Revue de réflexion politique et religieuse.

Ambi­guï­té et plé­ni­tude de l’inexprimable

Article publié le 5 Fév 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le sys­tème suli­va­nien est à plu­sieurs étages tout comme ce qui com­pose le che­mi­ne­ment de sa vie.
La cri­tique de la moder­ni­té est remar­qua­ble­ment posée et semble rendre impos­sible une quel­conque adhé­sion aux canons idéo­lo­giques contem­po­rains. Suli­van ne sera d’ailleurs jamais pro­fon­dé­ment atta­ché à une cha­pelle par­ti­sane, sa cri­tique liée du com­mu­nisme et du capi­ta­lisme l’ayant pré­ser­vé de ces ten­ta­tions du siècle ; « il sait que les uto­pies masquent trop sou­vent des déserts d’humanité réelle » ((. « Ouver­ture : Jean Suli­van le pas­sant », Yohann Abi­ven, Jean Lavoué, Joseph Tho­mas, in Jean Suli­van, l’écriture insur­gée, op. cit., p. 10.)) . Ain­si la ligne édi­to­riale du jour­nal qu’il a créé se reven­dique plei­ne­ment de la doc­trine sociale de l’Église, cette troi­sième voie qui condamne à la fois le com­mu­nisme et le capi­ta­lisme, ava­tars de la moder­ni­té ((. « La place que nous avons lais­sé vacante, cette part d’espérance qui est notre patri­moine com­mun et qui nous vient du plus pro­fond de l’Ancien Tes­ta­ment, nous a été confis­quée par un maté­ria­lisme mar­xiste, qui pri­son­nier des illu­sions opti­mistes du scien­tisme, annonce lui aus­si un temps où régne­ra sur cette terre la paix, l’abondance et le bon­heur, que parce que nous avons par­fois oublié la dimen­sion réelle de notre foi… Les mar­xistes se trompent, la misère est l’œuvre du péché et seule la grâce de Dieu peut jugu­ler les ins­tincts égoïstes qui créent l’injustice, la haine, et la souf­france des hommes […]. Nous affir­mons la puis­sance de Dieu dans ce monde, plus fort que le mal, plus fort que Satan » (Dia­logues-Ouest, « Quelle est donc l’espérance des Chré­tiens ? », novembre 1953).))  ; « l’un des moyens les plus puis­sants pour éli­mi­ner le péril com­mu­niste est d’améliorer le niveau de vie de l’ouvrier […]. Le com­mu­nisme en défi­ni­tive est le fruit mons­trueux du capi­ta­lisme ». Ain­si, répondre à la déses­pé­rance d’un milieu ouvrier ten­té par les fables maté­ria­listes est une exi­gence apos­to­lique, c’est même « l’impérieux devoir » ((. Dia­logues-Ouest, décembre 1949.)) , le pro­gramme catho­lique social annon­cé dès le pre­mier numé­ro. A condi­tion natu­rel­le­ment de défendre fer­me­ment l’intransigeance pon­ti­fi­cale ((. « Dia­logues-Ouest, miroir bri­sé », Yohann Abi­ven in op. cit., p. 58.))  puisque dans sa défi­ni­tion de l’ordre social chré­tien dans l’ordre tem­po­rel, Dia­logues-Ouest pense pou­voir se ran­ger sous l’autorité de Pie XII. Ain­si éga­le­ment, la moder­ni­té étant une socié­té d’individus arti­cu­lée sur le prin­cipe de la sépa­ra­tion ((. Cf. Pierre Manent, Cours fami­lier de phi­lo­so­phie poli­tique, Gal­li­mard, 2004.)) , à l’inverse, « sachons être pré­sents aux autres pour accom­pa­gner ce que le Christ veut de nous : l’achèvement de son corps mys­tique dans l’unité » ((. Dia­logues-Ouest, jan­vier 1950.)) .
Et pour­tant, une nou­velle fois, le débor­de­ment n’est pas loin pour que dans la recherche de méthodes, de réformes, de solu­tions pointe une sépa­ra­tion du tem­po­rel et du spi­ri­tuel, la dis­tinc­tion des hommes et de la doc­trine et que le car­di­nal Fel­tin s’autorise à expli­quer aux lec­teurs de Dia­logues-Ouest en octobre 1953 que les véri­tés reli­gieuses intan­gibles, les règles morales et cano­niques déli­mi­tées et impo­sées par l’Église « ne sont pas nom­breuses » ((. Dia­logues-Ouest, octobre 1953.))  ; comme le sou­ligne Yohann Abi­ven ((. « Dia­logues-Ouest, miroir bri­sé », Yohann Abi­ven in op. cit.)) , « le signal était don­né… » pour que notam­ment à force de « manipule[r] les ten­ta­tions modernes, sans jamais cepen­dant y suc­com­ber […], Dia­logues-Ouest [soit] une étape dans ce mou­ve­ment de sub­jec­ti­vi­sa­tion de la foi ». Yohann Abi­ven fait fort jus­te­ment remar­quer que c’est ce sub­jec­ti­visme moderne, après le com­plet divorce contem­po­rain entre les deux morales, chré­tienne et laïque, « qui s’est insi­nué dans l’institution ecclé­siale qui donne désor­mais tous les signes de la fin d’un monde ((. Il fait donc réfé­rence à Danièle Her­vieu-Léger, Catho­li­cisme, la fin d’un monde, Bayard, 2003.)) , […] que ces méthodes pas­to­rales d’ouverture au monde ne peuvent pas ne pas avoir d’effet de rétro­ac­tion sur la doc­trine, […] que l’orthopraxie rejaillit sur l’orthodoxie, le drame de la conscience chré­tienne se situe là, dans cette sécu­la­ri­sa­tion interne intro­duite par des tech­niques d’examen objec­tif des situa­tions, […] [qu’enfin] les apo­lo­gies récur­rentes de l’intériorité frayent un che­min à la moder­ni­té ». Très luci­de­ment, l’expérience de Dia­logues-Ouest est jugée comme ayant per­mis que l’exercice d’introspection ait grillé des étapes, comme si le retour à soi péné­trait des esprits déjà de mieux en mieux dis­po­sés aux réqui­si­tions du sub­jec­ti­visme contem­po­rain, voire pré­pa­rait le regard contem­po­rain por­té sur le reli­gieux : un moyen par­mi d’autres d’épanouissement de soi.
Reve­nant sur cette expé­rience jour­na­lis­tique à la fin de sa vie, Suli­van avait pré­ci­sé en quoi son orien­ta­tion avait été plu­tôt spi­ri­tuelle, ce qui avait pu conduire à un cer­tain déca­lage avec la revue : « Il y a des jour­naux dont la fonc­tion est de suivre l’événement et de l’interpréter selon telle ou telle option poli­tique et sociale. Mon cœur est du côté de ceux qui com­battent pour ce qui est pauvre et faible. Mais ma mis­sion pre­mière est d’éveil. Qu’il y ait le plus d’hommes éveillés pos­sible, c’est-à-dire étran­gers aux pré­ju­gés et à la paresse spi­ri­tuelle ! » ((. Jean Suli­van, Bloc-notes, Edi­tions SOS, Paris, 1986.))  Avec la fin de la paru­tion de Dia­logues-Ouest, son che­mi­ne­ment arrive donc presque à son terme, son acti­vi­té à Paris sera désor­mais entiè­re­ment cen­trée sur l’écriture avec une liber­té de ton et un style : la tren­taine d’ouvrages écrits en vingt-deux ans entre 1958 et sa mort en 1980, romans, essais, récits, nou­velles, est à des­ti­na­tion des croyants « asphyxiés par l’étroitesse des rigi­di­tés doc­tri­nales et des com­por­te­ments sté­réo­ty­pés de leur milieu… » ((. « Ouver­ture… », op. cit., p. 9.)) . L’ouvrage n’indique pas clai­re­ment si le départ pour Paris de l’abbé Lemar­chand a signi­fié éga­le­ment la fin de l’exercice de son sacer­doce, pré­ci­sion dans un sens ou dans l’autre, qui aurait pour­tant aidé à com­prendre les cir­cons­tances de la publi­ca­tion de son œuvre, notam­ment de Mais il y a la mer (1964) qui rece­vra par l’entremise de Daniel-Rops, le prix catho­lique de lit­té­ra­ture 1964, et ain­si cri­ti­qué par Alain Palante de La France catho­lique : « Ce qui gêne, c’est ce pos­tu­lat que toute charge offi­cielle soit un obs­tacle à la vie de l’Evangile »…
On peut ana­ly­ser l’ensemble de son œuvre comme une suite de fuites suc­ces­sives : le doute salu­taire sur la « poli­tique d’inspiration chré­tienne » ((. En 1978 il aura cette réflexion : « Le triomphe de la démo­cra­tie-chré­tienne a été sui­vi immé­dia­te­ment par sa dégra­da­tion. Elle était issue de l’Action catho­lique et, comme le remarque Ber­na­nos dans sa cor­res­pon­dance, c’était le der­nier truc inven­té par les curés pour évi­ter à l’Eglise d’être confron­tée à la réa­li­té », Jean Suli­van, L’instant éter­nel, Le Cen­tu­rion, 1978, p. 66.)) , puis sur l’ensemble du mou­ve­ment catho­lique tel qu’il l’a connu à Rennes qu’il tente de contour­ner par l’action cultu­relle, le ciné-club, le jour­na­lisme, la cri­tique du « mili­tan­tisme », puis l’évasion à Paris dans l’œuvre lit­té­raire à la fois en « dis­si­dence » et mon­trant les illu­sions du réfor­misme ecclé­sial. Ain­si, l’étude de son pro­ces­sus de matu­ra­tion intel­lec­tuelle donne immé­dia­te­ment l’impression d’un atta­che­ment immo­dé­ré au para­doxe anthro­po­mor­phique dans l’expression de la foi.
Du « Dieu sen­sible au cœur » pas­ca­lien, la pente suli­va­nienne semble irré­ver­si­ble­ment por­tée à l’« excès » de l’intériorité, peut-être vers l’autonomie ; voi­là la rup­ture : « Un jour je me suis aper­çu que les ques­tions éter­nelles se jouaient au niveau de la terre, dans l’expérience humaine, dans la chair et le souffle. Pour moi tout a chan­gé ». Suli­van est une des assez nom­breuses vic­times consen­tantes du glis­se­ment de cette inté­rio­ri­té augus­ti­nienne vers une sorte de sub­jec­ti­visme moderne. C’est pour­quoi les auteurs de l’ouvrage rap­portent cette évo­lu­tion à la cri­tique d’une tra­di­tion, d’un « intran­si­gean­tisme » par trop for­ma­té comme mot-clef dans les nomen­cla­tures simples de la science poli­tique pré­sen­te­ment domi­née par la socio­lo­gie. En réa­li­té, le débat est ailleurs, Suli­van va très lar­ge­ment au-delà dans son ques­tion­ne­ment de la foi et ses inter­ro­ga­tions sont fon­da­men­tales même si les réponses qu’il esquisse peuvent pour par­tie rele­ver de la pos­ture, « le rebelle », le « pas­sant », « l’errant », etc. Exci­tant fina­le­ment le sen­ti­ment, ses écrits sont beau­coup plus faibles dans l’énervement de l’inintelligible que dans l’expression de sa mys­tique « inter­nelle » : « La conver­sion ne sur­vient que lorsqu’un homme découvre avec évi­dence qu’il n’a droit à rien, ni à l’existence ni au bon­heur, pas plus que n’importe quel pas­se­reau. Il se sent alors en sur­sis, empli de gra­ti­tude, dis­po­nible à l’instant, au bon­heur large, à la fois pré­sent-absent » ((. Jean Suli­van, La tra­ver­sée des illu­sions, Gal­li­mard, Paris, 1977, pp. 138 ss.)) .
Il est éga­le­ment dif­fi­cile de faire la part d’un cer­tain esthé­tisme roman­tique dans la reven­di­ca­tion d’un retour à la poé­sie et à la mys­tique, et d’une uti­li­sa­tion récur­rente du para­doxe, un lan­gage qui « vou­drait sug­gé­rer qu’il existe une spi­ri­tua­li­té liée au sen­sible, une réso­nance, une cor­po­réi­té de la parole et que ce qui manque à la com­mu­nion chré­tienne, ce ne sont ni les idées, ni l’obéissance, c’est de la chair spi­ri­tuelle, un sup­port au sacre­ment » ((. Jean Suli­van, L’instant, l’éternité, Le Cen­tu­rion, Paris, 1978, pp. 29 ss. ; c’est nous qui sou­li­gnons en ita­lique.)) . Mais la fas­ci­na­tion est réelle pour le côté obs­cur de la vie indi­vi­duelle, le secret de l’intériorité, le mou­ve­ment de la vie dans la vie, du souffle dans la chair ((. Cf. « Suli­van, la chaire et le souffle », Jean Lavoué in op. cit.)) , « le Saint-Esprit qui uni­fie n’advient géné­ra­le­ment qu’à tra­vers la cru­ci­fixion » ((. Jean Suli­van, La tra­ver­sée des illu­sions, Gal­li­mard, Paris, 1977.))  et, comme l’exprime Jean Lavoué, pas de résur­rec­tion qui n’assume l’expérience de la Croix, « la folie chré­tienne n’est pas dans l’imaginaire méta­phy­sique : elle est dans la résur­rec­tion des corps… C’est par l’obscur et l’inconscient que l’absolu nous effleure » ((. Jean Suli­van, L’exode, op.cit., pp. 170 ss.)) . Le grand écart spi­ri­tuel de Suli­van est cette inter­ac­tion entre cette « vie d’ouverture sur le monde et sur les autres et le recen­trage sur ce vide fécond qui nous fonde en véri­fiant l’ancrage d’un appel à la des­sai­sie de soi-même », selon Mathilde Nico­las qui confirme sa vie d’oraison constante et pro­phé­tique pui­sant sa source dans l’enseignement des grands doc­teurs du Car­mel. Le para­doxe encore : « J’appelle mys­tique le secret engen­dre­ment de la parole libre […]. Je me sens proche de tous les tor­dus vidés de sub­stance spi­ri­tuelle et en même temps, je m’aperçois avec stu­peur que le chant d’une liber­té cir­cule à tra­vers eux, une joie para­doxale plus forte que mes bles­sures et mes médio­cri­tés si bien qu’ils contri­buent à lui don­ner une parole d’homme res­sus­ci­té ».
Sa créa­tion lit­té­raire et spi­ri­tuelle ne se com­prend que dans cet objec­tif de trans­mis­sion du mys­tère de plé­ni­tude dans la pré­sence de l’Etre dans l’intimité des hommes mais la recherche un peu com­plai­sante de l’autonomie et son goût du para­doxe pour l’exprimer teintent de roma­nesque cette veine spi­ri­tuelle ori­gi­nale. Sans sem­bler y som­brer lui-même, l’Abbé Lemar­chand exprime mal­gré tout dans son œuvre les ten­ta­tions d’autonomie qu’il a subies lors de ses nom­breuses épreuves per­son­nelles, en rai­son d’une for­ma­tion assez libé­rale au sémi­naire, de la lec­ture sub­sé­quente d’auteurs tels que Nietzsche, Powys, Mil­ler et Céline, d’amis atta­chés à l’entraîner à la folie orgueilleuse de la recherche de la véri­té par la seule appa­rence ou à un anthro­po­mor­phisme exa­cer­bé alors qu’en réa­li­té on sent chez lui plus de pro­fon­deur, une volon­té d’exprimer la « méta­phy­sique de la cha­ri­té » mais en mini­mi­sant la rai­son spé­cu­la­tive et la pré­sen­ta­tion démons­tra­tive, de dire la grâce sans « cho­si­fier l’ineffable » ((. Joseph Tho­mas, Jean Suli­van, l’écriture insur­gée, op. cit., p. 193.)) , telle une invi­ta­tion à être pré­sent à soi-même dans la pro­fon­deur, pour entrer en soi, entrer en silence tel que l’évoque Claude Goure.
Il n’y a pas de conclu­sion. L’éveil à la conscience de la foi, cette trans­mis­sion suli­va­niene si par­ti­cu­lière est un for­mi­dable appel à bri­ser les confor­mismes et à se pro­je­ter dans le beau risque de la foi. Mais la forme choi­sie pour l’exprimer a pu et peut bles­ser, notam­ment en per­met­tant le pas­sage de lec­teurs plus sen­sibles aux erreurs de notre temps, il n’est pas un auteur péda­go­gique, son œuvre n’est pas expli­cite. Reste un aban­don mys­tique authen­tique et souf­frant. « Suli­van, on m’appelle. Je est un autre, connu de Dieu seul, et encore ! On devrait avoir un nom de bap­tême secret pour expri­mer la véra­ci­té déli­cate de la conscience par-des­sous la trom­pe­rie gros­sière du monde ». « Ne crai­gnez pas pour ceux que vous lais­sez, Votre mort en les bles­sant va les mettre au monde ».

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