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OEcu­mé­nisme et sens de la catho­li­ci­té

[note : ces pro­pos ont été recueillis par le père Laurent Jes­tin en décembre 2012].

On a par­fois dit, dans les sec­teurs les plus déviants, que l’Eglise catho­lique ne sau­rait pro­cla­mer un droit à la liber­té de conscience ad extra et nier le même droit ad intra. Il semble qu’une cer­taine ana­lo­gie puisse être ten­tée à pro­pos de l’œcuménisme : vis-à-vis du monde exté­rieur à la catho­li­ci­té, chré­tien ou non, le pri­mat de l’ouverture a conduit à beau­coup de « com­pré­hen­sion » et a per­mis d’élaborer une concep­tion gra­duelle de l’unité que l’on pour­rait qua­li­fier de laxiste. Les fron­tières n’ont pas été repous­sées mais plu­tôt ren­dues floues. Il est de bon ton aujourd’hui d’opposer l’ancien adage « hors de l’Eglise point de salut » et ce nou­vel état d’esprit. Il n’est pas exclu qu’à la longue de telles concep­tions, jointes à une igno­rance reli­gieuse gran­dis­sante, ait lar­ge­ment péné­tré le corps des fidèles, soit qu’ils s’en pré­valent par­fois jusqu’au syn­cré­tisme de fait (« chré­tiens, juifs et musul­mans, nous avons tous le même Dieu »…), soit qu’ils s’en accom­modent pour­vu qu’on les laisse en paix (com­mu­nau­ta­risme litur­gique). Une étude plus sys­té­ma­tique de la ques­tion per­met­trait de mieux cer­ner la nature et la por­tée d’une concep­tion de l’unité dans la diver­si­té, et de mesu­rer son inté­gra­tion à l’un des thèmes majeurs de la culture domi­nante actuelle, le plu­ra­lisme.
En atten­dant que soit mené à bien un tel tra­vail sys­té­ma­tique, nous avons jugé utile d’interroger Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, cha­noine de la basi­lique Saint-Pierre de Rome, ancien titu­laire de la chaire d’ecclésiologie à l’Université pon­ti­fi­cale du Latran, expert en matière de théo­lo­gies pro­tes­tantes et à ces divers titres, par­ti­cu­liè­re­ment com­pé­tent en matière d’œcuménisme. Mgr Ghe­rar­di­ni est éga­le­ment le direc­teur de la revue théo­lo­gique
Divi­ni­tas.

Catho­li­caDire que l’unité de doc­trine et de dis­ci­pline est atteinte depuis l’époque du der­nier concile est deve­nu un truisme. On a par­lé de « pro­tes­tan­ti­sa­tion » du catho­li­cisme à pro­pos de la dilu­tion des conte­nus de la foi. On dit sou­vent que cette rup­ture de la Tunique sans cou­ture serait consé­cu­tive à Mai 68, mais non pas au Concile. Certes, impu­ter à ce der­nier la res­pon­sa­bi­li­té unique de la des­truc­tion qui a sui­vi serait tom­ber dans le sophisme « post hoc, ergo prop­ter hoc » – après Vati­can II, donc à cause de Vati­can II. Pour­tant le Cre­do de Paul VI a été pro­non­cé en juin 1968 : ne serait-ce pas un ana­chro­nisme d’imputer à un mou­ve­ment ayant com­men­cé un mois plus tôt un effon­dre­ment d’importance consi­dé­rable, déjà enta­mé dès les pre­mières années post­con­ci­liaires ? Pen­sons par exemple au cas sym­bo­lique du caté­chisme hol­lan­dais, publié en 1966. Cette situa­tion a d’ailleurs été dis­crè­te­ment rap­pe­lée par Benoît XVI dans son motu pro­prio Por­ta fidei, du 11 octobre 2012 (n. 5), dans lequel il est rap­pe­lé que Paul VI était alors « bien conscient des graves dif­fi­cul­tés du temps, sur­tout en ce qui concerne la pro­fes­sion de la vraie foi et sa juste inter­pré­ta­tion ».
Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni – De ce qui est arri­vé après le Concile et en par­tie à cause de lui, il n’est pas aisé de don­ner une vue syn­thé­tique, ce qui d’ailleurs n’est pas indis­pen­sable, la situa­tion se trou­vant sous les yeux de tous. Il est arri­vé exac­te­ment ce qui était pré­vi­sible. Du fait que le Concile a vou­lu (on le disait avant et on l’a répé­té ensuite) « se récon­ci­lier » avec le monde, tous ses tra­vaux et la période pas par­ti­cu­liè­re­ment res­plen­dis­sante qui a sui­vi sont allés dans cette direc­tion. Le résul­tat final fut un ren­ver­se­ment : l’homme mis à la place de Dieu. S’il y eut pro­tes­tan­ti­sa­tion, ce qui n’est pas niable, elle n’a, à vrai dire, pas consis­té et ne consiste tou­jours pas en une dis­so­lu­tion des conte­nus de la foi, mais en une prise de dis­tance vis-à-vis de l’Eglise et de son Magis­tère. Dire que ce qui a ain­si lacé­ré la tunique sans cou­ture du Christ – l’Eglise – est arri­vé par la seule faute de Vati­can II serait une exa­gé­ra­tion à laquelle on ne peut abso­lu­ment pas sous­crire. Il est cepen­dant vrai que le Concile a sui­vi sa pente dans le sens d’un aban­don du pri­mat de la ver­ti­ca­li­té sur toute pers­pec­tive hori­zon­tale. Bien qu’il n’ait pas oublié Dieu et qu’il ait réaf­fir­mé oppor­tu­né­ment, quand l’occasion s’en est pré­sen­tée, ses droits inalié­nables, ce fut tou­jours dans une pers­pec­tive où l’homme et ses ques­tions étaient pre­mières. Ain­si, il a indé­nia­ble­ment enga­gé une bataille sur la liber­té reli­gieuse comme si celle-ci était le miroir de son iden­ti­té propre, avec le fameux « sché­ma XIII » ((. Der­nière ver­sion pré­pa­ra­toire de ce qui devien­dra la Consti­tu­tion pas­to­rale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gau­dium et Spes.)) , sou­met­tant la période post­con­ci­liaire à l’impératif de l’ouverture à la socié­té, à la culture, au monde, met­tant en œuvre avec téna­ci­té la réforme de l’Eglise pré­vue et annon­cée, dans le sens de sa com­plète moder­ni­sa­tion. C’est dans ce contexte que deviennent com­pré­hen­sibles des faits en eux-mêmes injus­ti­fiables. Le Caté­chisme hol­lan­dais n’est pas un cas iso­lé, puisque peuvent lui être asso­ciées la contes­ta­tion d’Humanae vitae, la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, l’Ostpolitik vati­cane, ain­si que d’autres faits qui attestent d’une réelle « mise à dis­cré­tion » de l’Eglise au monde. En consé­quence de quoi je consi­dère que si 1968 a eu, certes, des réper­cus­sions néga­tives dans cer­tains milieux ecclé­siaux, il a tout aus­si bien été le résul­tat d’initiatives catho­liques tumul­tueuses et impro­vi­sées. L’un de mes amis, Pao­lo Deot­to, a bien expli­qué tout cela dans Ses­san­tot­to. Dia­rio poli­ti­ca­mente scor­ret­to ((. [68. Jour­nal poli­ti­que­ment incor­rect] Fede & Cultu­ra, Vérone, 2008.)) . J’ai moi-même vécu sur la brèche durant ces années et je ne peux que confir­mer que dans les milieux catho­liques asso­cia­tifs et socio­po­li­tiques, 1968 n’a pas seule­ment été un mou­ve­ment subit de la socié­té civile en recherche de nou­veau­té, mais aus­si l’expression de fer­ments ecclé­siaux incon­trô­lés et dan­ge­reux. L’affaire du Caté­chisme hol­lan­dais le montre bien, de même que beau­coup d’ouvrages théo­lo­giques, étran­gers de manière criante à la métho­do­lo­gie clas­sique et aux conte­nus sou­vent en rup­ture avec les textes du Magis­tère. On en a vu éga­le­ment la confir­ma­tion dans ces pous­sées liber­taires des jeunes, mais pas seule­ment, quand le leit­mo­tiv hur­lé de la contes­ta­tion oscil­lait entre le « oui » d’un jour et le « il est inter­dit d’interdire » du len­de­main ; ce qui répon­dait à une invi­ta­tion à intro­duire la révo­lu­tion dans l’Eglise, selon le sou­hait expri­mé par Témoi­gnage chré­tien en 1968. Donc le Concile, en rai­son de son ins­pi­ra­tion pre­mière et pour avoir célé­bré les épou­sailles entre la foi et le monde, ne peut être exo­né­ré de toute res­pon­sa­bi­li­té quant à ces fer­ments, mais il ne peut pas non plus en être consi­dé­ré comme le pre­mier res­pon­sable. Cela étant éta­bli, il serait aus­si injus­ti­fié que naïf de pen­ser que la période post­con­ci­liaire fut indé­pen­dante en tout du Concile. Ce n’est pas un hasard si cette période, bien que de manière exa­gé­rée, s’en est pré­va­lue pour pro­mou­voir la cri­tique, s’ouvrir aux dyna­miques contes­ta­taires et des­truc­tives, conce­voir les rap­ports Eglise-monde selon un sché­ma d’inspiration mar­xiste ; comme ce n’est pas un hasard si des théo­lo­giens qui avaient bu jusqu’à l’ivresse la coupe d’un Congar, d’un Che­nu, d’un de Lubac et de nom­breux autres, ne recon­nais­saient de vraie théo­lo­gie que dans sa ver­sion pro­gres­siste et la saluaient comme la seule digne d’intérêt.

L’œcuménisme, qui a été l’une des pré­oc­cu­pa­tions les plus spé­ci­fiques du concile (textes, repré­sen­ta­tion média­tique, appli­ca­tions), n’a‑t-il pas eu pour effet indi­rect une cer­taine dimi­nu­tion de la conscience de l’unité de foi et de dis­ci­pline à l’intérieur même de l’Eglise ?

Il est pos­sible d’affirmer que l’œcuménisme a en par­tie concou­ru à « l’effilochement » de l’homogénéité ecclé­siale, mais pas de son uni­té : celle-ci est une pro­prié­té inalié­nable de l’Eglise, et il n’y a pas d’œcuménisme qui puisse en quelque mesure que ce soit l’attaquer ou sim­ple­ment la déli­ter. Il faut ici entendre l’œcuménisme en son sens authen­tique, et non ce moule des­truc­teur, tou­jours prêt à sacri­fier la foi pour pou­voir célé­brer une uni­té impos­sible, comme est impos­sible l’unité entre le oui et le non. L’histoire des rap­ports œcu­mé­niques a mal­heu­reu­se­ment connu des moments d’une telle confu­sion. On s’est figu­ré qu’il suf­fi­sait de réci­ter ensemble le Pater nos­ter pour résoudre le pro­blème de l’unité des chré­tiens. Sur cette der­nière expres­sion, j’attire l’attention du lec­teur : l’œcuménisme n’est pas un coef­fi­cient d’unité, mais de réuni­fi­ca­tion. L’unité ne dépend de quelque ini­tia­tive humaine ou ecclé­siale que ce soit, mais de telles ini­tia­tives pour­raient concou­rir, par­fois de manière effi­cace, à la réuni­fi­ca­tion des chré­tiens sépa­rés. Mais quand l’œcuménisme se four­voie et sacri­fie les valeurs non négo­ciables pré­ten­dant ain­si par­ve­nir à un cer­tain degré d’unité, se véri­fie alors ce que j’ai reje­té plus haut : l’effilochement de l’homogénéité ecclé­siale. Ceci explique pour­quoi le che­min œcu­mé­nique est lent et pour­quoi, dans le même temps, il faut se défier de toute avan­cée pré­ci­pi­tée. Renouer les liens, rom­pus sou­vent depuis des siècles, à par­tir des valeurs rele­vant du champ de la révé­la­tion et non de pers­pec­tives humaines, tel est le point vers où convergent deux fac­teurs : d’une part, les efforts des com­mu­nau­tés chré­tiennes et, de l’autre, la grâce que Dieu ne refuse jamais à ceux qui font le bien. Quant à la « com­mu­nion parfaite/imparfaite », on connaît suf­fi­sam­ment mon désac­cord sur cette manière de s’exprimer. Tout dépend en défi­ni­tive de l’exactitude de la notion d’unité, qui ne recouvre pas le simple fait d’être ensemble, ou une cer­taine coexis­tence de dif­fé­rences et de contraires, ni même en der­nière ana­lyse la coexis­tence d’éléments com­muns ; mais il s’agit plu­tôt de ce « cor unum et ani­ma una » – un seul cœur et une seule âme – dont parlent les Actes des Apôtres (4, 32) : ne pas avoir de pen­sée dif­fé­rente, de com­pré­hen­sion dif­fé­rente, de motif dif­fé­rent de croire, au sein d’une com­mu­nau­té de grands et de petits, d’hommes et de femmes, de savants et d’ignorants. L’unité, au sens que lui donne saint Paul lorsqu’il parle de la dis­pa­ri­tion de tout motif de divi­sion, jusqu’à l’origine eth­nique puisque « il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, vous êtes tous un seul être dans le Christ » (Gal 3,28). C’est dans le cadre concep­tuel de l’unité enten­due ain­si que l’on peut défi­nir l’idée de com­mu­nion, de « com­mune union », c’est-à-dire d’une par­ti­ci­pa­tion com­mune aux rai­sons qui fondent l’unité, du res­pect des­quelles naît la « com­mune union ». Une com­mu­nion qui ferait abs­trac­tion de ces pré­misses ou qui ferait appel à un autre fon­de­ment, est sans consis­tance. En défi­ni­tive, la com­mu­nion est ou n’est pas ; et si elle n’est pas, il s’ensuit qu’on est en pré­sence non pas d’une simple dégra­da­tion du plus vers le moins, comme la qua­li­fi­ca­tion « parfaite/ impar­faite » vou­drait le sug­gé­rer, mais d’une variante de l’alternative entre être et non-être. Quand il y a com­mu­nion, il y a tou­jours une rela­tion au sens plé­nier et non pas par­tiel ; le carac­tère par­tiel émousse la com­mu­nion. Se conten­ter d’un simple dia­logue avec l’espoir de pré­pa­rer pour l’avenir la réuni­fi­ca­tion des chré­tiens, même si ce n’est pas en soi une erreur tra­gique, cela ne peut en aucun cas être l’indice d’une com­mu­nion véri­table. Une com­mu­nion en espé­rance, peut-être, mais pas une réa­li­té en acte. Il convient que jamais l’on ne se méprenne sur les conte­nus du dia­logue et sur la réuni­fi­ca­tion future. En matière de foi et de morale, un affai­blis­se­ment même léger est comme la goutte qui finit par creu­ser la pierre : les consé­quences pour­raient être désas­treuses.

Où situer la fron­tière entre légi­time dif­fé­rence ou plu­ra­li­té des cha­rismes (par exemple, entre les voca­tions spé­ci­fiques des ordres reli­gieux, ou les dif­fé­rentes méthodes des écoles de théo­lo­gie), et plu­ra­lisme doc­tri­nal ?

Qu’il me soit per­mis de par­ler avec fran­chise : l’unité de la foi ne peut en aucune manière être asso­ciée à une diver­si­té légi­time. La foi, par l’affirmation de son uni­té, exclut la légi­ti­mi­té d’une foi dif­fé­rente. Cela doit s’entendre non dans un sens socio­lo­gique, où est pré­vue la pos­si­bi­li­té d’un plu­ra­lisme de croyances, ce que la science des reli­gions a l’habitude de rele­ver et d’analyser ; mais dans le sens théo­lo­gique selon lequel l’unité de la foi pro­cède direc­te­ment de l’unité même de Dieu, avec la consé­quence – « à cause de la contra­dic­tion qui point ne le per­met », dirait le grand poète Dante (Divine Comé­die, 1, 27, 120) – qu’il ne peut y avoir uni­té de foi et diver­si­té légi­time : celle-ci, jus­te­ment en tant que diver­si­té, n’est jamais légi­time. Je me réfère évi­dem­ment à la foi qui jaillit de la Révé­la­tion divine, tel­le­ment une en son être même qu’elle ne peut échap­per à la contra­dic­tion si d’autres croyances lui sont asso­ciées : une seule autre, pla­cée à côté d’elle et même subor­don­née à elle, ne serait rien d’autre qu’une atteinte à son uni­té indis­so­luble. On pour­rait décla­rer que la foi est méta­phy­si­que­ment étran­gère à la diver­si­té, d’où l’illégitimité de toute asser­tion contraire. Tou­te­fois, il convient de dis­tin­guer diver­si­té et diver­si­té : le fait même de par­ler de « diver­si­té illé­gi­time » sous-entend assez clai­re­ment qu’il n’est pas absurde d’envisager une « diver­si­té légi­time ». Le « divers », s’il était insé­ré dans les élé­ments consti­tu­tifs d’une réa­li­té don­née, engen­dre­rait fata­le­ment une contra­dic­tion et en tant que tel il devrait être consi­dé­ré comme « illé­gi­time ».
Par exemple, il en serait ain­si de l’insertion d’une qua­li­té non essen­tielle dans la défi­ni­tion de l’homme : si à « ani­mal rai­son­nable, com­po­sé d’une âme et d’un corps » on ajou­tait soit l’omniscience soit la toute-puis­sance, ou tout autre élé­ment, on ne par­le­rait plus de l’homme ; et poser un tel élé­ment comme pré­di­cat de l’homme serait radi­ca­le­ment « illé­gi­time ». Ceci pré­ci­sé, on doit élar­gir l’horizon et recon­naître que, pour la foi aus­si, il peut y avoir une diver­si­té légi­time, et le recon­naître ou l’affirmer ne fait pas entrer dans un dis­cours contra­dic­toire. En réa­li­té, non pas à l’intérieur de la foi, mais sur le plan des dis­cours qui en parlent, on aper­çoit un entre­croi­se­ment d’éléments dif­fé­rents où il n’y a ni illé­gi­ti­mi­té ni contra­dic­tion. Je fais allu­sion, pour être clair et ne pas lais­ser ouverte la pos­si­bi­li­té du doute, à la diver­si­té qui ne concerne pas la foi en soi, mais son expo­si­tion, sa pra­tique, sa for­mu­la­tion. Diver­si­té plus que légi­time, extrin­sèque à la foi mais où tout est rela­tif à la foi ; en jouant sur les mots, on pour­rait dire par consé­quent que ce qui serait « illé­gi­time », ce serait d’affirmer l’illégitimité de ce type de diver­si­té. Ce qui légi­time une diver­si­té de ce genre, c’est son carac­tère extrin­sèque par rap­port à la foi : il y a diver­si­té, non de conte­nu, mais d’expressions, d’explications, de for­mu­la­tions : je l’appellerai diver­si­té épexé­gé­tique, c’est-à-dire expli­ca­tive.

Face au cli­mat de divi­sion héri­té de l’après-concile, cer­tains ont cher­ché des solu­tions « inclu­sives ». En 1996, le car­di­nal amé­ri­cain Ber­nar­din avait essayé de lan­cer un Com­mon Ground (base com­mune), sorte de plate-forme de dia­logue qui aurait per­mis de mettre ensemble les catho­liques de dif­fé­rentes « sen­si­bi­li­tés », en leur lais­sant une cer­taine dose de plu­ra­lisme doc­tri­nal, n’excluant que les « extrêmes ». Une même idée a pu s’exprimer à pro­pos de ce qu’on a un temps appe­lé la « réforme de la réforme » en matière litur­gique. Que pen­sez-vous de la via­bi­li­té de telles éla­bo­ra­tions concep­tuelles, qui pour­raient rap­pe­ler la méthode – aux conno­ta­tions hégé­liennes – dite de « dépas­se­ment inclu­sif » des oppo­si­tions, ou encore de « diver­si­té récon­ci­liée » ?

J’espère vrai­ment que per­sonne dans l’Eglise ne se don­ne­ra la peine de pré­pa­rer des « dépas­se­ments inclu­sifs » d’inspiration hégé­lienne, en vue de « dif­fé­rences récon­ci­liées » fan­to­ma­tiques. Cette expres­sion est un non-sens (et il l’est cer­tai­ne­ment pour moi, en rai­son de ma pro­pen­sion à la logique à laquelle j’ai recours toutes les fois qu’il m’est don­né d’exprimer publi­que­ment mon opi­nion). Or, en cette expres­sion, je ne par­viens pas à voir une connexion logique claire ; je suis même convain­cu qu’elle n’existe pas. L’expression est un non-sens en soi pour celui qui reven­dique et qui, pri­vé de toute réfé­rence logique, déclare une récon­ci­lia­tion gra­tuite : il récon­ci­lie, en effet, non pas ce qui est dif­fé­rent, qu’on n’unifie jamais, mais ce qui est en oppo­si­tion ou en contra­dic­tion. Sans oublier bien évi­dem­ment que tout ce qui est dif­fé­rent n’est pas oppo­sé ou contra­dic­toire. Je ne sais pas si le Pape cherche des « solu­tions inclu­sives » et ce n’est pas ain­si que je vois le motu pro­prio Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum, comme si le Pape avait vou­lu ména­ger la chèvre et le chou, ou conten­ter un peu tout le monde. En fait, il a décla­ré que le rite tra­di­tion­nel n’avait jamais été abro­gé et n’est aucu­ne­ment entré dans une pers­pec­tive dis­cu­table de « dif­fé­rences récon­ci­liées ». Il n’y a ni récon­ci­lia­tion, ni sur­tout dif­fé­rence : sim­ple­ment, le rite romain ancien peut coexis­ter avec d’autres rites, comme cela a tou­jours été le cas, sans qu’il y ait là concur­rence. Si ces autres rites entraient en concur­rence avec lui, ils per­draient leur légi­ti­mi­té. Quant à la « réforme de la réforme », je peux dire que j’y ai cru et l’ai espé­rée, même si je dois consta­ter et admettre qu’il n’y a pas eu de grandes avan­cées. L’expression se réfé­rait à la néces­si­té de « réfor­mer » la réforme litur­gique insen­sée issue de Vati­can II et impo­sée par le « post­con­cile ». Il y a eu une période durant laquelle le Secré­taire de la Congré­ga­tion pour le Culte divin et les Sacre­ments, avec qui je m’étais entre­te­nu, se décla­rait déci­dé et prêt à mettre en œuvre cette « réforme de la réforme ». Mal­heu­reu­se­ment, quelques mois après, d’autres res­pon­sa­bi­li­tés ont été confiées à ce Secré­taire et rien ne se fit. Joseph Rat­zin­ger lui-même, au moins comme car­di­nal, mais je ne suis pas sûr que comme Pape il ait chan­gé d’avis, s’est plu­sieurs fois inté­res­sé à un tel chan­tier. Espé­rons que, tôt ou tard, cet inté­rêt devienne réa­li­té. Il convient de sou­li­gner en outre, me semble-t-il, que Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum doit être envi­sa­gé dans l’optique, chère à Benoît XVI, de « l’herméneutique de la conti­nui­té », carac­té­ris­tique com­mune à tout le pon­ti­fi­cat actuel. Ce serait une grave erreur de voir dans ce motu pro­prio une nos­tal­gie du pas­sé et une conces­sion aux nos­tal­giques du rite ancien. Pour qui a atten­ti­ve­ment ana­ly­sé Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum, il est aisé non seule­ment de consta­ter, mais encore d’apprécier com­bien il s’insère d’une manière adé­quate dans une vision uni­taire de la litur­gie catho­lique.

Dans votre livre Il Vati­ca­no II. Alle radi­ci d’un equi­vo­co ((. Lin­dau, Milan, mai 2012, 412 p.)) , vous affir­mez que la mau­vaise direc­tion prise par le « dia­logue » trouve ses racines dans une concep­tion démo­cra­tique de l’Eglise. En consé­quence, vous pro­po­sez de reve­nir à un res­pect plus strict de la consti­tu­tion hié­rar­chique de l’Eglise, d’institution divine, à la pra­tique d’un Magis­tère clair, au réveil de la théo­lo­gie, etc. Com­ment pour­rait se concré­ti­ser ce retour aux sources dans la pers­pec­tive d’une annonce de la foi à nos contem­po­rains qui se trouvent oppres­sés par la culture domi­nante occi­den­tale, éga­li­taire et dog­ma­ti­que­ment oppo­sée à la véri­té ?

Aller « aux sources » est un appel que vous, Fran­çais, connais­sez bien et que vous avez eu le bon sens et même l’honneur de répandre dans tout l’univers catho­lique. Cet appel a mis en pra­tique une recherche qui aujourd’hui n’est pas encore ache­vée : il y n’a pas de théo­lo­gien ou d’historien catho­lique qui, dans l’accomplissement de sa charge, puisse se déro­ber devant la néces­si­té de tra­vailler sur les « sources ». Il y a, et per­sonne ne peut en dou­ter, des « sources » à redé­cou­vrir, y com­pris dans la vie chré­tienne ordi­naire, en vue d’une authen­ti­ci­té plus ferme de la foi et de la pra­tique qui en découle. Il est clair comme de l’eau de roche que la foi ne sup­porte pas, en rai­son de ce qu’elle est, des mélanges et des fal­si­fi­ca­tions des­truc­trices, comme celles qui dominent dans la culture contem­po­raine. Si celles-ci ne sont pas dénon­cées clai­re­ment et cor­ri­gées, si on les accepte ou pire si elles s’introduisent dans la vie chré­tienne, on finit par faire du chris­tia­nisme un pot-pour­ri dans lequel tout et le contraire de tout pour­raient être décla­rés légi­times. Tel a été le motif qui a pré­si­dé à l’ouvrage que vous rap­pe­lez. Il est épui­sé depuis quelque temps. J’ai le pro­jet, si le Sei­gneur me conserve encore quelques forces, de pour­voir à une réédi­tion. Le fait qu’il ait trou­vé un large accueil en si peu de temps me confirme dans la convic­tion que l’urgence du moment est au retour à un res­pect plus rigou­reux de la consti­tu­tion hié­rar­chique de l’Eglise, à des inter­ven­tions magis­té­rielles dili­gentes et claires ain­si qu’à leur écoute fidèle, au réveil de la vraie théo­lo­gie et spé­cia­le­ment de celle qui se place dans le sillon du Doc­teur Angé­lique. Alors, reten­ti­ra l’appel « aux sources », soit pour évi­ter le mal­heur de mélanges impos­sibles entre l’esprit du monde, la culture contem­po­raine et la doc­trine de la foi, soit pour une pro­fes­sion pri­vée ou publique tou­jours plus claire de notre sainte foi.