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Contri­bu­tion à une ana­lyse phi­lo­so­phi­co-spi­ri­tuelle de la moder­ni­té

Le sujet est par­ti­cu­liè­re­ment vaste. Il nous faut donc déter­mi­ner des limites. L’objet de cette contri­bu­tion sera l’arrière-plan phi­lo­so­phique prin­ci­pal de la situa­tion actuelle. Nous reli­rons donc la moder­ni­té à par­tir des condi­tions dans les­quelles nous nous trou­vons en ce moment et nous la consi­dé­re­rons dans sa struc­ture pro­fonde et dans les idées qui la consti­tuent.
Avant d’aborder ce sujet, il est impor­tant de rap­pe­ler que la moder­ni­té fut aus­si une occa­sion man­quée. En fait, la mise en oeuvre d’une autre évo­lu­tion aurait été pos­sible. De la même période, l’architecture gran­diose de la basi­lique Saint-Pierre de Rome appar­tient à la moder­ni­té ; la mys­tique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thé­rèse d’Avila relèvent de la moder­ni­té. La magni­fique évan­gé­li­sa­tion de l’Amérique par la culture, un des fruits majeurs du chris­tia­nisme, pro­vi­den­tiel­le­ment réa­li­sée par l’Espagne, cela aus­si relève de la moder­ni­té. Le déve­lop­pe­ment artis­tique qui s’est déployé dans l’Italie de la Renais­sance ou à l’époque baroque, tout cela encore est la moder­ni­té. Mais ce dont nous par­le­rons ici, c’est de la moder­ni­té dans un sens très déter­mi­né et pré­cis, celui des lignes direc­trices fon­da­men­tales qui per­mettent de com­prendre la situa­tion cultu­relle actuelle, le contexte dans lequel nous nous trou­vons. Nous ten­te­rons de pro­cé­der à une her­mé­neu­tique à par­tir de la com­pré­hen­sion que la moder­ni­té a don­né à per­ce­voir d’elle-même, sur la base de quatre auteurs qui ont influen­cé de manière déci­sive la for­ma­tion de la socié­té contem­po­raine.
En pre­mier lieu Des­cartes, qui marque un point de rup­ture avec la phi­lo­so­phie tra­di­tion­nelle anté­rieure. Puis Kant : sans lui, il est impos­sible de com­prendre le monde d’aujourd’hui, sur­tout dans sa confi­gu­ra­tion la plus répan­due dans l’enseignement (uni­ver­si­tés, écoles) ou dans les médias. Le troi­sième auteur, qui est encore plus pro­fon­dé­ment à l’origine de la situa­tion contem­po­raine, c’est Hegel : si Kant a été le point de départ d’un illu­mi­nisme dif­fus tel que nous le connais­sons, Hegel en a don­né l’interprétation qui a bou­le­ver­sé la vie des deux der­niers siècles. Vient enfin un auteur d’un autre genre, très impor­tant pour­tant dans la mise en place des com­por­te­ments de beau­coup aujourd’hui : il s’agit de Sig­mund Freud. A tra­vers lui, natu­rel­le­ment, nous retrou­vons l’influence de Nietzsche, un grand « pro­phète », dans un sens oppo­sé à celui de l’Evangile.

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S’il nous fal­lait des­si­ner les prin­ci­paux traits de la situa­tion cultu­relle actuelle, nous en retien­drions au moins cinq, même si d’autres pour­raient bien enten­du com­plé­ter ce sché­ma. La pre­mière grande rup­ture, que l’on voit appa­raître dès le moyen âge, est celle du nomi­na­lisme. La sco­las­tique entre dans une phase de déca­dence, qui aura par la suite des effets très néga­tifs. A cela s’ajoute ce que nous pour­rions appe­ler le prin­cipe d’immanence : la réfé­rence à l’homme comme abso­lu, duquel dépend un déve­lop­pe­ment exa­gé­ré, dis­pro­por­tion­né, d’un inté­rêt pour l’aspect moral de la vie, autre­ment dit d’un mora­lisme déta­ché de la contem­pla­tion et de la spi­ri­tua­li­té. Syn­thé­ti­sant les aspects pré­cé­dents : le pri­mat de la praxis sur la contem­pla­tion, qui se mani­feste spé­cia­le­ment dans les atti­tudes, mais aus­si dans la phi­lo­so­phie, aus­si super­fi­cielle soit-elle – du mou­ve­ment des Lumières.
En lien avec les deux der­niers auteurs men­tion­nés ci-des­sus (Hegel et Freud), on peut citer en qua­trième lieu un esprit d’ambiguïté, de confu­sion, de rébel­lion et de désa­gré­ga­tion, qui carac­té­rise non seule­ment cer­tains repré­sen­tants impor­tants de la moder­ni­té phi­lo­so­phique, mais aus­si la vie et la pra­tique de la socié­té contem­po­raine. Enfin, fruit natu­rel de ces dif­fé­rents élé­ments struc­tu­rant la situa­tion pro­fonde de la vie moderne, nous trou­vons l’athéisme et le maté­ria­lisme. Quant aux consé­quences cultu­relles de la vision du monde qui a fini par deve­nir le fac­teur domi­nant de la moder­ni­té – répé­tons une fois de plus que la moder­ni­té aurait pu être autre – on pour­rait les énu­mé­rer ain­si :
– un scep­ti­cisme pro­fond, qui com­mence avec Des­cartes et Kant ; nous allons y reve­nir ;
– un for­ma­lisme mora­li­sant, étroi­te­ment uni à ce scep­ti­cisme. Ce for­ma­lisme est aus­si tech­no­cra­tique, poli­tique et enfin, mal­heu­reu­se­ment, ecclé­sias­tique. En effet, la vie de l’Eglise a été pro­fon­dé­ment mar­quée par ce pri­mat du for­ma­lisme. L’impératif caté­go­rique kan­tien est une règle for­melle sans réfé­rence à la réa­li­té, laquelle, d’autre part, n’est plus acces­sible, dans son essence, à la connais­sance.
– le rejet de la contem­pla­tion, spé­cia­le­ment de la contem­pla­tion du beau : autre point impor­tant, consé­quence des traits prin­ci­paux qui ont confi­gu­ré phi­lo­so­phi­que­ment la moder­ni­té. Un autre iti­né­raire pos­sible avait été amor­cé à la Renais­sance et s’était déve­lop­pé à par­tir de racines catho­liques, plus pré­ci­sé­ment théo­lo­giques. Mais à par­tir de l’époque des Lumières, et sur­tout de l’oeuvre de Kant, il est deve­nu impos­sible à par­cou­rir.
– et au terme, la rechute de l’humanité dans l’obscurité, dans l’angoisse psy­cho­lo­gique, d’où l’on ne s’échappe que dif­fi­ci­le­ment ; c’est à vrai dire une voie sans issue d’où il est impos­sible de sor­tir sans l’aide de la grâce divine.
A par­tir de ces points, il devient pos­sible d’établir un diag­nos­tic, et même un pro­nos­tic, au sujet de notre culture et de notre civi­li­sa­tion modernes. Celles-ci n’ont plus les moyens de se recom­po­ser. Les prin­cipes phi­lo­so­phiques qui inter­viennent dans la consti­tu­tion de la moder­ni­té contem­po­raine rendent impos­sible cette recom­po­si­tion, cette auto-res­tau­ra­tion de la culture. Seule l’Eglise, au niveau mon­dial, a la lumière et la force pour recons­truire la culture, à condi­tion tou­te­fois que les chré­tiens soient fidèles à l’essence de l’Eglise, pou­vant ain­si influer pro­fon­dé­ment sur la culture contem­po­raine sans se lais­ser influen­cer par ses traits domi­nants. Dans la situa­tion chao­tique qui est la nôtre aujourd’hui, seule l’Eglise aurait la force et la lumière pour pro­duire un véri­table ren­ver­se­ment de situa­tion. Mais, pour que l’Eglise puisse faire cela, il est néces­saire, natu­rel­le­ment, qu’elle soit elle-même en bonne san­té. Elle doit avoir une vigueur intel­lec­tuelle et morale dont manquent mal­heu­reu­se­ment aujourd’hui beau­coup de ses membres.
Si nous devions résu­mer la cause pro­fonde de ces constantes phi­lo­so­phiques qui appa­raissent avec la moder­ni­té, que nous appro­fon­di­rons plus loin en nous réfé­rant aux textes des grands auteurs, nous pour­rions nous réfé­rer à un extrait de la Consti­tu­tion pas­to­rale Gau­dium et Spes du concile Vati­can II. Ce texte, rela­ti­ve­ment bref, est très impor­tant. Le der­nier concile y affirme que l’homme a une intel­li­gence capable de recon­naître l’essence des choses, que l’intelligence n’en reste pas aux seuls phé­no­mènes. Le pas­sage est impor­tant car il y est fait réfé­rence à Kant, tout en fai­sant appa­raître clai­re­ment qu’il s’agit d’une réfu­ta­tion de cet auteur. Par­lant de l’homme, Gau­dium et Spes dit : « Tou­jours cepen­dant il a cher­ché et trou­vé une véri­té plus pro­fonde. Car l’intelligence ne se borne pas aux seuls phé­no­mènes ; elle est capable d’atteindre, avec une authen­tique cer­ti­tude, la réa­li­té intel­li­gible, en dépit de la part d’obscurité et de fai­blesse que laisse en elle le péché. » ((. Consti­tu­tion pas­to­rale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gau­dium et Spes, n. 15. La réfé­rence à Kant est encore plus claire dans le texte latin : « Sem­per tamen pro­fun­dio­rem veri­ta­tem quæ­si­vit et inve­nit. Intel­li­gen­tia enim non ad sola phæ­no­me­na coarc­ta­tur, sed rea­li­ta­tem intel­li­gi­bi­lem cum vera cer­ti­tu­dine adi­pis­ci valet, etiam­si, ex seque­la pec­ca­ti, ex parte obs­cu­ra­tur et debi­li­ta­tur » (ibid.).))
C’est pour cette rai­son que le concile Vati­can II dit que notre époque court un très grand risque si ne s’éveillent pas des hommes doués d’une sagesse plus grande que celle qui est mise en acte par beau­coup à notre époque moderne. Cela demande que toutes les acti­vi­tés humaines puissent être res­tau­rées à par­tir de cette sagesse pro­fonde, qui passe par un effort par lequel l’intelligence se rap­proche de la réa­li­té des choses. Ceci n’est mal­heu­reu­se­ment plus pos­sible dans le cadre de la phi­lo­so­phie moderne, sur­tout sur la base des idées de Kant, domi­nantes à notre époque.
Si nous vou­lons recher­cher d’une manière plus appro­fon­die les causes de la situa­tion que nous avons décrite d’un point de vue phi­lo­so­phique, nous devrons faire appel à la fameuse ency­clique de saint Pie X Pas­cen­di domi­ni­ci gre­gis sur le moder­nisme, vu à l’époque prin­ci­pa­le­ment sous son aspect théo­lo­gique, mais que l’on peut par­fai­te­ment appli­quer au néo-moder­nisme actuel ain­si qu’à la phi­lo­so­phie moderne en géné­ral, puisque les moder­nistes sont étroi­te­ment dépen­dants de celle-ci.
Le pape saint Pie X pré­cise les causes de cette atti­tude moderne néga­tive et en iden­ti­fie deux prin­ci­pales : la curio­si­té et l’orgueil. Ces deux causes sont actives dans la for­ma­tion des traits essen­tiels de la phi­lo­so­phie moderne : « La doc­trine de l’immanence, au sens moder­niste, tient et pro­fesse que tout phé­no­mène de conscience est issu de l’homme en tant qu’homme » ((. Saint Pie X, ency­clique Pas­cen­di domi­ni­ci gre­gis, n. 55.)) . Cela, c’est exac­te­ment la pré­sence de Kant, décrite dans l’esprit moder­niste. « La conclu­sion rigou­reuse c’est l’identité de l’homme et de Dieu, c’est-à-dire le pan­théisme. La même conclu­sion découle de la dis­tinc­tion qu’ils [les moder­nistes] posent entre la science et la foi. L’objet de la science, c’est la réa­li­té du connais­sable ; l’objet de la foi, au contraire, la réa­li­té de l’inconnaissable ». Ce sont là encore les idées de Kant ; il n’est pas pos­sible de connaître le nou­mène ; l’homme doit se conten­ter des phé­no­mènes. « Or, ce qui fait l’inconnaissable, c’est sa dis­pro­por­tion avec l’intelligence, dis­pro­por­tion que rien au monde, même dans la doc­trine des moder­nistes, ne peut faire dis­pa­raître. Par consé­quent, l’inconnaissable reste et res­te­ra éter­nel­le­ment incon­nais­sable, autant au croyant qu’à l’homme de science. La reli­gion d’une réa­li­té incon­nais­sable, voi­là donc la seule pos­sible. Et pour­quoi cette réa­li­té ne serait-elle pas l’âme uni­ver­selle du monde dont parle tel ratio­na­liste, c’est ce que Nous ne voyons pas ».
Le pape fait ici réfé­rence de manière sub­tile à un type de phi­lo­so­phie qui, au moment où il écrit, en 1907, n’était pas encore aus­si osten­si­ble­ment pré­sente qu’à l’époque actuelle. Il s’agit de l’idéalisme alle­mand qui a de nos jours mas­si­ve­ment péné­tré la théo­lo­gie tant catho­lique que pro­tes­tante. Cepen­dant, les moder­nistes se rat­ta­chaient déjà à cette voie phi­lo­so­phique car ils recons­ti­tuaient par leurs spé­cu­la­tions un cli­mat cultu­rel iden­tique à celui qu’avait pro­duit la phi­lo­so­phie idéa­liste, spé­cia­le­ment celle de Hegel. C’est pour cette rai­son qu’est évo­quée « l’âme uni­ver­selle du monde », qui est une sorte de vie indé­ter­mi­née du monde, dans le sens roman­tique que Mgr Ghe­rar­di­ni a eu l’occasion d’évoquer ((. Cf. B. Ghe­rar­di­ni, « Indole pas­to­rale del Vati­ca­no II : una valu­ta­zione » [Le carac­tère pas­to­ral de V.II : une éva­lua­tion], in Conci­lio ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Un conci­lio pas­to­rale, Casa Maria Edi­trice, Fri­gen­to (AV), 2011, p. 161.))  et dans un sens ratio­na­liste, qui est celui de Hegel.
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