Revue de réflexion politique et religieuse.

1968, ou l’avènement de « l’époque de la sécu­la­ri­sa­tion »

Article publié le 19 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il faut cepen­dant sou­li­gner que pour Del Noce ce n’est pas le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, l’hybris de la science, qui a mené à la crise des valeurs tra­di­tion­nelles et de la pen­sée méta­phy­sique, et qui a donc conduit à conce­voir l’homme comme mens momen­ta­nea, comme être de pure tran­si­tion, une fois reje­tée l’idée pla­to­ni­co-augus­ti­nienne de par­ti­ci­pa­tion et par voie de consé­quence la notion de per­sonne comme image de Dieu. C’est bien plu­tôt la thèse oppo­sée qui est vraie, qui constate l’échec du sécu­la­risme et de l’athéisme du XVIIIe siècle, une faillite que rend bien la thèse de l’hétérogenèse des fins : la pré­ten­tion de l’« homme adulte » à réa­li­ser une huma­ni­té nou­velle s’est retour­née dans son exact oppo­sé, l’affirmation du nihi­lisme et de l’égoïsme bour­geois, la vic­toire de Stir­ner sur Marx.

Théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion et socié­té tech­no­lo­gique

Le carac­tère irré­li­gieux de l’époque contem­po­raine est véri­fié par les théo­lo­giens de la sécu­la­ri­sa­tion et de la mort de Dieu, sur­tout au moment où ils affirment la réduc­tion totale du sacré au pro­fane, expri­mant ain­si l’essence même de la socié­té tech­no­lo­gique. Ce qui les carac­té­rise, c’est leur adap­ta­tion au pro­gres­sisme laïque. Et dans cette direc­tion « l’évangile de la sécu­la­ri­sa­tion radi­cale a par­tout trou­vé immé­dia­te­ment de nom­breux apôtres, y com­pris par­mi les théo­lo­giens catho­liques, sur­tout les adeptes de l’évolutionnisme chris­to­cen­trique de Teil­hard de Char­din et de l’anthropocentrisme théo­lo­gique de Karl Rah­ner » ((. Bat­tis­ta Mon­din, La seco­la­riz­za­zione : morte di Dio ?, Bor­la, Turin, 1969, p. 38.)) . Del Noce retient comme l’un des carac­tères propres de l’époque contem­po­raine le fait de prendre les termes pro­gres­sistes et tra­di­tio­na­listes dans leur sens sub­stan­tif. Or être un pro­gres­siste signi­fie s’aligner sur, et accep­ter la logique et les valeurs de l’évolutionnisme et du scien­tisme, et en consé­quence reje­ter abso­lu­ment la méta­phy­sique et les valeurs tra­di­tion­nelles. Dans ce contexte, beau­coup de théo­lo­giens catho­liques ont cru que la seule façon de pré­sen­ter le chris­tia­nisme à la moder­ni­té était de l’aligner sur le pro­gres­sisme, sur le monde nou­veau, sur le « mythe de l’humanité deve­nue adulte ». Mais pour Del Noce, « on ne peut pas cher­cher à chris­tia­ni­ser l’époque de la sécu­la­ri­sa­tion en lais­sant de côté ses moti­va­tions pro­gres­sistes : du point de vue de la pen­sée reli­gieuse, une telle époque ne peut être cri­ti­quée que dans sa tota­li­té » ((. Augus­to Del Noce, L’epoca…, op. cit., p. 7.)) . En effet, la théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion et le moder­nisme catho­lique ne sont rien d’autre que des aspects dif­fé­rents de l’unique phé­no­mène plus géné­ral qu’est le pro­gres­sisme, cette âme de la civi­li­sa­tion théo­lo­gique qui se « carac­té­rise par un athéisme de forme are­li­gieuse, se dif­fé­ren­ciant en cela du mar­xisme qui est un athéisme sous forme de reli­gion sécu­lière, et qui, alors qu’il pré­tend aller plus loin que le mar­xisme ne fait qu’en mani­fes­ter la décom­po­si­tion, de toute manière inévi­table » ((. Ibid., p. 63.)) . Il n’est pas hasar­deux de voir dans le moder­nisme, la théo­lo­gie de la mort de Dieu et la théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion comme les diverses facettes de la crise du mar­xisme, et plus pré­ci­sé­ment du mar­xisme en tant qu’idéologie vidée de l’idée de révo­lu­tion totale. Mais il s’agit aus­si d’y voir un chris­tia­nisme qui veut la sup­pres­sion com­plète du sacré et donc qui ne recon­naît plus la divi­ni­té du Christ. En somme, on y note la ren­contre entre l’idéologie mar­xiste et une sorte de nou­vel aria­nisme, d’affirmation de la seule huma­ni­té du Christ. Tout cela, selon Del Noce, a fini par pro­duire un huma­ni­ta­risme, une pure phi­lan­thro­pie qui ne sont que le visage caché de l’égoïsme. « Que reste-t-il donc, sinon la pure affir­ma­tion de soi dans le sens le plus étroi­te­ment égoïste et indi­vi­dua­liste ? Natu­rel­le­ment, on ne le dit pas comme cela : jamais l’altruisme n’a été aus­si répan­du qu’aujourd’hui, jamais on n’a autant dit que le plus grand des com­man­de­ments de l’Evangile, l’amour de Dieu, se réa­lise dans le second, l’amour du pro­chain ; et il faut ajou­ter qu’on n’aime pas les autres parce qu’on recon­naît en eux l’image de Dieu, mais au contraire qu’on les voit comme fils de Dieu parce qu’on les aime. Il suf­fit ici de se repor­ter à l’expérience la plus com­mune du monde d’aujourd’hui pour y trou­ver la confir­ma­tion de ce qu’avait déjà écrit le phi­lo­sophe qui mesu­ra exac­te­ment le sens de la mort de Dieu, Nietzsche : à l’amour du pro­chain se sub­sti­tue l’amour du loin­tain, et l’amour du loin­tain sert à jus­ti­fier toute forme d’instrumentalisation du pro­chain. A la mort de Dieu suc­cède la volon­té de puis­sance que n’effacent ni l’altruisme, ni l’humanitarisme ni la phi­lan­thro­pie » ((. Ibid., pp. 63–64.)) . Cette lec­ture de la crise des valeurs par Del Noce est sug­ges­tive, parce que, aus­si bien du point de vue laïque ou laï­ciste que du point de vue chré­tien (ou mieux, d’un cer­tain chris­tia­nisme qui se carac­té­rise par l’acceptation sans réserve d’une idée de moder­ni­té consti­tu­ti­ve­ment tour­née vers l’immanence), elle abou­tit à un même égoïsme nihi­liste dans la manière de se défi­nir face au défi lan­cé par la socié­té tech­no­lo­gique. Et dans le même temps, Del Noce iden­ti­fie dans la décom­po­si­tion du mar­xisme le trait le plus carac­té­ris­tique de la culture contem­po­raine.
Retour à la tra­di­tion
Pour Del Noce, si d’un point de vue quan­ti­ta­tif l’expansion de l’athéisme et de l’irréligion n’a jamais aus­si puis­sam­ment influen­cé la men­ta­li­té com­mune, du point de vue de la rai­son c’est au contraire la pen­sée pro­gres­siste et néo-illu­mi­niste qui se trouve en crise, et non pas la pen­sée chré­tienne tra­di­tion­nelle. L’histoire a don­né rai­son aux thèses tra­di­tion­nelles de la pen­sée chré­tienne : Del Noce par­vient à cette conclu­sion en mon­trant l’autoréfutation à laquelle ont abou­ti les idées sécu­la­ristes et laï­cistes. Dans un entre­tien accor­dé en 1984, il avait décla­ré : « Né catho­lique, il m’aurait fal­lu avoir des rai­sons pour sor­tir du catho­li­cisme ; mais les rai­sons qui m’ont été avan­cées de plu­sieurs côtés ne m’ont jamais convain­cu ». L’oeuvre de Del Noce, carac­té­ri­sée par une pro­fonde hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, a eu en quelque manière une signi­fi­ca­tion apo­lo­gé­tique, parce qu’elle a mon­tré qu’il n’existe pas de rai­sons sérieuses pour aban­don­ner le catho­li­cisme : de là vient son carac­tère unique (ce fait unique évo­qué en com­men­çant).
Loin d’être réac­tion­naire et de venir repro­po­ser un modèle de socié­té rele­vant du pas­sé, Del Noce, s’il cri­tique la socié­té tech­no­lo­gique, cherche sur­tout à démon­trer la vali­di­té et la fécon­di­té des valeurs tra­di­tion­nelles. Il se réfère à la morale de Ros­mi­ni quand il affirme : « Aime l’être par­tout où tu le connais, dans quelque ordre dans lequel il se pré­sente à ton intel­li­gence ». Il réta­blit ain­si le juste sens de la tech­no­lo­gie et de la science dans la pen­sée tra­di­tion­nelle, en gar­dant les élé­ments posi­tifs pré­sents dans le monde moderne, et même la socié­té tech­no­lo­gique à condi­tion qu’elle soit repla­cée dans son ordre, en dis­tin­guant, comme Ros­mi­ni, les êtres intel­li­gents des êtres dépour­vus d’intelligence. Les êtres intel­li­gents « ont pour fin, en rai­son de la nature même de l’intelligence, la plé­ni­tude de l’être, l’union avec l’Etre abso­lu. Les autres, ceux qui sont dépour­vus d’intelligence, ne peuvent avoir cette fin parce qu’ils ne peuvent par­ti­ci­per de l’Etre en soi, et ils sont donc ordon­nés au ser­vice des êtres intel­li­gents ; leur fin est rela­tive à ces der­niers. On peut donc affir­mer que les êtres intel­li­gents ont une fin abso­lue, puisqu’ils ont l’Etre abso­lu pour fin, et sous ce rap­port on doit les consi­dé­rer selon l’estime que l’Etre abso­lu leur porte. Les êtres non intel­li­gents, par oppo­si­tion, n’ont d’autre valeur que celle de moyens » ((. Anto­nio Ros­mi­ni, Sto­ria com­pa­ra­ti­va e cri­ti­ca dei sis­te­mi intor­no al prin­ci­pio del­la morale, IIe par­tie, chap. 1.)) . L’idée d’ordre entre les êtres et de leurs rela­tions, qui font de l’homme une fin et non un ins­tru­ment, est la voie qui per­met de sur­mon­ter l’hybris de l’activité tech­no­lo­gique et sa per­ver­sion.
Il impor­te­rait d’ajouter que devant le constat de l’inactualité de la méta­phy­sique, Del Noce reprend le prin­cipe de vir­tua­li­té qu’avait éla­bo­ré son maître Car­lo Maz­zan­ti­ni. Celui-ci avait uti­li­sé le thème de la per­son­na­li­té comme moyen d’interprétation trans­cen­dan­tale. Ce qui frap­pait le plus Del Noce chez Maz­zan­ti­ni, c’était la ten­ta­tive de démon­trer com­ment les aspects les plus valides de la pen­sée moderne n’étaient que le déve­lop­pe­ment de vir­tua­li­tés déjà pré­sentes dans la pen­sée clas­sique, chré­tienne-hél­lé­nis­tique. Pour Del Noce, la phi­lo­so­phie a un carac­tère infi­ni, ou mieux, elle est inépui­sable, les véri­tés éter­nelles du « pla­to­nisme » devant être retrou­vées à par­tir de la diver­si­té des situa­tions his­to­ri­co-exis­ten­tielles. La véri­té méta­phy­sique est objec­tive et se situe sur le plan de l’éternité, mais jus­te­ment à cause de cela, elle ne peut être impo­sée de manière dog­ma­tique et auto­ri­taire. Elle doit être conti­nuel­le­ment retrou­vée à par­tir de l’actualité his­to­rique. Del Noce, de cette manière, ne nie nul­le­ment la phi­lo­so­phia per­en­nis, mais il affirme qu’elle ne peut valoir pure­ment et sim­ple­ment en toutes cir­cons­tances, une fois pour toutes. Plus pré­ci­sé­ment il pro­fesse la néces­si­té d’une approche exis­ten­tielle des véri­tés éter­nelles.

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