Ambiguïté et plénitude de l’inexprimable
Le système sulivanien est à plusieurs étages tout comme ce qui compose le cheminement de sa vie.
La critique de la modernité est remarquablement posée et semble rendre impossible une quelconque adhésion aux canons idéologiques contemporains. Sulivan ne sera d’ailleurs jamais profondément attaché à une chapelle partisane, sa critique liée du communisme et du capitalisme l’ayant préservé de ces tentations du siècle ; « il sait que les utopies masquent trop souvent des déserts d’humanité réelle » ((. « Ouverture : Jean Sulivan le passant », Yohann Abiven, Jean Lavoué, Joseph Thomas, in Jean Sulivan, l’écriture insurgée, op. cit., p. 10.)) . Ainsi la ligne éditoriale du journal qu’il a créé se revendique pleinement de la doctrine sociale de l’Église, cette troisième voie qui condamne à la fois le communisme et le capitalisme, avatars de la modernité ((. « La place que nous avons laissé vacante, cette part d’espérance qui est notre patrimoine commun et qui nous vient du plus profond de l’Ancien Testament, nous a été confisquée par un matérialisme marxiste, qui prisonnier des illusions optimistes du scientisme, annonce lui aussi un temps où régnera sur cette terre la paix, l’abondance et le bonheur, que parce que nous avons parfois oublié la dimension réelle de notre foi… Les marxistes se trompent, la misère est l’œuvre du péché et seule la grâce de Dieu peut juguler les instincts égoïstes qui créent l’injustice, la haine, et la souffrance des hommes […]. Nous affirmons la puissance de Dieu dans ce monde, plus fort que le mal, plus fort que Satan » (Dialogues-Ouest, « Quelle est donc l’espérance des Chrétiens ? », novembre 1953).)) ; « l’un des moyens les plus puissants pour éliminer le péril communiste est d’améliorer le niveau de vie de l’ouvrier […]. Le communisme en définitive est le fruit monstrueux du capitalisme ». Ainsi, répondre à la désespérance d’un milieu ouvrier tenté par les fables matérialistes est une exigence apostolique, c’est même « l’impérieux devoir » ((. Dialogues-Ouest, décembre 1949.)) , le programme catholique social annoncé dès le premier numéro. A condition naturellement de défendre fermement l’intransigeance pontificale ((. « Dialogues-Ouest, miroir brisé », Yohann Abiven in op. cit., p. 58.)) puisque dans sa définition de l’ordre social chrétien dans l’ordre temporel, Dialogues-Ouest pense pouvoir se ranger sous l’autorité de Pie XII. Ainsi également, la modernité étant une société d’individus articulée sur le principe de la séparation ((. Cf. Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Gallimard, 2004.)) , à l’inverse, « sachons être présents aux autres pour accompagner ce que le Christ veut de nous : l’achèvement de son corps mystique dans l’unité » ((. Dialogues-Ouest, janvier 1950.)) .
Et pourtant, une nouvelle fois, le débordement n’est pas loin pour que dans la recherche de méthodes, de réformes, de solutions pointe une séparation du temporel et du spirituel, la distinction des hommes et de la doctrine et que le cardinal Feltin s’autorise à expliquer aux lecteurs de Dialogues-Ouest en octobre 1953 que les vérités religieuses intangibles, les règles morales et canoniques délimitées et imposées par l’Église « ne sont pas nombreuses » ((. Dialogues-Ouest, octobre 1953.)) ; comme le souligne Yohann Abiven ((. « Dialogues-Ouest, miroir brisé », Yohann Abiven in op. cit.)) , « le signal était donné… » pour que notamment à force de « manipule[r] les tentations modernes, sans jamais cependant y succomber […], Dialogues-Ouest [soit] une étape dans ce mouvement de subjectivisation de la foi ». Yohann Abiven fait fort justement remarquer que c’est ce subjectivisme moderne, après le complet divorce contemporain entre les deux morales, chrétienne et laïque, « qui s’est insinué dans l’institution ecclésiale qui donne désormais tous les signes de la fin d’un monde ((. Il fait donc référence à Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, 2003.)) , […] que ces méthodes pastorales d’ouverture au monde ne peuvent pas ne pas avoir d’effet de rétroaction sur la doctrine, […] que l’orthopraxie rejaillit sur l’orthodoxie, le drame de la conscience chrétienne se situe là, dans cette sécularisation interne introduite par des techniques d’examen objectif des situations, […] [qu’enfin] les apologies récurrentes de l’intériorité frayent un chemin à la modernité ». Très lucidement, l’expérience de Dialogues-Ouest est jugée comme ayant permis que l’exercice d’introspection ait grillé des étapes, comme si le retour à soi pénétrait des esprits déjà de mieux en mieux disposés aux réquisitions du subjectivisme contemporain, voire préparait le regard contemporain porté sur le religieux : un moyen parmi d’autres d’épanouissement de soi.
Revenant sur cette expérience journalistique à la fin de sa vie, Sulivan avait précisé en quoi son orientation avait été plutôt spirituelle, ce qui avait pu conduire à un certain décalage avec la revue : « Il y a des journaux dont la fonction est de suivre l’événement et de l’interpréter selon telle ou telle option politique et sociale. Mon cœur est du côté de ceux qui combattent pour ce qui est pauvre et faible. Mais ma mission première est d’éveil. Qu’il y ait le plus d’hommes éveillés possible, c’est-à-dire étrangers aux préjugés et à la paresse spirituelle ! » ((. Jean Sulivan, Bloc-notes, Editions SOS, Paris, 1986.)) Avec la fin de la parution de Dialogues-Ouest, son cheminement arrive donc presque à son terme, son activité à Paris sera désormais entièrement centrée sur l’écriture avec une liberté de ton et un style : la trentaine d’ouvrages écrits en vingt-deux ans entre 1958 et sa mort en 1980, romans, essais, récits, nouvelles, est à destination des croyants « asphyxiés par l’étroitesse des rigidités doctrinales et des comportements stéréotypés de leur milieu… » ((. « Ouverture… », op. cit., p. 9.)) . L’ouvrage n’indique pas clairement si le départ pour Paris de l’abbé Lemarchand a signifié également la fin de l’exercice de son sacerdoce, précision dans un sens ou dans l’autre, qui aurait pourtant aidé à comprendre les circonstances de la publication de son œuvre, notamment de Mais il y a la mer (1964) qui recevra par l’entremise de Daniel-Rops, le prix catholique de littérature 1964, et ainsi critiqué par Alain Palante de La France catholique : « Ce qui gêne, c’est ce postulat que toute charge officielle soit un obstacle à la vie de l’Evangile »…
On peut analyser l’ensemble de son œuvre comme une suite de fuites successives : le doute salutaire sur la « politique d’inspiration chrétienne » ((. En 1978 il aura cette réflexion : « Le triomphe de la démocratie-chrétienne a été suivi immédiatement par sa dégradation. Elle était issue de l’Action catholique et, comme le remarque Bernanos dans sa correspondance, c’était le dernier truc inventé par les curés pour éviter à l’Eglise d’être confrontée à la réalité », Jean Sulivan, L’instant éternel, Le Centurion, 1978, p. 66.)) , puis sur l’ensemble du mouvement catholique tel qu’il l’a connu à Rennes qu’il tente de contourner par l’action culturelle, le ciné-club, le journalisme, la critique du « militantisme », puis l’évasion à Paris dans l’œuvre littéraire à la fois en « dissidence » et montrant les illusions du réformisme ecclésial. Ainsi, l’étude de son processus de maturation intellectuelle donne immédiatement l’impression d’un attachement immodéré au paradoxe anthropomorphique dans l’expression de la foi.
Du « Dieu sensible au cœur » pascalien, la pente sulivanienne semble irréversiblement portée à l’« excès » de l’intériorité, peut-être vers l’autonomie ; voilà la rupture : « Un jour je me suis aperçu que les questions éternelles se jouaient au niveau de la terre, dans l’expérience humaine, dans la chair et le souffle. Pour moi tout a changé ». Sulivan est une des assez nombreuses victimes consentantes du glissement de cette intériorité augustinienne vers une sorte de subjectivisme moderne. C’est pourquoi les auteurs de l’ouvrage rapportent cette évolution à la critique d’une tradition, d’un « intransigeantisme » par trop formaté comme mot-clef dans les nomenclatures simples de la science politique présentement dominée par la sociologie. En réalité, le débat est ailleurs, Sulivan va très largement au-delà dans son questionnement de la foi et ses interrogations sont fondamentales même si les réponses qu’il esquisse peuvent pour partie relever de la posture, « le rebelle », le « passant », « l’errant », etc. Excitant finalement le sentiment, ses écrits sont beaucoup plus faibles dans l’énervement de l’inintelligible que dans l’expression de sa mystique « internelle » : « La conversion ne survient que lorsqu’un homme découvre avec évidence qu’il n’a droit à rien, ni à l’existence ni au bonheur, pas plus que n’importe quel passereau. Il se sent alors en sursis, empli de gratitude, disponible à l’instant, au bonheur large, à la fois présent-absent » ((. Jean Sulivan, La traversée des illusions, Gallimard, Paris, 1977, pp. 138 ss.)) .
Il est également difficile de faire la part d’un certain esthétisme romantique dans la revendication d’un retour à la poésie et à la mystique, et d’une utilisation récurrente du paradoxe, un langage qui « voudrait suggérer qu’il existe une spiritualité liée au sensible, une résonance, une corporéité de la parole et que ce qui manque à la communion chrétienne, ce ne sont ni les idées, ni l’obéissance, c’est de la chair spirituelle, un support au sacrement » ((. Jean Sulivan, L’instant, l’éternité, Le Centurion, Paris, 1978, pp. 29 ss. ; c’est nous qui soulignons en italique.)) . Mais la fascination est réelle pour le côté obscur de la vie individuelle, le secret de l’intériorité, le mouvement de la vie dans la vie, du souffle dans la chair ((. Cf. « Sulivan, la chaire et le souffle », Jean Lavoué in op. cit.)) , « le Saint-Esprit qui unifie n’advient généralement qu’à travers la crucifixion » ((. Jean Sulivan, La traversée des illusions, Gallimard, Paris, 1977.)) et, comme l’exprime Jean Lavoué, pas de résurrection qui n’assume l’expérience de la Croix, « la folie chrétienne n’est pas dans l’imaginaire métaphysique : elle est dans la résurrection des corps… C’est par l’obscur et l’inconscient que l’absolu nous effleure » ((. Jean Sulivan, L’exode, op.cit., pp. 170 ss.)) . Le grand écart spirituel de Sulivan est cette interaction entre cette « vie d’ouverture sur le monde et sur les autres et le recentrage sur ce vide fécond qui nous fonde en vérifiant l’ancrage d’un appel à la dessaisie de soi-même », selon Mathilde Nicolas qui confirme sa vie d’oraison constante et prophétique puisant sa source dans l’enseignement des grands docteurs du Carmel. Le paradoxe encore : « J’appelle mystique le secret engendrement de la parole libre […]. Je me sens proche de tous les tordus vidés de substance spirituelle et en même temps, je m’aperçois avec stupeur que le chant d’une liberté circule à travers eux, une joie paradoxale plus forte que mes blessures et mes médiocrités si bien qu’ils contribuent à lui donner une parole d’homme ressuscité ».
Sa création littéraire et spirituelle ne se comprend que dans cet objectif de transmission du mystère de plénitude dans la présence de l’Etre dans l’intimité des hommes mais la recherche un peu complaisante de l’autonomie et son goût du paradoxe pour l’exprimer teintent de romanesque cette veine spirituelle originale. Sans sembler y sombrer lui-même, l’Abbé Lemarchand exprime malgré tout dans son œuvre les tentations d’autonomie qu’il a subies lors de ses nombreuses épreuves personnelles, en raison d’une formation assez libérale au séminaire, de la lecture subséquente d’auteurs tels que Nietzsche, Powys, Miller et Céline, d’amis attachés à l’entraîner à la folie orgueilleuse de la recherche de la vérité par la seule apparence ou à un anthropomorphisme exacerbé alors qu’en réalité on sent chez lui plus de profondeur, une volonté d’exprimer la « métaphysique de la charité » mais en minimisant la raison spéculative et la présentation démonstrative, de dire la grâce sans « chosifier l’ineffable » ((. Joseph Thomas, Jean Sulivan, l’écriture insurgée, op. cit., p. 193.)) , telle une invitation à être présent à soi-même dans la profondeur, pour entrer en soi, entrer en silence tel que l’évoque Claude Goure.
Il n’y a pas de conclusion. L’éveil à la conscience de la foi, cette transmission sulivaniene si particulière est un formidable appel à briser les conformismes et à se projeter dans le beau risque de la foi. Mais la forme choisie pour l’exprimer a pu et peut blesser, notamment en permettant le passage de lecteurs plus sensibles aux erreurs de notre temps, il n’est pas un auteur pédagogique, son œuvre n’est pas explicite. Reste un abandon mystique authentique et souffrant. « Sulivan, on m’appelle. Je est un autre, connu de Dieu seul, et encore ! On devrait avoir un nom de baptême secret pour exprimer la véracité délicate de la conscience par-dessous la tromperie grossière du monde ». « Ne craignez pas pour ceux que vous laissez, Votre mort en les blessant va les mettre au monde ».