme nous, nous sommes dou­ble­ment trom­pés. Je ferai remar­quer que ceux qui font sem­blant de par­ler comme nous, ce sont sur­tout les anciens, habi­tués par le régime com­mu­niste à vivre dans une double réa­li­té. Or cette double réa­li­té actuelle est encore plus trou­blante que celle qu’imposait l’ancien men­songe com­mu­niste, qui avait fini par être per­cé. En effet, à la fin de l’ère Bre­j­nev plus per­sonne ne croyait à la construc­tion d’un homme nou­veau. Main­te­nant, quand les Russes disent qu’ils sont démo­crates et qu’ils croient en Dieu avec leur grosse croix sous leur che­mise, nous croyons qu’ils vivent dans le même monde que nous. Eh bien, c’est plus com­pli­qué que cela.

Il y aurait donc conti­nui­té du men­songe, sous des dehors désor­mais plus tra­di­tio­na­listes ?

La diplo­ma­tie russe, qui a tou­jours été très effi­cace parce qu’elle sait ce qu’elle veut – c’est-à-dire non pas le par­tage équi­table mais la domi­na­tion – pour­suit sur la voie de la diplo­ma­tie sovié­tique, sans qu’il y ait eu besoin de chan­ger les hommes. Ses buts sont tou­jours les mêmes. Que la langue de bois ne soit plus com­mu­niste ne change pas grand-chose à l’affaire. Comme du reste les dépu­tés sont démo­cra­ti­que­ment élus et les jour­na­listes indé­pen­dants, le men­songe actuel est beau­coup plus trom­peur que l’ancien men­songe com­mu­niste, qui avait fini par être éven­té.

Il y a donc eu simple chan­ge­ment de décor ?

On peut le dire, en ce sens qu’on est reve­nu à l’ancien décor pom­peux du temps des tsars, avec les grands offices solen­nels et les récep­tions somp­tueuses dans les palais. Mais si l’on est reve­nu à l’ancien décor,  c’est pour ne pas avoir à faire ce que l’Allemagne a fait. Les Alle­mands sont « born again », après le nazisme ils ont chan­gé leur âme, peut-être même presque trop. Alors que la Rus­sie fait comme si les années com­mu­nistes avaient été un simple acci­dent météo­ro­lo­gique. On n’en parle pas, et l’on intègre Sta­line dans la gloire russe. Ce décor néo-tsa­rien est donc une façon de men­tir sur ce qu’a été le com­mu­nisme, qui ne sus­cite pas le moindre remords. Les sta­tues de Lénine sont tou­jours en place et Sta­line est consi­dé­ré comme une grande figure de l’histoire du peuple russe.

Ce n’est quand même pas offi­ciel ?

Si, désor­mais les manuels sco­laires glo­ri­fient Sta­line.

Sta­line comme sau­veur de la Rus­sie et vain­queur en 1945 ?

Oui, mais aus­si, et de plus en plus, Sta­line comme sau­veur de l’Etat russe, Sta­line comme gar­dien fidèle, sans que l’on s’attarde sur les années atroces qu’il a fait vivre au pays. Il y a une volon­té d’oubli inverse de la volon­té de mémoire qu’entretient l’Allemagne sur son pas­sé nazi.

Pour quelle rai­son avez-vous inti­tu­lé votre ouvrage « Sainte Rus­sie » ?

« Sainte » est une épi­thète que les Occi­den­taux accordent volon­tiers à la Rus­sie, repre­nant ain­si une for­mule russe : Svia­taya Rus. Celle-ci signi­fie que la Rus­sie est sainte parce qu’orthodoxe et qu’il n’y a de chris­tia­nisme véri­table que dans l’orthodoxie, sainte parce que le Christ a eu des faveurs par­ti­cu­lières pour ce pays res­té fidèle à sa foi, sainte parce que la sain­te­té s’étend de l’Eglise à la Rus­sie elle-même, laquelle est dif­fi­ci­le­ment dis­tin­guable de l’Eglise.

Vous dites que les Eglises catho­lique et ortho­doxe sont « sépa­rées par une même foi ».

Oui, je m’inspire ici d’une for­mule d’Oscar Wilde, qui disait que l’Angleterre et l’Amérique étaient « sépa­rées par une même langue ». En ce qui concerne les deux Eglises, il y a là quelque chose de très vrai. La Rus­sie a conser­vé la lettre de la foi de l’Eglise unie et elle n’a pas dévié. Mais si de part et d’autre la foi est la même, la pra­tique en est tout à fait dif­fé­rente. Les ortho­doxes disent sur le monde latin des choses par­fois très vraies, nous repro­chant à juste titre notre juri­disme, notre séche­resse, notre auto­ri­ta­risme, sou­li­gnant ce que peut avoir d’illégitime la cen­tra­li­sa­tion autour du pape. Mal­heu­reu­se­ment, ils accom­pagnent trop sou­vent ces constats d’une haine par­faite à notre égard. Or je ferai remar­quer qu’il n’y a pas chez nous de haine contre les Orien­taux. Au contraire, les Occi­den­taux sont très atti­rés par l’orthodoxie russe, dont ils ne sai­sissent pas les trom­pe­ries et les men­songes. C’est d’autant pire que l’Eglise du patriar­cat de Mos­cou est com­plè­te­ment inté­grée dans l’Etat russe, en par­ti­cu­lier dans sa police. Il n’est guère de hié­rarque de l’Eglise ortho­doxe qui n’ait entre­te­nu ou n’entretienne des liens avec les ser­vices secrets (KGB autre­fois, FSB de nos jours). Selon des per­sonnes qui connaissent bien l’Eglise russe actuelle, l’actuel patriarche serait même qua­si­ment « né dans le KGB ». Ce qui n’empêche pas bien des catho­liques d’être fas­ci­nés par l’orthodoxie russe. Il est vrai que la litur­gie est magni­fique, et que nous, les Latins, nous n’avons pas bien su conser­ver la nôtre. J’étais récem­ment à Notre-Dame de Paris pour un office gré­co-catho­lique ukrai­nien, et c’était véri­ta­ble­ment splen­dide. Rien à voir avec nos messes si tristes.

Vous rap­pe­lez dans votre livre que ce qui dis­tingue les Latins des ortho­doxes, c’est aus­si que, pour ces der­niers, le croyant peut par­ti­ci­per direc­te­ment à la vie divine.

C’est ce qui fait au fond la vraie dif­fé­rence entre les chré­tiens orien­taux et occi­den­taux. Dans la pra­tique catho­lique, dès les débuts et par­ti­cu­liè­re­ment depuis les sco­las­tiques et saint Tho­mas d’Aquin, il y a eu récu­pé­ra­tion de la grande phi­lo­so­phie morale antique, au point que Cicé­ron, par exemple, a joui d’une auto­ri­té presque égale à celle d’un Père de l’Eglise. C’est encore vrai de nos jours puisque l’autorité de Cicé­ron est encore invo­quée aujourd’hui dans le Caté­chisme de l’Eglise catho­lique (1992) pour jus­ti­fier l’idée de loi natu­relle et d’autonomie de la morale (par. 1956). Il y a là une pra­tique tra­di­tion­nelle des ver­tus qui est tout à fait négli­gée dans le monde ortho­doxe où, au contraire, c’est le rap­port direct à Dieu qui est recher­ché, comme s’il n’y avait pas de morale auto­nome. Celle-ci doit, pour un Russe, être enve­lop­pée dans le mou­ve­ment mys­tique direct qui rap­proche de Dieu. Les consé­quences en sont consi­dé­rables, puisque le Russe tend à sépa­rer en lui deux parts : l’homme ordi­naire, et l’homme qui, dans la litur­gie, est enve­lop­pé d’une atmo­sphère mys­tique à laquelle il croit par­ti­ci­per de façon qua­si essen­tielle. Il voit la lumière incréée. C’est aus­si là le fruit d’une édu­ca­tion par l’icône, qui n’est pas une édu­ca­tion intel­lec­tuelle mais sen­ti­men­tale. L’homme se sent sau­vé, quel qu’il soit. S’il a le don des larmes, c’est suf­fi­sant. La pra­tique des ver­tus n’est pas indis­pen­sable. Peu importe la conduite ordi­naire. Il y a là un véri­table dan­ger, qui n’est pas sans effets sur le rap­port au sou­ve­rain, à l’Etat, à la vie quo­ti­dienne, puisque l’illumination mys­tique est cen­sée tenir lieu de tout.

N’est-ce pas aus­si à votre avis cette atti­tude qui attire les Occi­den­taux vers l’orthodoxie russe ?

Sans doute. La vie catho­lique ordi­naire a sou­vent quelque chose de gri­sâtre et de triste, en par­ti­cu­lier depuis la des­truc­tion auto­ri­taire de la litur­gie latine depuis la fin du deuxième Concile du Vati­can. Il y a eu une implo­sion déclen­chée par l’esprit clé­ri­cal. Tout le monde s’accorde d’ailleurs à recon­naître, semble-t-il, que, chez nous, la réforme litur­gique a été mal conduite. Or les Orien­taux et les Russes n’ont pas bou­gé. Evi­dem­ment, entrer dans la litur­gie russe laisse émer­veillé. Mais la par­ti­ci­pa­tion à la splen­deur tend à dis­pen­ser de l’effort moral. Tol­stoï nous montre une pros­ti­tuée bai­gnant dans la lumière incréée du Tha­bor. Elle reste pros­ti­tuée, mais elle est sau­vée, et même plus que sau­vée puisqu’elle par­ti­cipe à la Divi­ni­té. Ç’aurait été inima­gi­nable en Nou­velle-Angle­terre cal­vi­niste, où les pécheurs publics n’étaient pas admis au temple. On a là deux ver­sions extrêmes du même chris­tia­nisme : dans l’une l’église est réser­vée aux seuls saints et dans l’autre, en Rus­sie, le pécheur est favo­ri­sé car son état est favo­rable au repen­tir. Un repen­tir sen­ti­men­tal qui tient lieu de repen­tir réel. Pécher peut même rap­pro­cher de Dieu en ren­dant plus humble.

On retrouve beau­coup de tout cela chez Dos­toïevs­ki.

Effec­ti­ve­ment. Dos­toïevs­ki est très admi­ré en Occi­dent, où l’on va même jusqu’à en faire une sorte de Père de l’Eglise. Mais n’oublions pas que, pour Dos­toïevs­ki, le Christ est sur­tout l’incarnation de la Rus­sie, qui a été par­cou­rue par Lui et Le connaît de toute éter­ni­té. Le monde catho­lique va aus­si par­tout répé­tant cette phrase attri­buée à Dos­toïevs­ki : « La beau­té sau­ve­ra le monde ». Mais ce n’est pas la beau­té qui sau­ve­ra le monde (ni la lai­deur non plus). L’Eglise catho­lique ferait bien de s’en avi­ser et de ne pas lais­ser un écart trop grand entre le musée litur­gique qu’est l’orthodoxie et notre messe si pauvre. Mais autre chose encore sépare nos deux litur­gies : le ser­mon. L’Eglise catho­lique enseigne, et c’est une bonne chose. L’Eglise ortho­doxe, elle, n’enseigne ni ne prêche. Le pope peut être igno­rant d’à peu près tout, mais il faut qu’il soit un liturge. Rien ne doit être lais­sé au hasard, ce qui peut don­ner à l’orthodoxie une allure magique. Il y a un mirage Dos­toïevs­ki chez les catho­liques, et c’est en par­tie pour le dis­si­per que j’ai écrit ce livre.

Sur­tout qu’il semble que la théo­lo­gie de Dos­toïevs­ki soit très hasar­deuse

Bien sûr. D’ailleurs, il n’était pas sûr de croire en Dieu. Il croyait en la Rus­sie. Il disait aus­si qu’il sui­vrait le Christ, même s’il s’avérait que le Christ n’était pas le Christ. Que le Christ pût être un impos­teur ne consti­tuait pas pour lui un obs­tacle. Pas plus que les péchés de la Rus­sie n’étaient un obs­tacle à l’adoration qu’elle méri­tait. En outre, sa détes­ta­tion du catho­li­cisme était totale. Il pen­sait – et n’avait d’ailleurs pas entiè­re­ment tort sur ce point – que les socia­listes athées qu’il détes­tait étaient les fruits de cer­taines branches du catho­li­cisme. Et il est vrai que le socia­lisme fran­çais du XIXe siècle est né dans les bras de l’Eglise. Pour Dos­toïevs­ki, la liber­té peut très bien aller de pair avec l’oppression. Il ne se sen­tait pas libre en France ou en Alle­magne et ne res­pi­rait qu’en Rus­sie, sous le régime des­po­tique des tsars. Pour lui, on n’a la liber­té que lorsque l’on baigne dans une atmo­sphère « mys­tique », impré­gnée d’affectivité. Ce en quoi la Rus­sie était supé­rieure à l’Occident. Tout cela n’est du reste pas pour nier le génie extra­or­di­naire de Dos­toïevs­ki. Il faut le prendre pour ce qu’il est : un très grand écri­vain, et un assez méchant homme. C’est un auteur cruel et comique, qui mêle à ce qu’il écrit une confi­ture de sain­te­té. Par son côté cruel et moqueur, on peut le com­pa­rer à Proust : il suf­fit de grat­ter son ver­nis com­pa­tis­sant et sen­sible pour trou­ver un comique extrê­me­ment méchant. Mais, chez Dos­toïevs­ki comme chez Proust, la méchan­ce­té n’empêche pas la bonne lit­té­ra­ture.

Vous ter­mi­nez votre ouvrage sur quelques exemples de cré­du­li­tés fran­çaises face à la Rus­sie.

La rai­son en est que toutes les pas­sions fran­çaises ont trou­vé à se pro­je­ter sur la Rus­sie. La pas­sion saint-simo­nienne, col­ber­tiste, orga­ni­sa­trice, a admi­ré les plans russes. C’était la page blanche sur laquelle on allait des­si­ner une éco­no­mie ration­nelle. Au XIXe siècle, on a aus­si admi­ré la Rus­sie parce qu’elle était réac­tion­naire. Et puis on a admi­ré la Rus­sie pour sa Révo­lu­tion – et, en France, pour la conti­nui­té que l’on voyait entre la Révo­lu­tion russe et le moment jaco­bin de la Révo­lu­tion fran­çaise. Il y a même eu chez nous un temps où les com­mu­nistes fran­çais vivaient spi­ri­tuel­le­ment dans un autre pays (au point que Guy Mol­let les qua­li­fia de « natio­na­listes étran­gers »). Il y a le charme russe, qui est réel. Il y a le goût pour le roman russe (de Vogüé, qui le mit à la mode, y voyait un art plus pure­ment chré­tien que le roman occi­den­tal). Des écri­vains catho­liques comme Mau­riac y furent très sen­sibles. Mais pas Ber­na­nos, curieu­se­ment. Il y eut les Bal­lets russes, où l’on vit à tort un art très russe alors que ce fut sur­tout une fleur d’européisme dans la civi­li­sa­tion russe. Et puis il y a le pres­tige de l’icône : comme depuis un siècle on n’arrive plus, en Occi­dent, à repré­sen­ter le Christ ni la Vierge, au moins les icônes, dans leur fixi­té, offrent quelque chose d’acceptable. On en voit des repro­duc­tions dans toutes les églises fran­çaises, où l’on a décro­ché toute une pein­ture du XIXe siècle, le plus sou­vent fort cor­recte. Il y a les contacts et les ami­tiés avec les Russes, le côté sen­ti­men­tal de la vie sociale en Rus­sie qui touche les Fran­çais (sou­vent assez réser­vés et bor­nés par des règles sèches). Par com­pa­rai­son, la vie russe paraît large. Pour finir, je dirais que, chez nous, on aime bien à la fois la révo­lu­tion et la contre-révo­lu­tion, l’Eglise et l’anticléricalisme, et que tout cela converge pour induire un tro­pisme fran­çais vers la Rus­sie. C’est ce que j’ai essayé d’épingler dans mon livre.