[note : cet article a été publié dans catholica, n. 101, p. 105–114].
On connaît l’anecdote, rapportée par Mauriac dans ses Nouveaux Mémoires intérieurs. Un jour, Bernard Grasset en visite chez un ami aperçoit sur une table un numéro de la revue qu’il édite depuis quelques mois : « Ah ! c’est vous, l’abonné de Vigile ! » ((. Grasset arrêtera d’ailleurs les frais au bout d’une année et ce sont les éditions belges Desclée de Brouwer qui prendront le relais, jusqu’à la disparition de la revue en 1933.)) La cause semble alors entendue, Gide ayant par ailleurs, dans son Journal, qualifié l’entreprise, semble-t-il une fois pour toutes, de « monument d’ennui ».
Fort bien. Mais reconnaissons que Gide n’était sans doute pas totalement objectif lorsqu’il jugeait ainsi celle qui se voulut la « NRF catholique » de son temps et qui, de fait, selon le meilleur spécialiste du sujet, a bel et bien représenté « la seule véritable tentative de mettre sur pied une revue catholique spécifiquement littéraire » ((. Hervé Serry : « Vigile (1930–1933) ou l’impossible revue littéraire catholique », in Naissance de l’intellectuel catholique, La Découverte, coll. « L’espace de l’histoire », 2004, p. 328.)) .
D’autre part, il n’est que de relire Vigile aujourd’hui — douze numéros parus entre 1930 et 1933 ((. La présentation en a été particulièrement soignée : « Un papier alfa du plus bel effet, un format large qui souligne l’austère sobriété de la couverture blanche simplement frappée du titre et des noms des collaborateurs […] Le modèle revendiqué est Commerce, une revue de luxe que Paul Valéry, dont Du Bos est un admirateur, publie depuis 1924. » (H. Serry, op. cit., p. 334).)) — pour y découvrir un contenu d’une grande richesse, avec des collaborateurs aussi prestigieux que Paul Claudel, Jacques Maritain, Gabriel Marcel, Jacques Rivière (présent à travers un « posthume »), Etienne Gilson ou l’abbé Bremond, sans oublier ses trois directeurs : l’abbé Altermann, François Mauriac et Charles Du Bos, en même temps qu’une grande variété de points de vue qui tient à une gageure : faire alterner spiritualité et littérature (ainsi, dès le premier numéro, d’un côté les contributions de l’abbé Altermann, Claudel, Camille Mayran et Jacques Maritain, de l’autre celles de Coventry Patmore, François Mauriac et Charles Du Bos) ; un rythme extrêmement vivant dont le texte en quelque sorte « manifeste » serait l’essai majeur de Du Bos, « Du Spirituel dans l’ordre littéraire », qui paraît dans trois livraisons de la revue et que son auteur laissera malheureusement inachevé.
La conversion après la conversion
C’est un fait que l’on compte une majorité de convertis parmi les collaborateurs de la revue : convertis de longue date comme Claudel (1886), Maritain (1906) et l’abbé Altermann (1918) ; ou plus récents comme Du Bos (1927), Mauriac (1928) et Gabriel Marcel (1929). Certains d’entre eux sont d’origine juive (c’est le cas de Jean-Pierre Altermann et de Raïssa Maritain, tous deux émigrés russes ; ou bien encore de René Schwob et de Max Jacob) ; d’autres viennent du protestantisme (tels les Suisses Blaise Briod et François Fosca) ; il y a même des orthodoxes (comme le Prince Vladimir Ghika, roumain de naissance, ordonné prêtre en 1923, qui s’est fait catholique pour, dit-il, « être plus orthodoxe » !).
Aussi bien, tout chrétien n’est-il pas, par nature et par vocation, un converti, qu’étant né en dehors du christianisme il le soit devenu, ou qu’il ait dû se convertir à sa religion d’origine ? Mauriac ne l’ignorait pas, ce qui ne l’a pas empêché, lui qui était né dans le catholicisme et qui n’en est jamais sorti, d’envier ceux pour qui il avait été un choix et d’aller même jusqu’à souhaiter perdre la foi pour connaître une telle expérience. Un processus que Charles Du Bos a fort bien décrit : « Certes, écrit-il, c’est une grâce de ne pas perdre la foi, que de ne pas pouvoir la perdre ; et ne pas savoir accepter le fait comme une grâce, c’est en un être le signe d’un état de grâce déficient. Et pourtant, sur un plan tout psychologique et humain, ce vœu secret qu’entretint naguère Mauriac de perdre la foi pour la retrouver traduit avec une parfaite justesse le sentiment qu’à de certaines heures le catholique inamovible est susceptible de nourrir à l’égard des convertis. Ce n’est pas seulement qu’il s’éprouve lésé d’avoir été frustré du choix, c’est qu’avec nostalgie il aspire à la fraîcheur et au renouvellement, et qu’il devine leur surabondance dans la conversion de ceux qui découvrent la foi ou la retrouvent. Sans doute mieux que quiconque il sait que l’on peut se convertir à l’intérieur du Christianisme, peut-être même entrevoit-il que la foi vécue n’est rien d’autre qu’une conversion continuelle, et qui se continue jusqu’au terme. Mais ce n’en est pas moins au début une tâche entre toutes malaisée et ingrate que de se convertir à ce à quoi déjà l’on croyait. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 23–24.))
« A semblable vocation, ajoute Du Bos, Mauriac était destiné, et, au jour marqué, il allait l’accomplir avec le plus méritoire et le plus lucide courage ». C’est en effet en 1928 que se produisit cette « reconversion », à l’issue d’une crise personnelle et spirituelle dont l’abbé Altermann aida l’écrivain à sortir.
Ce même Altermann, qui joua également un rôle décisif dans le retour à la foi de Du Bos, est d’ailleurs ici l’auteur de deux remarquables essais sur le mystère de la conversion : un « Hommage » (quasi obligé) à saint Augustin, lequel figure tout à la fois « le patron, le prince et le modèle des convertis », et un magnifique « Tobie », profonde et poétique paraphrase du livre biblique, où le personnage central préfigure, aux yeux de son exégète, la conversion par excellence, celle d’Israël. Il est vrai que Jean-Pierre Altermann, ordonné prêtre en 1925, est lui-même l’un de ces Juifs désaveuglés et illuminés, auxquels Jésus-Christ s’est révélé : « A chaque génération qui passe, il en illumine quelques-uns. D’autres par ceux-là seront éclairés. » ((. Vigile, 2e cahier 1931, pp. 92–93.)) Aussi s’il lui arrive de se désoler — « Israël, Israël, qu’as-tu fait de ton privilège ?… » —, il n’ignore pas que pour chacun d’entre nous l’espérance est permise, et même qu’elle est un devoir. Se manifeste alors l’amour que Dieu nous porte, sa compassion infinie à notre égard et sa « paternelle vigilance » sur nos âmes. Car il y a bien une « patience » divine qu’il faut prendre en considération pour la louer, pour la solliciter, ou pour simplement y répondre.
Des catholiques qui écrivent
S’il ne s’agit pas, comme le précise Charles du Bos, de faire « le procès du génie », ce « procès de l’orgueil, de l’explication par l’orgueil, qu’instruisent avec tant de facilités ceux que nul génie ne menace » ((. Vigile, 1er cahier 1932, p. 136.)) , on doit bien admettre cependant que les intellectuels, les écrivains, « ceux que l’Evangile désigne par le terme collectif de Scribae » ((. Paul Claudel, Vigile, 2e cahier 1932, p. 56.)) , ceux-là se montrent souvent les plus réticents à se laisser toucher par la Grâce, négligeant « les ressources d’une Providence qui veut bénir leur état et les aider de toute manière » : « Il faut le reconnaître, observe l’abbé Altermann, les hommes à qui la qualité inventive de leur génie, la lucidité, l’acuité de leur intelligence, la fécondité de leur imagination assurent une vie intellectuelle puissante sont plus souvent victimes que victorieux des risques de l’orgueil de l’esprit. Surprennent-ils en eux un retournement de leur intelligence humaine contre les vœux les plus certains que l’Intelligence divine leur exprime, loin de s’en excuser ils s’en flatteraient au contraire, comme d’un signe de liberté non bâtard et quasiment comme d’une authentique dignité. » ((. Vigile, 1er cahier 1930, pp. 49–50.))
Il faut dire que la situation de l’artiste catholique fait problème (pour user du mot qu’affectionne Du Bos). Dès lors qu’enfin remonté de la beauté des choses à la Beauté incréée de Dieu, il se déclare catholique, l’écrivain devient aussitôt suspect de parti pris, de visée apologétique, voire de prosélytisme. C’est la raison pour laquelle les écrivains de Vigile, refusant toute étiquette qui tendrait à faire du catholicisme un « parti », préfèreront se définir comme des catholiques qui écrivent (selon une formule de Mauriac), qu’ils écrivent des romans, des essais, des poèmes, ou toute autre « littérature ».
Ainsi raisonne, par exemple, Etienne Gilson dans un texte intitulé « Examen de conscience », révélateur de la crise intime que tous ces écrivains vivent peu ou prou. Il y relève tout d’abord qu’aux yeux des « Esprits-libres » (du moins ceux qui se prétendent tels), « tout catholique est d’avance disqualifié comme historien du seul fait qu’il est catholique ». Ces « Esprits »-là ne peuvent même concevoir qu’on puisse accepter un dogme, une Eglise, une autorité, et ne pas se départir de son sens critique. « Ce qu’ils me reprochent, conclut Gilson, c’est d’être catholique et de prétendre écrire une histoire qui, favorable dans ses conclusions au catholicisme, se vante d’être telle qu’elle serait si je n’étais pas catholique. » ((. Vigile, 2e cahier 1932, p. 91.))
Reproche (celui de verser dans l’apologie) que l’on adressera aussi fréquemment au romancier catholique, toujours tenté par la « littérature d’édification » : or, précise Du Bos, « des deux sens que comporte le vocable édification, aucun n’est du ressort du romancier qui doit également se garder et de construire la vie et de prêcher à son sujet. » « Ni constructeur, ni prédicateur, le romancier catholique, poursuit Du Bos, ne doit pas davantage être un apologiste : il ne lui appartient pas de rivaliser avec cette apologie de la religion chrétienne dont les Pensées de Pascal nous livrent les saisissants torses épars. Que si, ayant restitué la vie humaine dans toute sa vérité, il s’estimait en droit de déduire ou d’expliciter les enseignements qu’à l’état implicite son œuvre recèle, même là il sortirait de ses attributions, car déduire ou expliciter c’est en son cas changer de plan, c’est dégager de l’humain une vérité qui doit y rester engagée, c’est, sous prétexte de servir Dieu, se muer soi-même en un Deux ex machina. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 14–15.)) Entre le romancier catholique et le « romancier tout court » la différence est donc moins de nature que de degré, le romancier catholique étant en définitive plus pleinement romancier que son confrère qui refuse la transcendance et voit ainsi son champ d’investigation considérablement restreint.
Ce qui est vrai de l’historien ou du romancier l’est sans doute davantage encore du poète. Peut-on être pleinement poète sans être catholique ? Il suffit d’évoquer le nom de Claudel : imagine-t-on expliquer l’« incontestable grandeur » de l’auteur de Tête d’or « en dehors du catholicisme, en marge du catholicisme et comme malgré lui » ? « Evidemment, reconnaît Jacques Madaule, ce serait beaucoup plus commode pour les incroyants. Car Claudel est un morceau difficile à digérer et il ne peut pas qu’il ne trouble l’ordonnance de certains univers trop bien arrangés. On était presque habitué à se passer de Dieu et voici tout à coup un homme qui le proclame par dessus les toits et d’une voix telle qu’il est impossible aux oreilles les mieux bouchées de ne pas l’entendre. » Or Claudel est un grand poète parce qu’il est catholique, universel parce que catholique. C’est dire que si la poésie, pour lui, n’est pas à proprement parler « un sacerdoce », « car l’Eglise catholique possède un ordre sacerdotal qui se suffit à lui-même », du moins a‑t-elle « un rôle essentiel à jouer dans cette évangélisation progressive de l’Univers à laquelle tous les chrétiens sont conviés depuis dix-neuf cents ans » ((. Vigile, 4e cahier 1932, pp. 67–69 et 86.)) .
Au final, tous s’accordent au sein de la revue pour souligner la mission véritablement providentielle de l’artiste catholique, son immense — et quelque peu effrayante — responsabilité, qui fait sa grandeur. Celui-ci n’œuvrera jamais en vain, car, comme le note encore Claudel, « une belle chose, quelle qu’elle soit, ne peut exister sans féconder tout autour d’elle par voie d’admiration, de provocation, de contradiction, de défi ou de conséquence. » ((. Vigile, 2e cahier 1932, p. 54.)) C’est que le génie n’est pas donné à l’artiste pour qu’il en jouisse égoïstement, il ne lui est que « prêté », selon le mot du philosophe Olivier Lacombe : « Non seulement il doit être surordonné à la Gloire du Créateur, mais, de quelque manière et sans qu’il soit attenté à sa pure intégrité, il doit servir par surabondance au bien commun de la société humaine. » ((. Vigile, 4e cahier 1931, p. 29.))
Pour une critique de la part de Dieu
Tous à Vigile en sont convaincus, il n’y a pas de grand art sans souci spirituel, pas d’artiste par conséquent qui, « dès sa venue au monde », n’appartienne, « tout au moins en puissance », à la « communauté de l’Eglise catholique » : « Entièrement régi par la connaissance et l’amour des ordonnances, c’est-à-dire par la conception des choses en tant que beauté, il est anima naturaliter catholica », écrit le penseur autrichien Léopold Andrian, introduit en France par Charles Du Bos ((. Vigile, 4e cahier 1931, p. 124.)) . Non pas qu’il y ait une façon d’écrire, de faire de la musique ou de peindre « spécifiquement chrétienne » ; cela signifie plutôt que, depuis l’avènement du christianisme, on ne peut plus écrire, peindre ou composer comme avant : « C’est l’esprit qui a changé », et ce changement « est l’effet de la parole divine et du divin Sacrifice qui ont profondément ébranlé les cœurs et les intelligences » ; « cet esprit nouveau inspire et imprègne toutes les manifestations de l’art, même celles qui semblent les plus étrangères aux exigences du culte. » Désormais, « aucun artiste digne de ce nom, même s’il se croit dégagé de toute foi positive, (ne peut plus) séparer la beauté plastique, qui est l’objet immédiat de l’art, de cette beauté spirituelle et morale qui vient de Dieu, qui est le reflet, le rayonnement de la perfection divine. » ((. Paul Jamot, Vigile, 2e cahier 1931, pp. 157–158.))
A charge alors pour le critique de déceler cette imprégnation, cette empreinte, parfois comme en négatif, qui est au cœur de toute œuvre qui a la Beauté pour objet. C’est précisément l’objectif que s’est fixé Charles Du Bos dans son grand texte, « Du Spirituel dans l’ordre littéraire » : « Y a‑t-il une « spiritualité » que l’on puise dénommer « naturelle » ? Une spiritualité qui serait tributaire de la « présence d’immensité » de Dieu en tant que distincte de sa « présence de grâce » ? De cette spiritualité naturelle, quels sont le contenu, le rôle, la valeur, les limites ? Telle est la région qu’à l’aide de graduels et de multiples travaux d’approche je voudrais explorer. Mais, à cause de cela même, aujourd’hui ce qui m’importe, c’est de m’en tenir au mode descriptif, d’opérer des reconnaissances à l’intérieur du pays, d’établir en quelque sorte la carte du spirituel dans l’ordre littéraire. » ((. Vigile, 1er cahier 1930, pp. 237–238.))
D’où la place prépondérante de la critique dans Vigile, avec plus d’un tiers des contributions. Représentative d’une démarche de converti, l’entreprise critique fonctionne comme une entreprise de christianisation à la fois du « critiqué » et du critique lui-même. Comme si ce genre avait une spécificité catholique, sans doute par l’effort de conversion qu’il présuppose : conversion de l’autre autant que conversion à l’autre.
Dès lors qu’elle s’intéressera à un artiste non-croyant (du moins qui n’est pas croyant déclaré), l’analyse critique s’efforcera donc de le « christianiser », en dégageant chez lui un élément spirituel ou moral, cette part de lui-même que souvent il méconnaît et qui ne peut venir que de Dieu. Ainsi Max Jacob va-t-il insister sur l’« humilité » et l’esprit de « pauvreté » d’Erik Satie : « Ces clefs, précise-t-il, ouvrent à deux battants le cœur de Satie. Profitons-en pour regarder au fond ; nous y trouverons la pureté, comme un ange gardien assoupi, mais vigilant. » Certes, concède le poète, ces vertus existent en dehors du christianisme, qui n’en a pas l’exclusivité ; toutefois c’est bien le christianisme qui les a érigées en valeurs suprêmes. On objectera encore que l’art n’a que faire de vertu ou de morale… « Evidemment, mais si l’œuvre d’art en est parée elle n’en a que plus de titres à être goûtée, admirée et aimée » ((. Vigile, 2e cahier 1930, pp. 132 et 134.)) .
C’est encore une « vertu » que Charles Du Bos dégage chez Benjamin Constant : celle de « sincérité », dont il note que l’auteur d’Adolphe la pratiqua toujours et qu’il la possédait, dit-il, « à un degré unique parmi ceux qui se situent en deçà de toute sainteté » ((. Vigile, 4e cahier 1932, p. 158.)) . Chez Debussy, « ce Franciscain qui s’ignore », le musicologue Roland-Manuel distingue, quant à lui, une innocence fondamentale : « Sa musique, écrit-il, a proprement le don d’innocenter presque tout ce qu’elle touche. Elle nettoie ses sujets de l’obscure convoitise d’une littérature toujours encline à ternir le réel en abusant des êtres et des choses. Debussy transfigure Mélisande et, sans le savoir, redonne au Christ le saint Sébastien de d’Annunzio. » Bref, si « la musique de Claude Debussy nous propose une joie qui n’a pas reconnu le Christ », « elle ne l’a pas moins rencontré, accueilli et salué de son chant le plus pur » ((. Vigile, 2e cahier 1931, pp. 192 et 198.)) . De même, François Fosca observe que, si Delacroix n’était pas croyant, il peut néanmoins être considéré comme un « peintre religieux » : « Accordons-lui du moins, note le critique d’art, que parmi ceux qui se sont efforcés de retracer le visage de Notre Seigneur, Delacroix doit être compté, et au premier rang. S’il n’a pas plié les genoux devant Jésus-Christ, il lui a rendu hommage, (et quel hommage !) à sa façon. » ((. Vigile, 3e cahier 1930, p. 149.))
Chez d’autres enfin, cette part de Dieu pourra être plus difficilement décelable. Chez un Chateaubriand par exemple, « trop plein de lui-même pour céder la place à Dieu » et qui, comme Napoléon, « n’aime pas abdiquer » — et encore que l’on distingue dans son culte pour la beauté et ses manifestations une attente de quelque chose d’autre, « qui est véritablement le mal de Dieu » ((. Blaise Briod, dans un essai intitulé : « La part de Dieu chez le jeune François-René », Vigile, 2e cahier 1932, pp. 150 et 155–156.)) — ou encore chez un Flaubert, sans que l’on puisse dans son cas conclure aussi favorablement, bien au contraire : « Nous solliciterions en vain certains textes, doit avouer Mauriac, nous ne voyons à aucun moment Flaubert près de tomber à genoux. » C’est que Flaubert a fait de l’art une idole qu’il a absolutisée et par laquelle il a remplacé Dieu : or, « Dieu peut toujours venir combler sa place demeurée vide en vous ; mais que fera-t-Il si elle est déjà occupée tout entière, si elle est délibérément et jalousement réservée à Mammon, ou à Vénus, ou à Apollon et aux Muses ? » ((. Vigile, 3e cahier 1930, p. 205.)) Une telle « usurpation » menace tout artiste qui ne voit d’autre fin que (dans) son art et qui, à la lettre, ne voit pas au-delà.
A la recherche de la Chrétienté
« Le catholicisme n’étant à aucun degré un parti, Vigile n’a pas de programme — sinon d’offrir à quelques écrivains catholiques tant étrangers que français le lieu de rencontre où ils puissent collaborer en parfaite communauté de foi, selon le mode d’expression propre à chacun d’eux. »
Tel est le bref avertissement « Au Lecteur » par lequel s’ouvre le premier numéro de la revue, achevé d’imprimer le 12 février 1930. Y est affirmé et rappelé le caractère universel du catholicisme ; par ailleurs la nouvelle revue se veut extra-polémique et résolument ouverte (au demeurant, Jacques Maritain et l’abbé Altermann, ses directeurs, en garantissent la parfaite orthodoxie thomiste). Il s’agit avant tout d’obtenir pour les écrivains catholiques de toutes nationalités un droit de cité en France. L’idée est que « par-dessus les littératures nationales, il existe une littérature universelle dans laquelle les plus grands écrivains se classent d’eux-mêmes » et que « ce principe d’unité, le catholicisme seul, comme son nom l’implique, (est) capable de le fournir » ((. Jacques Madaule, Vigile, 4e cahier 1932, pp. 88 et 95.)) . C’est ainsi que Vigile publiera, entre autres, et avec un net penchant pour les écrivains anglophones que l’on peut imputer à Du Bos, Chesterton, Coventry Patmore, Maurice Baring, Hilaire Belloc, Léopold Andrian, Venceslas Ivanov ((. Vigile orthographiait ainsi le prénom de Viatcheslav Ivanov (1866–1949). Poète symboliste et critique littéraire, celui-ci se réfugia à Rome à partir de 1924, où il se convertit au catholicisme deux ans plus tard, et enseigna au collège Russicum.)) — sans compter des études sur Peter Wust, Shelley et Wordsworth.
Cette ouverture à l’étranger est aussi, secondairement, une conséquence de la condamnation par Rome, en 1926, du « nationalisme intégral » de l’Action française. « Pour que le nationalisme intégral fût chose française, observe Etienne Gilson, il faudrait que Paris se fût fondé sous le signe d’Athènes ou de Sparte, au lieu d’être né sous le signe de Rome. Qu’on le veuille ou non, c’est un fait que dès sa naissance la pensée française a baigné dans une atmosphère d’universalité ». C’est donc bien plutôt le christianisme intégral qui serait conforme à la pensée française et à ce que le philosophe nomme « l’invincible catholicité de notre tradition » ((. Vigile, 1er cahier 1931, pp. 73 et 86.)) . En quoi la France est encore et toujours exemplaire : c’est la seule nation en effet dont l’identité présente cette orientation vers l’universel, image de cette autre « société universelle » qu’est l’Eglise catholique, laquelle ne saurait être limitée par des frontières et « s’étend, en droit, à l’humanité tout entière » ((. Ibid., pp. 63 et 60–61.)) .
Mais pour l’heure, pour un Gilson comme pour un Maritain ou un Claudel, c’est l’existence même d’une Chrétienté, telle que l’Occident en a connue au Moyen Age, qui fait défaut et qui, à vrai dire, n’a jamais paru aussi inconcevable. Rares sont ceux en effet qui croient en percevoir quelques prémisses, tel un Gonzague de Reynold fondant ses espoirs sur la Société des Nations, en laquelle il voit se réaliser l’union de l’idée juridique romaine et de l’idée morale chrétienne, la « jonction du jus et du décalogue » : « Au reste, ajoute-t-il, Société des Nations n’est-ce pas la traduction tout à fait exacte de la societas civitatum dont parle saint Augustin ? » Et malgré les imperfections évidentes, l’aristocrate fribourgeois note qu’« il se forme à Genève un droit supérieur à celui de ces contrats par lesquels les Etats, absolument indépendants, s’accordent librement entre eux : un droit qui est en train de rejoindre les principes chrétiens eux-mêmes » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 88, 91–92 et 106.)) .
Cependant — et l’on sait ce qu’il adviendra des efforts de la SDN pour préserver la paix — la situation de l’Europe et du monde dans cet entre-deux-guerres ne suscite guère, en général, l’optimisme des rédacteurs de Vigile ; elle leur apparaîtrait plutôt, au contraire, sous un jour « apocalyptique ». Ces années trente ne sont-elles pas marquées par une déchristianisation croissante, la montée des totalitarismes, une concurrence économique effrénée, des persécutions antichrétiennes, tandis qu’une « attentive chirurgie pédagogique écorche les âmes pour y effacer l’image de Dieu » ((. Jacques Maritain, Vigile, 1er cahier 1930, p. 184.)) ?
A cet égard, comme le marque fort opportunément l’abbé Altermann, l’écrivain catholique, ou le catholique qui se mêle d’écrire, est là aussi — c’est sa vocation de vigilance — pour nous rappeler que le Mal existe, quand on aurait tendance à l’oublier : « C’est une autre raison de ne pas garder le silence à son sujet. Qui ne dit jamais rien du diable fait son jeu. Car sa stratégie ne vise pas seulement à nous dissuader de croire en Dieu, ce qui est assez difficile tant qu’on ne s’est pas trop laissé abêtir par le péché ; elle triomphe encore s’il nous entend rire à la pensée de croire en lui. Or c’est feindre un peu qu’il n’existe pas que de taire sa malice. » ((. Vigile, 2e cahier 1931, p. 148.))