Revue de réflexion politique et religieuse.

Du Spi­ri­tuel dans l’ordre lit­té­raire : la revue Vigile (1930–1933)

Article publié le 18 Déc 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ce qui est vrai de l’historien ou du roman­cier l’est sans doute davan­tage encore du poète. Peut-on être plei­ne­ment poète sans être catho­lique ? Il suf­fit d’évoquer le nom de Clau­del : ima­gine-t-on expli­quer l’« incon­tes­table gran­deur » de l’auteur de Tête d’or « en dehors du catho­li­cisme, en marge du catho­li­cisme et comme mal­gré lui » ? « Evi­dem­ment, recon­naît Jacques Madaule, ce serait beau­coup plus com­mode pour les incroyants. Car Clau­del est un mor­ceau dif­fi­cile à digé­rer et il ne peut pas qu’il ne trouble l’ordonnance de cer­tains uni­vers trop bien arran­gés. On était presque habi­tué à se pas­ser de Dieu et voi­ci tout à coup un homme qui le pro­clame par des­sus les toits et d’une voix telle qu’il est impos­sible aux oreilles les mieux bou­chées de ne pas l’entendre. » Or Clau­del est un grand poète parce qu’il est catho­lique, uni­ver­sel parce que catho­lique. C’est dire que si la poé­sie, pour lui, n’est pas à pro­pre­ment par­ler « un sacer­doce », « car l’Eglise catho­lique pos­sède un ordre sacer­do­tal qui se suf­fit à lui-même », du moins a‑t-elle « un rôle essen­tiel à jouer dans cette évan­gé­li­sa­tion pro­gres­sive de l’Univers à laquelle tous les chré­tiens sont conviés depuis dix-neuf cents ans » ((. Vigile, 4e cahier 1932, pp. 67–69 et 86.)) .
Au final, tous s’accordent au sein de la revue pour sou­li­gner la mis­sion véri­ta­ble­ment pro­vi­den­tielle de l’artiste catho­lique, son immense — et quelque peu effrayante — res­pon­sa­bi­li­té, qui fait sa gran­deur. Celui-ci n’œuvrera jamais en vain, car, comme le note encore Clau­del, « une belle chose, quelle qu’elle soit, ne peut exis­ter sans fécon­der tout autour d’elle par voie d’admiration, de pro­vo­ca­tion, de contra­dic­tion, de défi ou de consé­quence. » ((. Vigile, 2e cahier 1932, p. 54.))  C’est que le génie n’est pas don­né à l’artiste pour qu’il en jouisse égoïs­te­ment, il ne lui est que « prê­té », selon le mot du phi­lo­sophe Oli­vier Lacombe : « Non seule­ment il doit être suror­don­né à la Gloire du Créa­teur, mais, de quelque manière et sans qu’il soit atten­té à sa pure inté­gri­té, il doit ser­vir par sur­abon­dance au bien com­mun de la socié­té humaine. » ((. Vigile, 4e cahier 1931, p. 29.))

Pour une cri­tique de la part de Dieu

Tous à Vigile en sont convain­cus, il n’y a pas de grand art sans sou­ci spi­ri­tuel, pas d’artiste par consé­quent qui, « dès sa venue au monde », n’appartienne, « tout au moins en puis­sance », à la « com­mu­nau­té de l’Eglise catho­lique » : « Entiè­re­ment régi par la connais­sance et l’amour des ordon­nances, c’est-à-dire par la concep­tion des choses en tant que beau­té, il est ani­ma natu­ra­li­ter catho­li­ca », écrit le pen­seur autri­chien Léo­pold Andrian, intro­duit en France par Charles Du Bos ((. Vigile, 4e cahier 1931, p. 124.)) . Non pas qu’il y ait une façon d’écrire, de faire de la musique ou de peindre « spé­ci­fi­que­ment chré­tienne » ; cela signi­fie plu­tôt que, depuis l’avènement du chris­tia­nisme, on ne peut plus écrire, peindre ou com­po­ser comme avant : « C’est l’esprit qui a chan­gé », et ce chan­ge­ment « est l’effet de la parole divine et du divin Sacri­fice qui ont pro­fon­dé­ment ébran­lé les cœurs et les intel­li­gences » ; « cet esprit nou­veau ins­pire et imprègne toutes les mani­fes­ta­tions de l’art, même celles qui semblent les plus étran­gères aux exi­gences du culte. » Désor­mais, « aucun artiste digne de ce nom, même s’il se croit déga­gé de toute foi posi­tive, (ne peut plus) sépa­rer la beau­té plas­tique, qui est l’objet immé­diat de l’art, de cette beau­té spi­ri­tuelle et morale qui vient de Dieu, qui est le reflet, le rayon­ne­ment de la per­fec­tion divine. » ((. Paul Jamot, Vigile, 2e cahier 1931, pp. 157–158.))
A charge alors pour le cri­tique de déce­ler cette impré­gna­tion, cette empreinte, par­fois comme en néga­tif, qui est au cœur de toute œuvre qui a la Beau­té pour objet. C’est pré­ci­sé­ment l’objectif que s’est fixé Charles Du Bos dans son grand texte, « Du Spi­ri­tuel dans l’ordre lit­té­raire » : « Y a‑t-il une « spi­ri­tua­li­té » que l’on puise dénom­mer « natu­relle » ? Une spi­ri­tua­li­té qui serait tri­bu­taire de la « pré­sence d’immensité » de Dieu en tant que dis­tincte de sa « pré­sence de grâce » ? De cette spi­ri­tua­li­té natu­relle, quels sont le conte­nu, le rôle, la valeur, les limites ? Telle est la région qu’à l’aide de gra­duels et de mul­tiples tra­vaux d’approche je vou­drais explo­rer. Mais, à cause de cela même, aujourd’hui ce qui m’importe, c’est de m’en tenir au mode des­crip­tif, d’opérer des recon­nais­sances à l’intérieur du pays, d’établir en quelque sorte la carte du spi­ri­tuel dans l’ordre lit­té­raire. » ((. Vigile, 1er cahier 1930, pp. 237–238.))
D’où la place pré­pon­dé­rante de la cri­tique dans Vigile, avec plus d’un tiers des contri­bu­tions. Repré­sen­ta­tive d’une démarche de conver­ti, l’entreprise cri­tique fonc­tionne comme une entre­prise de chris­tia­ni­sa­tion à la fois du « cri­ti­qué » et du cri­tique lui-même. Comme si ce genre avait une spé­ci­fi­ci­té catho­lique, sans doute par l’effort de conver­sion qu’il pré­sup­pose : conver­sion de l’autre autant que conver­sion à l’autre.
Dès lors qu’elle s’intéressera à un artiste non-croyant (du moins qui n’est pas croyant décla­ré), l’analyse cri­tique s’efforcera donc de le « chris­tia­ni­ser », en déga­geant chez lui un élé­ment spi­ri­tuel ou moral, cette part de lui-même que sou­vent il mécon­naît et qui ne peut venir que de Dieu. Ain­si Max Jacob va-t-il insis­ter sur l’« humi­li­té » et l’esprit de « pau­vre­té » d’Erik Satie : « Ces clefs, pré­cise-t-il, ouvrent à deux bat­tants le cœur de Satie. Pro­fi­tons-en pour regar­der au fond ; nous y trou­ve­rons la pure­té, comme un ange gar­dien assou­pi, mais vigi­lant. » Certes, concède le poète, ces ver­tus existent en dehors du chris­tia­nisme, qui n’en a pas l’exclusivité ; tou­te­fois c’est bien le chris­tia­nisme qui les a éri­gées en valeurs suprêmes. On objec­te­ra encore que l’art n’a que faire de ver­tu ou de morale… « Evi­dem­ment, mais si l’œuvre d’art en est parée elle n’en a que plus de titres à être goû­tée, admi­rée et aimée » ((. Vigile, 2e cahier 1930, pp. 132 et 134.)) .
C’est encore une « ver­tu » que Charles Du Bos dégage chez Ben­ja­min Constant : celle de « sin­cé­ri­té », dont il note que l’auteur d’Adolphe la pra­ti­qua tou­jours et qu’il la pos­sé­dait, dit-il, « à un degré unique par­mi ceux qui se situent en deçà de toute sain­te­té » ((. Vigile, 4e cahier 1932, p. 158.)) . Chez Debus­sy, « ce Fran­cis­cain qui s’ignore », le musi­co­logue Roland-Manuel dis­tingue, quant à lui, une inno­cence fon­da­men­tale : « Sa musique, écrit-il, a pro­pre­ment le don d’innocenter presque tout ce qu’elle touche. Elle net­toie ses sujets de l’obscure convoi­tise d’une lit­té­ra­ture tou­jours encline à ter­nir le réel en abu­sant des êtres et des choses. Debus­sy trans­fi­gure Méli­sande et, sans le savoir, redonne au Christ le saint Sébas­tien de d’Annunzio. » Bref, si « la musique de Claude Debus­sy nous pro­pose une joie qui n’a pas recon­nu le Christ », « elle ne l’a pas moins ren­con­tré, accueilli et salué de son chant le plus pur » ((. Vigile, 2e cahier 1931, pp. 192 et 198.)) . De même, Fran­çois Fos­ca observe que, si Dela­croix n’était pas croyant, il peut néan­moins être consi­dé­ré comme un « peintre reli­gieux » : « Accor­dons-lui du moins, note le cri­tique d’art, que par­mi ceux qui se sont effor­cés de retra­cer le visage de Notre Sei­gneur, Dela­croix doit être comp­té, et au pre­mier rang. S’il n’a pas plié les genoux devant Jésus-Christ, il lui a ren­du hom­mage, (et quel hom­mage !) à sa façon. » ((. Vigile, 3e cahier 1930, p. 149.))
Chez d’autres enfin, cette part de Dieu pour­ra être plus dif­fi­ci­le­ment déce­lable. Chez un Cha­teau­briand par exemple, « trop plein de lui-même pour céder la place à Dieu » et qui, comme Napo­léon, « n’aime pas abdi­quer » — et encore que l’on dis­tingue dans son culte pour la beau­té et ses mani­fes­ta­tions une attente de quelque chose d’autre, « qui est véri­ta­ble­ment le mal de Dieu » ((. Blaise Briod, dans un essai inti­tu­lé : « La part de Dieu chez le jeune Fran­çois-René », Vigile, 2e cahier 1932, pp. 150 et 155–156.))  — ou encore chez un Flau­bert, sans que l’on puisse dans son cas conclure aus­si favo­ra­ble­ment, bien au contraire : « Nous sol­li­ci­te­rions en vain cer­tains textes, doit avouer Mau­riac, nous ne voyons à aucun moment Flau­bert près de tom­ber à genoux. » C’est que Flau­bert a fait de l’art une idole qu’il a abso­lu­ti­sée et par laquelle il a rem­pla­cé Dieu : or, « Dieu peut tou­jours venir com­bler sa place demeu­rée vide en vous ; mais que fera-t-Il si elle est déjà occu­pée tout entière, si elle est déli­bé­ré­ment et jalou­se­ment réser­vée à Mam­mon, ou à Vénus, ou à Apol­lon et aux Muses ? » ((. Vigile, 3e cahier 1930, p. 205.))  Une telle « usur­pa­tion » menace tout artiste qui ne voit d’autre fin que (dans) son art et qui, à la lettre, ne voit pas au-delà.

A la recherche de la Chré­tien­té

« Le catho­li­cisme n’étant à aucun degré un par­ti, Vigile n’a pas de pro­gramme — sinon d’offrir à quelques écri­vains catho­liques tant étran­gers que fran­çais le lieu de ren­contre où ils puissent col­la­bo­rer en par­faite com­mu­nau­té de foi, selon le mode d’expression propre à cha­cun d’eux. »
Tel est le bref aver­tis­se­ment « Au Lec­teur » par lequel s’ouvre le pre­mier numé­ro de la revue, ache­vé d’imprimer le 12 février 1930. Y est affir­mé et rap­pe­lé le carac­tère uni­ver­sel du catho­li­cisme ; par ailleurs la nou­velle revue se veut extra-polé­mique et réso­lu­ment ouverte (au demeu­rant, Jacques Mari­tain et l’abbé Alter­mann, ses direc­teurs, en garan­tissent la par­faite ortho­doxie tho­miste). Il s’agit avant tout d’obtenir pour les écri­vains catho­liques de toutes natio­na­li­tés un droit de cité en France. L’idée est que « par-des­sus les lit­té­ra­tures natio­nales, il existe une lit­té­ra­ture uni­ver­selle dans laquelle les plus grands écri­vains se classent d’eux-mêmes » et que « ce prin­cipe d’unité, le catho­li­cisme seul, comme son nom l’implique, (est) capable de le four­nir » ((. Jacques Madaule, Vigile, 4e cahier 1932, pp. 88 et 95.)) . C’est ain­si que Vigile publie­ra, entre autres, et avec un net pen­chant pour les écri­vains anglo­phones que l’on peut impu­ter à Du Bos, Ches­ter­ton, Coven­try Pat­more, Mau­rice Baring, Hilaire Bel­loc, Léo­pold Andrian, Ven­ces­las Iva­nov ((. Vigile ortho­gra­phiait ain­si le pré­nom de Viat­che­slav Iva­nov (1866–1949). Poète sym­bo­liste et cri­tique lit­té­raire, celui-ci se réfu­gia à Rome à par­tir de 1924, où il se conver­tit au catho­li­cisme deux ans plus tard, et ensei­gna au col­lège Rus­si­cum.))  — sans comp­ter des études sur Peter Wust, Shel­ley et Word­sworth.
Cette ouver­ture à l’étranger est aus­si, secon­dai­re­ment, une consé­quence de la condam­na­tion par Rome, en 1926, du « natio­na­lisme inté­gral » de l’Action fran­çaise. « Pour que le natio­na­lisme inté­gral fût chose fran­çaise, observe Etienne Gil­son, il fau­drait que Paris se fût fon­dé sous le signe d’Athènes ou de Sparte, au lieu d’être né sous le signe de Rome. Qu’on le veuille ou non, c’est un fait que dès sa nais­sance la pen­sée fran­çaise a bai­gné dans une atmo­sphère d’universalité ». C’est donc bien plu­tôt le chris­tia­nisme inté­gral qui serait conforme à la pen­sée fran­çaise et à ce que le phi­lo­sophe nomme « l’invincible catho­li­ci­té de notre tra­di­tion » ((. Vigile, 1er cahier 1931, pp. 73 et 86.)) . En quoi la France est encore et tou­jours exem­plaire : c’est la seule nation en effet dont l’identité pré­sente cette orien­ta­tion vers l’universel, image de cette autre « socié­té uni­ver­selle » qu’est l’Eglise catho­lique, laquelle ne sau­rait être limi­tée par des fron­tières et « s’étend, en droit, à l’humanité tout entière » ((. Ibid., pp. 63 et 60–61.)) .
Mais pour l’heure, pour un Gil­son comme pour un Mari­tain ou un Clau­del, c’est l’existence même d’une Chré­tien­té, telle que l’Occident en a connue au Moyen Age, qui fait défaut et qui, à vrai dire, n’a jamais paru aus­si incon­ce­vable. Rares sont ceux en effet qui croient en per­ce­voir quelques pré­misses, tel un Gon­zague de Rey­nold fon­dant ses espoirs sur la Socié­té des Nations, en laquelle il voit se réa­li­ser l’union de l’idée juri­dique romaine et de l’idée morale chré­tienne, la « jonc­tion du jus et du déca­logue » : « Au reste, ajoute-t-il, Socié­té des Nations n’est-ce pas la tra­duc­tion tout à fait exacte de la socie­tas civi­ta­tum dont parle saint Augus­tin ? » Et mal­gré les imper­fec­tions évi­dentes, l’aristocrate fri­bour­geois note qu’« il se forme à Genève un droit supé­rieur à celui de ces contrats par les­quels les Etats, abso­lu­ment indé­pen­dants, s’accordent libre­ment entre eux : un droit qui est en train de rejoindre les prin­cipes chré­tiens eux-mêmes » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 88, 91–92 et 106.)) .
Cepen­dant — et l’on sait ce qu’il advien­dra des efforts de la SDN pour pré­ser­ver la paix — la situa­tion de l’Europe et du monde dans cet entre-deux-guerres ne sus­cite guère, en géné­ral, l’optimisme des rédac­teurs de Vigile ; elle leur appa­raî­trait plu­tôt, au contraire, sous un jour « apo­ca­lyp­tique ». Ces années trente ne sont-elles pas mar­quées par une déchris­tia­ni­sa­tion crois­sante, la mon­tée des tota­li­ta­rismes, une concur­rence éco­no­mique effré­née, des per­sé­cu­tions anti­chré­tiennes, tan­dis qu’une « atten­tive chi­rur­gie péda­go­gique écorche les âmes pour y effa­cer l’image de Dieu » ((. Jacques Mari­tain, Vigile, 1er cahier 1930, p. 184.))  ?
A cet égard, comme le marque fort oppor­tu­né­ment l’abbé Alter­mann, l’écrivain catho­lique, ou le catho­lique qui se mêle d’écrire, est là aus­si — c’est sa voca­tion de vigi­lance — pour nous rap­pe­ler que le Mal existe, quand on aurait ten­dance à l’oublier : « C’est une autre rai­son de ne pas gar­der le silence à son sujet. Qui ne dit jamais rien du diable fait son jeu. Car sa stra­té­gie ne vise pas seule­ment à nous dis­sua­der de croire en Dieu, ce qui est assez dif­fi­cile tant qu’on ne s’est pas trop lais­sé abê­tir par le péché ; elle triomphe encore s’il nous entend rire à la pen­sée de croire en lui. Or c’est feindre un peu qu’il n’existe pas que de taire sa malice. » ((. Vigile, 2e cahier 1931, p. 148.))

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