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1968, ou l’avènement de « l’époque de la sécu­la­ri­sa­tion »

[cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 62, p. 69–76]

Comme nous l’avions indi­qué dans le pré­cé­dent numé­ro, le Cen­tro Stu­di Augus­to Del Noce a orga­ni­sé à Savi­glia­no, les 26 et 27 sep­tembre 1998, sa troi­sième ren­contre de jeunes cher­cheurs s’intéressant à l’interprétation « trans­po­li­tique » de l’histoire, autour du thème : « La valeur para­dig­ma­tique du XXe siècle ita­lien ». Nous y revien­drons une fois que les actes en seront parus.
Mas­si­mo Trin­ga­li, qui a par­ti­ci­pé à l’animation de ces jour­nées aux côtés de Ber­nar­di­no Casa­dei, a déjà publié un ouvrage intro­duc­tif sur la méthode his­to­rique du phi­lo­sophe ita­lien (
Augus­to Del Noce inter­prete del nove­cen­to, Le Châ­teau Edi­zio­ni, Aoste, 1997). Il nous a fait par­ve­nir le texte sui­vant, qui pré­sente, en guise de conclu­sion au tren­tième anni­ver­saire du bas­cu­le­ment cultu­rel de l’année 1968, les prin­ci­pales thèses d’Augusto Del Noce sur cette période, telles qu’elles se dégagent de son livre L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione (Giuf­frè, Milan, 1970). Cette oeuvre, comme beau­coup d’autres du phi­lo­sophe ita­lien, réunit une série d’essais dont cer­tains ont été rédi­gés à chaud, pen­dant le deuxième semestre de 1968 : « Contes­ta­tion et valeurs » et « Notes pour une phi­lo­so­phie des jeunes ». Elle aborde, éga­le­ment comme à l’accoutumée chez son auteur, l’examen cri­tique de nom­breuses formes de pen­sée, et tout spé­cia­le­ment cer­taines des illu­sions nour­ries par le nou­veau pro­gres­sisme chré­tien qui se des­si­nait déjà, carac­té­ri­sé par la recherche d’une inté­gra­tion au pro­ces­sus de la moder­ni­sa­tion dans sa forme la plus avan­cée, celle-là même qui gagne aujourd’hui sous cou­vert de mon­dia­li­sa­tion du mar­ché et de triomphe, appa­rem­ment déci­sif, de la civi­li­sa­tion tech­nique.

La crise des valeurs qui carac­té­rise l’époque contem­po­raine comme aucune autre dans l’histoire, sur les plans poli­tique, social et reli­gieux, et qui carac­té­rise éga­le­ment l’actuelle socié­té du  bien-être, se trouve au centre des essais consti­tuant L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione. Ces essais, rédi­gés autour des années soixante, prennent place dans le cadre de l’analyse cri­tique de la phi­lo­so­phie moderne et contem­po­raine don­née par Augus­to Del Noce, une cri­tique his­to­ri­co-phi­lo­so­phique qui a anti­ci­pé et rejoint la relec­ture his­to­rio­gra­phique à laquelle ont contri­bué Nolte, De Felice et Furet, et qui repré­sente réel­le­ment un fait unique. A l’encontre de la vul­gate domi­nante, Augus­to Del Noce consi­dère que le mal de notre époque n’est pas seule­ment réduc­tible, de manière sim­pliste, aux dif­fé­rents fas­cismes ou auto­ri­ta­rismes, mais qu’il est dans le sécu­la­risme comme tel qui est à la base aus­si bien du nazisme que du fas­cisme, tout autant que du com­mu­nisme et de la socié­té de consom­ma­tion, ou tech­no­lo­gique, au sein de laquelle se mani­feste une forme nou­velle et par cer­tains côtés plus dan­ge­reuse de tota­li­ta­risme.
En pre­mier lieu on cher­che­ra à démon­trer la dépen­dance de la socié­té tech­no­lo­gique à l’égard du mar­xisme, et sa nature ; puis à mettre en lumière l’attitude, face à la socié­té du bien-être, adop­tée par le moder­nisme et la théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion, avant de voir com­ment Del Noce envi­sage de repro­po­ser la pen­sée méta­phy­sique et les valeurs tra­di­tion­nelles.

La socié­té tech­no­lo­gique et le mar­xisme

L’originalité de la pen­sée de Del Noce réside dans un étroit paral­lèle entre l’histoire et la phi­lo­so­phie. L’une de ses for­mules les plus sou­vent reprises est pour affir­mer que l’histoire du XXe siècle est une his­toire phi­lo­so­phique comme l’histoire médié­vale était une his­toire théo­lo­gique. Ce juge­ment suit l’interprétation du mar­xisme qui voit en lui le sujet de l’histoire contem­po­raine, cette der­nière étant carac­té­ri­sée par l’idée de révo­lu­tion, le mar­xisme étant de son côté consi­dé­ré comme le retour­ne­ment de l’hégélianisme dans le sens d’une phi­lo­so­phie qui se fait monde en vue de réa­li­ser une tota­li­té nou­velle, un nou­vel ordre de l’être. De ce point de vue il est néces­saire de le consi­dé­rer au moment de sa réus­site, en d’autres termes dans son entrée dans l’histoire, sous l’effet de l’action révo­lu­tion­naire de Lénine et de Sta­line, mais aus­si au moment de son échec, ou plus exac­te­ment de la décom­po­si­tion qu’il ne manque pas de subir.
Pour cela importent aus­si bien le maté­ria­lisme his­to­rique, c’est-à-dire l’affirmation de la rela­ti­vi­té his­to­rique des idées, et le maté­ria­lisme dia­lec­tique, autre­ment dit l’absolutisation de l’histoire, le moment uto­pique du mar­xisme qui fait de lui une reli­gion sécu­lière. Mais il est évident qu’il se pré­sente ici une contra­dic­tion insur­mon­table. Pour Del Noce, on ne peut pas se conten­ter de réduire le mar­xisme à une simple idéo­lo­gie (comme l’avait fait Bene­det­to Croce), ni de le consi­dé­rer comme sus­cep­tible de réforme ou de dépas­se­ment (inve­ra­men­to). Del Noce sou­ligne sou­vent « que cette contra­dic­tion ne mène pas à un dépas­se­ment mais à une décom­po­si­tion, et que celle-ci ne le fait pas se conci­lier avec le laï­cisme libé­ral ou avec la pen­sée reli­gieuse, mais le conduit à une forme d’athéisme pire et plus radi­cale encore que celle de ses ori­gines, en même temps qu’à la réa­li­sa­tion d’un régime oppres­sif, même si les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques peuvent éven­tuel­le­ment demeu­rer en place » ((. Augus­to Del Noce, L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione, op. cit., p. 57.)) . Nous trou­vons déjà dans ces lignes une défi­ni­tion pos­sible de la socié­té tech­no­lo­gique, socié­té qui s’est déve­lop­pée en Occi­dent par oppo­si­tion au com­mu­nisme dès les len­de­mains de la guerre. Cette socié­té fait du bien-être (enten­du comme satis­fac­tion des ins­tincts de l’homme) une fin abso­lue et se carac­té­rise par le tota­li­ta­risme de l’activité tech­nique qui absorbe entiè­re­ment l’activité de chaque indi­vi­du. La com­pa­rant au mar­xisme, Del Noce la défi­nit comme « une socié­té qui accepte toutes les néga­tions du mar­xisme quant à la pen­sée contem­pla­tive, la reli­gion et la méta­phy­sique, qui accepte par consé­quent la réduc­tion mar­xiste des idées au rang d’instruments de pro­duc­tion, mais qui, d’autre part, rejette les aspects mes­sia­ni­co-révo­lu­tion­naires du mar­xisme, c’est-à-dire ce qui reste encore de traces reli­gieuses dans l’idée révo­lu­tion­naire. Sous cet angle, il repré­sente vrai­ment l’esprit bour­geois à l’état pur, l’esprit bour­geois qui a triom­phé de ses deux adver­saires tra­di­tion­nels, la reli­gion trans­cen­dante et la pen­sée révo­lu­tion­naire. […] Par une sin­gu­lière hété­ro­ge­nèse des fins, le mar­xisme a conduit l’esprit bour­geois à se mani­fes­ter à l’état pur, mais une fois que cela a été le cas, il s’est avé­ré inapte à le com­battre. La socié­té tech­no­lo­gique signe l’abdication du mar­xisme en faveur des inven­teurs de l’organisation ration­nelle de la socié­té indus­trielle, Saint-Simon et Comte, ne consi­dé­rant tou­te­fois chez Saint-Simon et Comte que l’aspect par lequel ils sont repré­sen­ta­tifs de l’esprit poly­tech­nique, dûment sépa­ré de celui de la reli­gion bizarre à laquelle ils vou­laient le lier » ((. Ibid., pp. 14–15.)) . En ce sens, la socié­té tech­no­lo­gique est un mar­xisme sépa­ré de tout rési­du de pen­sée contem­pla­tive, de toute espèce de lien, même ténu, avec la trans­cen­dance. C’est donc un pur rela­ti­visme et une dis­pa­ri­tion totale de toute valeur per­ma­nente. La phi­lo­so­phie se réduit à une pure sophis­tique, à quelque chose de super­flu, parce que l’unique réa­li­té consi­dé­rée comme cer­taine est celle qui tombe sous la domi­na­tion de la science. En effet, si la rai­son ne par­ti­cipe d’aucun prin­cipe abso­lu qui puisse la dépas­ser, d’aucun Logos, il est évident qu’elle ne peut avoir qu’un carac­tère ins­tru­men­tal : de là la sin­gu­lière union entre le per­fec­tion­ne­ment maxi­mum des moyens et le maxi­mum de confu­sion sur les fins, à par­tir du moment où les idées et les valeurs ne sont que contin­gentes et rela­tives à une situa­tion his­to­rique don­née. De là le pan­tech­ni­cisme et la domi­na­tion abso­lue de la science. Mais quel est le milieu et en même temps la limite du savoir scien­ti­fique (dont Del Noce ne condamne certes pas le pro­grès, et dont il attend même une cer­taine amé­lio­ra­tion de la condi­tion humaine) ? C’est la nature dans son aspect maté­riel, ce qui veut dire, pour ce qui est de l’être humain, dans sa dimen­sion bio­lo­gique, au sens le plus large du terme. La consé­quence inévi­table en est la dis­pa­ri­tion de toute dif­fé­rence qua­li­ta­tive entre l’homme et l’animal, ce qu’a bien sou­li­gné Max Sche­ler. D’où l’utopie de la socié­té tech­no­lo­gique : pour­suivre le plus pos­sible la satis­fac­tion des besoins sen­sibles de l’homme. C’est en ce sens que la socié­té tech­no­lo­gique est par essence irré­li­gieuse, et ce n’est donc pas par hasard que Del Noce parle ici d’irréligion natu­relle, puisqu’elle se pose avant tout en termes d’absolue indif­fé­rence vis-à-vis du pro­blème reli­gieux. Nous pour­rions rap­pe­ler une for­mule du P. Cor­ne­lio Fabro, et dire que nous vivons dans un contexte cultu­rel et social dans lequel « même s’il existe, Dieu n’entre pas », ce qui équi­vaut à dire qu’il n’est qu’une abs­trac­tion en com­pa­rai­son des pro­blèmes de la vie. Jean Danié­lou a eu ici une approche de la socié­té tech­no­lo­gique qui rejoi­gnait celle de Del Noce. Il affir­mait que cette civi­li­sa­tion était ter­ri­ble­ment des­truc­trice du point de vue reli­gieux et pose­rait à l’Eglise des pro­blèmes dra­ma­tiques, ne serait-ce qu’en rai­son de sa puis­sance, puisque les hommes contem­po­rains sont tou­jours plus débor­dés par la civi­li­sa­tion col­lec­ti­viste où ils vivent. De ce fait ils ont de moins en moins le loi­sir de vivre leur vie inté­rieure ; les pré­oc­cu­pa­tions maté­rielles et les sou­cis quo­ti­diens s’y ajou­tant, leur capa­ci­té d’attention est cap­tée en tota­li­té. Jean Danié­lou met­tait en évi­dence le fait que le dan­ger ne venait pas tant d’un athéisme mili­tant sur le ter­rain intel­lec­tuel que d’un athéisme ram­pant, fruit de l’indifférence, d’une sorte de tor­peur spi­ri­tuelle sus­cep­tible d’envahir peu à peu l’humanité entière. La dis­pa­ri­tion de l’intériorité spi­ri­tuelle devien­drait alors le plus grand pro­blème de la fin du siècle ((. Cf. Jean Danié­lou, Il dia­lo­go fra cris­tia­ne­si­mo e mon­do contem­po­ra­neo, Bor­la, Turin, 1968, pp. 28–30.)) .
Il faut cepen­dant sou­li­gner que pour Del Noce ce n’est pas le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, l’hybris de la science, qui a mené à la crise des valeurs tra­di­tion­nelles et de la pen­sée méta­phy­sique, et qui a donc conduit à conce­voir l’homme comme mens momen­ta­nea, comme être de pure tran­si­tion, une fois reje­tée l’idée pla­to­ni­co-augus­ti­nienne de par­ti­ci­pa­tion et par voie de consé­quence la notion de per­sonne comme image de Dieu. C’est bien plu­tôt la thèse oppo­sée qui est vraie, qui constate l’échec du sécu­la­risme et de l’athéisme du XVIIIe siècle, une faillite que rend bien la thèse de l’hétérogenèse des fins : la pré­ten­tion de l’« homme adulte » à réa­li­ser une huma­ni­té nou­velle s’est retour­née dans son exact oppo­sé, l’affirmation du nihi­lisme et de l’égoïsme bour­geois, la vic­toire de Stir­ner sur Marx.

Théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion et socié­té tech­no­lo­gique

Le carac­tère irré­li­gieux de l’époque contem­po­raine est véri­fié par les théo­lo­giens de la sécu­la­ri­sa­tion et de la mort de Dieu, sur­tout au moment où ils affirment la réduc­tion totale du sacré au pro­fane, expri­mant ain­si l’essence même de la socié­té tech­no­lo­gique. Ce qui les carac­té­rise, c’est leur adap­ta­tion au pro­gres­sisme laïque. Et dans cette direc­tion « l’évangile de la sécu­la­ri­sa­tion radi­cale a par­tout trou­vé immé­dia­te­ment de nom­breux apôtres, y com­pris par­mi les théo­lo­giens catho­liques, sur­tout les adeptes de l’évolutionnisme chris­to­cen­trique de Teil­hard de Char­din et de l’anthropocentrisme théo­lo­gique de Karl Rah­ner » ((. Bat­tis­ta Mon­din, La seco­la­riz­za­zione : morte di Dio ?, Bor­la, Turin, 1969, p. 38.)) . Del Noce retient comme l’un des carac­tères propres de l’époque contem­po­raine le fait de prendre les termes pro­gres­sistes et tra­di­tio­na­listes dans leur sens sub­stan­tif. Or être un pro­gres­siste signi­fie s’aligner sur, et accep­ter la logique et les valeurs de l’évolutionnisme et du scien­tisme, et en consé­quence reje­ter abso­lu­ment la méta­phy­sique et les valeurs tra­di­tion­nelles. Dans ce contexte, beau­coup de théo­lo­giens catho­liques ont cru que la seule façon de pré­sen­ter le chris­tia­nisme à la moder­ni­té était de l’aligner sur le pro­gres­sisme, sur le monde nou­veau, sur le « mythe de l’humanité deve­nue adulte ». Mais pour Del Noce, « on ne peut pas cher­cher à chris­tia­ni­ser l’époque de la sécu­la­ri­sa­tion en lais­sant de côté ses moti­va­tions pro­gres­sistes : du point de vue de la pen­sée reli­gieuse, une telle époque ne peut être cri­ti­quée que dans sa tota­li­té » ((. Augus­to Del Noce, L’epoca…, op. cit., p. 7.)) . En effet, la théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion et le moder­nisme catho­lique ne sont rien d’autre que des aspects dif­fé­rents de l’unique phé­no­mène plus géné­ral qu’est le pro­gres­sisme, cette âme de la civi­li­sa­tion théo­lo­gique qui se « carac­té­rise par un athéisme de forme are­li­gieuse, se dif­fé­ren­ciant en cela du mar­xisme qui est un athéisme sous forme de reli­gion sécu­lière, et qui, alors qu’il pré­tend aller plus loin que le mar­xisme ne fait qu’en mani­fes­ter la décom­po­si­tion, de toute manière inévi­table » ((. Ibid., p. 63.)) . Il n’est pas hasar­deux de voir dans le moder­nisme, la théo­lo­gie de la mort de Dieu et la théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion comme les diverses facettes de la crise du mar­xisme, et plus pré­ci­sé­ment du mar­xisme en tant qu’idéologie vidée de l’idée de révo­lu­tion totale. Mais il s’agit aus­si d’y voir un chris­tia­nisme qui veut la sup­pres­sion com­plète du sacré et donc qui ne recon­naît plus la divi­ni­té du Christ. En somme, on y note la ren­contre entre l’idéologie mar­xiste et une sorte de nou­vel aria­nisme, d’affirmation de la seule huma­ni­té du Christ. Tout cela, selon Del Noce, a fini par pro­duire un huma­ni­ta­risme, une pure phi­lan­thro­pie qui ne sont que le visage caché de l’égoïsme. « Que reste-t-il donc, sinon la pure affir­ma­tion de soi dans le sens le plus étroi­te­ment égoïste et indi­vi­dua­liste ? Natu­rel­le­ment, on ne le dit pas comme cela : jamais l’altruisme n’a été aus­si répan­du qu’aujourd’hui, jamais on n’a autant dit que le plus grand des com­man­de­ments de l’Evangile, l’amour de Dieu, se réa­lise dans le second, l’amour du pro­chain ; et il faut ajou­ter qu’on n’aime pas les autres parce qu’on recon­naît en eux l’image de Dieu, mais au contraire qu’on les voit comme fils de Dieu parce qu’on les aime. Il suf­fit ici de se repor­ter à l’expérience la plus com­mune du monde d’aujourd’hui pour y trou­ver la confir­ma­tion de ce qu’avait déjà écrit le phi­lo­sophe qui mesu­ra exac­te­ment le sens de la mort de Dieu, Nietzsche : à l’amour du pro­chain se sub­sti­tue l’amour du loin­tain, et l’amour du loin­tain sert à jus­ti­fier toute forme d’instrumentalisation du pro­chain. A la mort de Dieu suc­cède la volon­té de puis­sance que n’effacent ni l’altruisme, ni l’humanitarisme ni la phi­lan­thro­pie » ((. Ibid., pp. 63–64.)) . Cette lec­ture de la crise des valeurs par Del Noce est sug­ges­tive, parce que, aus­si bien du point de vue laïque ou laï­ciste que du point de vue chré­tien (ou mieux, d’un cer­tain chris­tia­nisme qui se carac­té­rise par l’acceptation sans réserve d’une idée de moder­ni­té consti­tu­ti­ve­ment tour­née vers l’immanence), elle abou­tit à un même égoïsme nihi­liste dans la manière de se défi­nir face au défi lan­cé par la socié­té tech­no­lo­gique. Et dans le même temps, Del Noce iden­ti­fie dans la décom­po­si­tion du mar­xisme le trait le plus carac­té­ris­tique de la culture contem­po­raine.
Retour à la tra­di­tion
Pour Del Noce, si d’un point de vue quan­ti­ta­tif l’expansion de l’athéisme et de l’irréligion n’a jamais aus­si puis­sam­ment influen­cé la men­ta­li­té com­mune, du point de vue de la rai­son c’est au contraire la pen­sée pro­gres­siste et néo-illu­mi­niste qui se trouve en crise, et non pas la pen­sée chré­tienne tra­di­tion­nelle. L’histoire a don­né rai­son aux thèses tra­di­tion­nelles de la pen­sée chré­tienne : Del Noce par­vient à cette conclu­sion en mon­trant l’autoréfutation à laquelle ont abou­ti les idées sécu­la­ristes et laï­cistes. Dans un entre­tien accor­dé en 1984, il avait décla­ré : « Né catho­lique, il m’aurait fal­lu avoir des rai­sons pour sor­tir du catho­li­cisme ; mais les rai­sons qui m’ont été avan­cées de plu­sieurs côtés ne m’ont jamais convain­cu ». L’oeuvre de Del Noce, carac­té­ri­sée par une pro­fonde hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, a eu en quelque manière une signi­fi­ca­tion apo­lo­gé­tique, parce qu’elle a mon­tré qu’il n’existe pas de rai­sons sérieuses pour aban­don­ner le catho­li­cisme : de là vient son carac­tère unique (ce fait unique évo­qué en com­men­çant).
Loin d’être réac­tion­naire et de venir repro­po­ser un modèle de socié­té rele­vant du pas­sé, Del Noce, s’il cri­tique la socié­té tech­no­lo­gique, cherche sur­tout à démon­trer la vali­di­té et la fécon­di­té des valeurs tra­di­tion­nelles. Il se réfère à la morale de Ros­mi­ni quand il affirme : « Aime l’être par­tout où tu le connais, dans quelque ordre dans lequel il se pré­sente à ton intel­li­gence ». Il réta­blit ain­si le juste sens de la tech­no­lo­gie et de la science dans la pen­sée tra­di­tion­nelle, en gar­dant les élé­ments posi­tifs pré­sents dans le monde moderne, et même la socié­té tech­no­lo­gique à condi­tion qu’elle soit repla­cée dans son ordre, en dis­tin­guant, comme Ros­mi­ni, les êtres intel­li­gents des êtres dépour­vus d’intelligence. Les êtres intel­li­gents « ont pour fin, en rai­son de la nature même de l’intelligence, la plé­ni­tude de l’être, l’union avec l’Etre abso­lu. Les autres, ceux qui sont dépour­vus d’intelligence, ne peuvent avoir cette fin parce qu’ils ne peuvent par­ti­ci­per de l’Etre en soi, et ils sont donc ordon­nés au ser­vice des êtres intel­li­gents ; leur fin est rela­tive à ces der­niers. On peut donc affir­mer que les êtres intel­li­gents ont une fin abso­lue, puisqu’ils ont l’Etre abso­lu pour fin, et sous ce rap­port on doit les consi­dé­rer selon l’estime que l’Etre abso­lu leur porte. Les êtres non intel­li­gents, par oppo­si­tion, n’ont d’autre valeur que celle de moyens » ((. Anto­nio Ros­mi­ni, Sto­ria com­pa­ra­ti­va e cri­ti­ca dei sis­te­mi intor­no al prin­ci­pio del­la morale, IIe par­tie, chap. 1.)) . L’idée d’ordre entre les êtres et de leurs rela­tions, qui font de l’homme une fin et non un ins­tru­ment, est la voie qui per­met de sur­mon­ter l’hybris de l’activité tech­no­lo­gique et sa per­ver­sion.
Il impor­te­rait d’ajouter que devant le constat de l’inactualité de la méta­phy­sique, Del Noce reprend le prin­cipe de vir­tua­li­té qu’avait éla­bo­ré son maître Car­lo Maz­zan­ti­ni. Celui-ci avait uti­li­sé le thème de la per­son­na­li­té comme moyen d’interprétation trans­cen­dan­tale. Ce qui frap­pait le plus Del Noce chez Maz­zan­ti­ni, c’était la ten­ta­tive de démon­trer com­ment les aspects les plus valides de la pen­sée moderne n’étaient que le déve­lop­pe­ment de vir­tua­li­tés déjà pré­sentes dans la pen­sée clas­sique, chré­tienne-hél­lé­nis­tique. Pour Del Noce, la phi­lo­so­phie a un carac­tère infi­ni, ou mieux, elle est inépui­sable, les véri­tés éter­nelles du « pla­to­nisme » devant être retrou­vées à par­tir de la diver­si­té des situa­tions his­to­ri­co-exis­ten­tielles. La véri­té méta­phy­sique est objec­tive et se situe sur le plan de l’éternité, mais jus­te­ment à cause de cela, elle ne peut être impo­sée de manière dog­ma­tique et auto­ri­taire. Elle doit être conti­nuel­le­ment retrou­vée à par­tir de l’actualité his­to­rique. Del Noce, de cette manière, ne nie nul­le­ment la phi­lo­so­phia per­en­nis, mais il affirme qu’elle ne peut valoir pure­ment et sim­ple­ment en toutes cir­cons­tances, une fois pour toutes. Plus pré­ci­sé­ment il pro­fesse la néces­si­té d’une approche exis­ten­tielle des véri­tés éter­nelles.