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Lec­tures : Les larmes de Pierre

Lorsqu’ils se placent sur un plan pure­ment théo­lo­gique et qu’ils sont ani­més par une foi vivante et priante ain­si que par une cha­ri­té sans réserve, les pen­seurs catho­liques, ortho­doxes et pro­tes­tants mettent en œuvre mani­fes­te­ment le com­man­de­ment du Christ d’être unis en lui. L’amour de l’Eglise épouse du Christ, le zèle pour la véri­té ne s’inventent pas, ne se contre­font pas. Qui les éprouve quelque peu les recon­naît aus­si en ceux que leur appar­te­nance confes­sion­nelle, leurs soli­da­ri­tés, pour­raient rendre éloi­gnés et incon­ci­liables… Mais cette dis­po­si­tion néces­saire à un authen­tique dia­logue, pour essen­tielle qu’elle soit, ne suf­fit pas com­plè­te­ment. Il faut recon­naître que l’apparent ralen­tis­se­ment d’une récon­ci­lia­tion totale, d’une uni­té des cœurs et d’une union des intel­li­gences exige qu’on s’interroge, et non pas dans le sens d’une accu­sa­tion d’autrui ou de soi-même, mais dans celui d’un dis­cer­ne­ment plus pro­fond, plus docile à l’Esprit qui est Esprit de véri­té et d’amour.
C’est à un dis­cer­ne­ment de cette sorte qu’encourage l’essai de Mari­na Cop­si­das, qui est aus­si un essai sur les Ecri­tures, l’Eglise et l’histoire du chris­tia­nisme, une réflexion his­to­rique, ecclé­sio­lo­gique, cen­trée autour de l’apôtre Pierre mais abor­dant à tra­vers lui les ques­tions fon­da­men­tales de la vie chré­tienne, aus­si bien dans le pas­sé que pour l’actualité, et fai­sant une large part au dérou­le­ment des drames qui, dès l’époque constan­ti­nienne et la consti­tu­tion de la Nou­velle Rome qui dépla­çait le centre de gra­vi­té de l’administration des Eglises, ont mar­qué l’histoire du chris­tia­nisme et conduit aux schismes d’Orient et d’Occident.

Nous y retrou­vons les qua­li­tés d’un livre pré­cé­dent sur l’icône, de vastes connais­sances his­to­riques et une pro­fonde qua­li­té de médi­ta­tion. Nous nous réjouis­sons de voir un point de vue ortho­doxe qui se veut aus­si proche de notre sen­si­bi­li­té catho­lique.
Car c’est en ortho­doxe que Mari­na Cop­si­das aborde la ques­tion de la pri­mau­té romaine, notam­ment par le fait qu’elle lui attri­bue une impor­tance énorme comme obs­tacle à l’union, comme du reste à la ques­tion du filioque et à celle du pur­ga­toire. Disons d’emblée notre propre réti­cence à attri­buer à cette ques­tion du filioque une impor­tance aus­si déci­sive, quoique nous recon­nais­sions sans peine qu’elle fut et sans doute reste occa­sion, symp­tôme, sym­bole, et qu’à ce titre elle reste une ques­tion, mais pen­sant que sa pro­blé­ma­tique est, d’un point de vue stric­te­ment théo­lo­gique, pour l’essentiel un mal­en­ten­du.
Néan­moins, nous ne croyons pas néces­saire de prendre un point de vue label­li­sé catho­lique par rap­port à un point de vue ortho­doxe. Il est bien plus fruc­tueux d’essayer de démê­ler ensemble l’écheveau his­to­rique et théo­rique qui a conduit l’Orient et l’Occident chré­tiens à vivre dans une igno­rance mutuelle que n’a cor­ri­gée que de manière très insa­tis­fai­sante l’existence d’Eglises orien­tales rat­ta­chées à Rome ou vivant en com­mu­nion avec son Evêque. Faut-il par­ler, comme
M. Cop­si­das, de la com­plé­men­ta­ri­té polaire entre « cer­veau droit » et « cer­veau gauche » ? La trou­vaille est jolie, et ne manque pas d’à‑propos. Mais elle tend à attri­buer plus de fémi­ni­té et d’intuition à l’Orient, plus de mas­cu­li­ni­té et de stricte ratio­na­li­té à l’Occident, ce qui est ten­tant sur un plan d’anthropologie socio­lo­gique et de socio­lo­gie des reli­gions mais pro­blé­ma­tique quand il s’agit de l’Eglise qui, sur un plan théo­lo­gal, est fémi­nine par essence quand elle est elle-même, le pôle mas­cu­lin étant assu­mé par la hié­rar­chie, le cler­gé… Le fait que Jean le Théo­lo­gien ait dans l’orthodoxie la place que peut-être, dans une cer­taine optique du moins, le catho­li­cisme latin pré­fère attri­buer à Pierre, loin d’expliquer la dés­union, ne peut que l’invalider dans la mesure où le Nou­veau Tes­ta­ment ne montre de la part du dis­ciple bien-aimé vis-à-vis du « chef » des apôtres que coopé­ra­tion et res­pect.
Rele­vons quelques points qui font ques­tion.
D’abord, une cer­taine ten­dance à rabattre auto­ri­té sur pou­voir, et ain­si à oublier que l’essence de l’autorité est ser­vice, ce qui est la doc­trine catho­lique réelle même si les ava­tars de l’histoire ont pu créer une cer­taine confu­sion. Mais est-il consé­quent de la part des théo­lo­giens catho­liques Küng et Tillard, choi­sis comme s’ils étaient une réfé­rence repré­sen­ta­tive de la pen­sée catho­lique, de pas­ser sous silence la seule jus­ti­fi­ca­tion que la papau­té se soit sérieu­se­ment don­née, celle de pro­té­ger le trou­peau du Christ ?
Pour le Pro­fes­seur Küng, est-il besoin de men­tion­ner sa posi­tion uni­la­té­ra­le­ment contes­ta­taire et ses pré­sup­po­sés socio­po­li­tiques qui se donnent des jus­ti­fi­ca­tifs exé­gé­tiques ? Quant au père Tillard, sa cri­tique uni­la­té­rale de la papau­té, son paral­lèle spé­cieux entre Jean-Paul II, non nom­mé mais bien visé à l’époque, et Pie IX, l’inexpiable fau­teur de l’infaillibilité pon­ti­fi­cale dont il dresse un por­trait-charge condes­cen­dant ne lui méri­taient pas, selon nous, l’attention de notre auteur.
Au vrai, c’est moins entre confes­sions chré­tiennes dif­fé­rentes que cer­tains débats cru­ciaux marquent notre post­mo­der­ni­té qu’entre deux manières de lire l’histoire. Ou bien nous accep­tons une cer­taine idée d’« avan­cées » qui devraient être celles de l’Eglise, et nous inter­di­sons à celle-ci de rap­pe­ler les com­man­de­ments divins, notam­ment en matière de sexua­li­té, sous pré­texte qu’elle se fige­rait alors dans une atti­tude mora­liste désor­mais dépas­sée, ou bien nous pen­sons qu’une lutte dra­ma­tique se joue dans notre his­toire entre les dis­ciples de l’Agneau et les forces anté­chris­tiques déployées à tra­vers notre soi-disant civi­li­sa­tion et ses pré­ten­dus pro­grès où l’idéologie s’autorise de la science mais qui ne sont que des asser­vis­se­ments cachés.
La ques­tion de l’infaillibilité pon­ti­fi­cale est pra­ti­que­ment occul­tée dans son fond, car en elle il ne s’agit pas de puis­sance, de pou­voir, d’autoritarisme, de domi­na­tion, mais bel et bien de défense de la liber­té humaine fon­da­men­tale, la liber­té spi­ri­tuelle. L’infaillibilité du Pape est le lieu repé­rable de l’infaillibilité de l’Eglise elle-même, et l’infaillibilité de l’Eglise est le seul rem­part contre l’arrogance des pseu­do-infailli­bi­li­tés des puis­sances de ce monde. Les dogmes conci­liaires dont les ortho­doxes font à juste titre si grand cas n’ont d’ailleurs pas d’autre rai­son d’être que de mettre en échec le tota­li­ta­risme des modes, des idéo­lo­gies, des sys­tèmes de pen­sée et des poli­tiques. L’autorité du pri­mat romain, loin de contre­dire une juste col­lé­gia­li­té, n’est rien d’autre que la misé­ri­corde du Christ qui « ne veut pas qu’un seul de ces petits se perde », qui ne laisse pas l’homme dans l’ignorance et la per­plexi­té, sur­tout lorsqu’il y va de ques­tions exis­ten­tielles cru­ciales. C’est ce que le car­di­nal New­man avait com­pris, et c’est pour­quoi il quit­ta l’Eglise angli­cane où une car­rière brillante lui était assu­rée pour com­men­cer une exis­tence de ban­ni dans son propre pays.
Ceci une fois posé, il nous devient agréable se suivre le che­mi­ne­ment de l’apôtre Pierre tel que nous le décrit Mari­na Cop­si­das, de façon vrai­ment pas­sion­nante. Nous décou­vrons ain­si le retour­ne­ment pro­di­gieux vécu par un homme à la fois sûr de lui et hési­tant, habi­té par un amour excep­tion­nel pour le Christ, mais d’abord peu récep­tif à son ensei­gne­ment et réso­lu à l’incliner à des posi­tions mes­sia­niques si éloi­gnées de la mis­sion vic­ti­maire de celui-ci qu’il se fait appe­ler Satan juste après avoir été recon­nu comme ins­pi­ré par l’Esprit du Père des Cieux. Pierre devien­dra le modèle même du dis­ciple humble, plein de dou­ceur dans l’exercice de sa charge et fai­sant montre d’un esprit authen­ti­que­ment col­lé­gial, c’est à dire, fina­le­ment, fra­ter­nel. N’est-ce pas de ce même esprit que fait montre Benoît XVI, cité par notre auteur qui regrette de voir l’Eglise catho­lique sou­vent si loin de l’idéal dont témoigne ce pape ? Ce regret n’a rien de sec­taire – les dérives de l’autocéphalisme et du natio­na­lisme dans l’orthodoxie ne lui échappent pas – mais ne par­ti­cipe-til pas d’une ten­dance à pro­je­ter sur la situa­tion actuelle de l’Eglise catho­lique, situa­tion si fra­gile mal­gré l’apparente recon­nais­sance que lui pro­cure ce sta­tut inter­na­tio­nal du Saint-Siège qui n’est pas une ques­tion si simple à tran­cher d’un point de vue chré­tien, à pro­je­ter, disons-nous, sur cette actua­li­té les pro­blé­ma­tiques et les aléas du pas­sé, où il ne faut d’abord pas mélan­ger les ques­tions dog­ma­tiques et ecclé­sio­lo­giques avec les débor­de­ments pas­sion­nels dont l’Eglise romaine (comme notre auteur en convien­drait à coup sûr) fut loin d’être la seule à se rendre fau­tive. Il faut évi­ter éga­le­ment, en matière dog­ma­tique, de crier à l’hérésie quand le contexte cultu­rel ou phi­lo­so­phique entraîne
des moda­li­tés d’expression qui ne sont pas incom­pa­tibles en sub­stance avec d’autres moda­li­tés éga­le­ment res­pec­tables. Enfin, si l’on regrette jus­te­ment les com­pro­mis aux­quels il a pu arri­ver à l’autorité papale de céder du fait de la com­plexi­té des situa­tions tem­po­relles où la garde d’un immense trou­peau la pla­çait inévi­ta­ble­ment, ain­si que sous les pres­sions poli­tiques qui la har­ce­laient, comme elles har­ce­lèrent sans relâche bien d’autres auto­ri­tés spi­ri­tuelles qui, loin de son appui, som­brèrent par­fois dans des sou­mis­sions désho­no­rantes, il n’est en revanche pas juste d’accuser cette auto­ri­té d’être à la source des vio­lences et des injus­tices. Avant tout, il ne faut pas oublier que ce pas­sé repré­sente aus­si le dérou­le­ment d’une admi­rable fidé­li­té à l’Agneau immo­lé et vain­queur et n’a ces­sé d’arracher des pans entiers de notre huma­ni­té à l’horreur abso­lue où elle a la triste habi­tude de se plon­ger.