Boris Lejeune, connu des lecteurs de notre revue, est à la fois poète, peintre et sculpteur. Son oeuvre est indissociable d’une vision profondément chrétienne de la réalité et d’une grande sensibilité à la perte de la capacité de contemplation sous les ravages du nihilisme ambiant. Il a accepté avec générosité de se lancer dans la réalisation d’une statue de bronze en l’honneur de sainte Jeanne d’Arc, appelée à être installée sur la colline de Bermont, à trois kilomètres de Domrémy-la-Pucelle. Rappelons qu’en dépit de son patronyme d’origine française, Boris Lejeune, né à Kiev, n’est sorti d’URSS qu’en 1980, précision utile pour saisir certains passages de l’entretien qu’il a bien voulu nous confier.
Catholica – Jeanne d’Arc n’intéresse plus la République, plus tellement l’Eglise, et apparemment pas beaucoup d’artistes. Seuls les historiens paraissent faire exception… et vous même, Boris Lejeune, qui avez accepté de vous consacrer – le mot n’est pas exagéré – à la réalisation d’une nouvelle statue destinée à marquer l’année du six-centième anniversaire de la naissance de la Pucelle. Comment expliquez-vous ce vide ?
Boris Lejeune – Pour répondre, je commencerai par le détour de la poésie. Le genre épique est abandonné, le peu qui reste de la poésie est individualiste, ressasse encore quelques sentiments intimes, mais le plus souvent se perd dans des jeux de sonorités dépourvus de sens. Il s’agit de fabrications narcissiques qui tournent à l’intérieur de petits cénacles. La poésie contemporaine a perdu la voix : elle est muette, elle accumule des mots sans signification, ou bien elle sombre dans l’hermétisme et le maniérisme cérébral.
La vraie poésie, dans l’antiquité comme dans les temps chrétiens, véhicule un message. Et elle était même le vecteur principal de la conscience collective. L’histoire est écrite en poèmes. Cela a duré jusqu’au XIXe siècle, puis s’est progressivement étiolé et aujourd’hui tout chant épique s’est tu.
J’avais un ami poète et critique littéraire, malheureusement mort à quarante ans, Jean-Marie Le Sidaner, qui avait écrit un article important sur cette disparition sociale de la poésie, « Face à l’orante ». Il comparait l’effacement avec le temps d’une fresque représentant une orante à la lente disparition de la poésie dans la Cité. L’orante disparaît, mais les habitants ne savent plus ce qu’elle signifie, signe grave de l’état de délabrement général de la culture. Au fond, cette disparition n’est autre que celle du sujet.
Alors, s’il n’y a plus de poésie épique, il n’y a plus d’histoire, non pas au sens technique, car les historiens continuent leur travail, mais au sens de la conscience entretenue de l’identité collective, c’est-à-dire d’une tradition reçue et continuée.
Le vide dont vous parlez a connu une phase intermédiaire, idéologique, avec la récupération républicaine du mythe de Jeanne d’Arc, en voyant en elle une héroïne de la Nation, et en gommant plus ou moins totalement sa vocation surnaturelle : une Jeanne d’Arc laïque, telle que Michelet notamment s’est efforcé de la présenter. Ce sont des manipulations historiques qui ont maintenu la forme épique mais en la vidant de son contenu réel pour exalter les vertus utiles au système : l’héroïsme au service du « patriotisme constitutionnel ». Parlait-on de Jeanne d’Arc en Union soviétique ?
En URSS, il y eut un phénomène analogue, quand Staline a récupéré l’Eglise orthodoxe à l’époque de la Grande Guerre patriotique, exalté Alexandre Nevski, etc. Mais Jeanne d’Arc aussi a été récupérée. On a enseigné son histoire dans les écoles. On admirait en elle une héroïne de la révolte ouvrière et populaire, combattant contre les injustices, abandonnée par les puissants. En 1970, il y a eu le film de Gleb Panfilov, Natchalo (« Le début »), qui présentait une Jeanne d’Arc modèle de la jeune fille pleine de générosité, incomprise et abandonnée par ceux qui devraient la soutenir. Dans cet intérêt russe (pas seulement soviétique) pour Jeanne d’Arc, il y avait aussi je crois quelque part la trace de la tradition des révoltes spontanées, ces explosions populaires périodiques de rejet de tous les pouvoirs, comme les jacqueries de Pougatchev, Stepan Razine, etc. C’est du moins ce que j’ai deviné dans ce film, dont la trame du scénario est l’histoire d’une ouvrière qui est recrutée pour jouer Jeanne d’Arc dans un film, avec un va-et-vient constant entre les deux situations. Cependant le film s’ouvrait à une autre signification. Il faisait place à la prière et se terminait par la vision de la Croix devant le bûcher : pour l’époque soviétique, c’était très fort et même courageux. Cela laissait percer l’idée qu’il y avait un autre monde que le système et ses ukases. De plus l’actrice, Inna Tchurikova, était géniale, elle jouait très bien.
A la même époque, dans les manuels d’histoire, on ne s’intéressait pas à Louis XIV, mais il y avait Jeanne d’Arc. Parce qu’on étudiait l’histoire de manière très sélective. On ne connaissait pas Néron, mais on étudiait Spartacus ; et au fond on identifiait l’épopée de Jeanne et la révolte des esclaves.
Quant au monde orthodoxe, il connaît et honore sainte Jeanne d’Arc, mais a tendance à la considérer sous l’angle mystique, la faisant entrer dans une catégorie très romanesque, celle du drame solitaire, ou du fou de Dieu, sans retenir le sens de sa mission très exceptionnelle. Mais il n’y a aucune équivalence historique de par le monde au mystère de Jeanne d’Arc.
Vous-même, qui êtes arrivé en France en 1980, vous connaissiez donc la figure de Jeanne d’Arc.
Je l’avais étudiée à l’école, je portais en moi cette image vivante. Mais après évidemment j’ai vu un peu partout en France ses statues, j’ai lu, et puis mon épouse, comme souvent les bons catholiques, était très attachée à Jeanne d’Arc. Et lorsque l’abbé de Tanoüarn m’a proposé de réfléchir à une statue, j’ai commencé à penser sérieusement. Mon chemin a été un peu paradoxal, en ce sens que j’ai fait un rapprochement entre Marie-Madeleine et Jeanne d’Arc. Je travaillais alors Marie-Madeleine au pied de la Croix, et j’ai transposé l’idée à Jeanne d’Arc. Il y avait chez les deux saintes la même vivacité de la foi, comme impétueuse, un don total de soi très féminin, chez l’une comme chez l’autre (et d’ailleurs aussi chez toutes les saintes femmes). Le geste, la figure, la manière de se donner entièrement à sa vocation… Il y a comme une dimension antique dans Jeanne d’Arc, quelque chose qui la rapproche de l’héroïne grecque qui vit pleinement un destin éclatant, qui se donne au destin. Sauf évidemment que chez les Grecs, ce don est païen, il répond à la Fatalité. Tandis que chez Jeanne d’Arc il y a quelque chose d’absolument unique, même en comparaison des autres saintes qui se donnent sans réserve. Elle est dans la condition commune, ni dans un monastère ni dans un ermitage, elle vit même dans un monde brutal où pullulent les hypocrites, les méchants, et puis tout d’un coup, le réel se fissure et le divin jaillit. Dans cette faille qu’est Jeanne d’Arc, soudain nous voyons le surnaturel qui surgit. Et d’être témoin de cela, c’est extraordinaire et unique. Et de plus elle reste dans le réel, militaire et politique cette fois, mais son action, celle qui est à l’oeuvre dans ce réel, c’est celle de la grâce divine. Et moi, je pense que dans toute l’histoire de l’humanité, il y a vraiment très peu d’exemples comparables. Il est clair que Jeanne n’était ni une folle ni une manipulatrice. On sait tout d’elle, alors qu’on en sait beaucoup moins sur les rois de son époque. On sait tout sur elle à cause des trois procès, toutes les dépositions étant notées dans le plus extrême détail. Et c’est le surnaturel qui parle à travers les paroles très simples d’une jeune fille.
Donc, étant conscient de cette dimension, j’ai fait le rapport avec Marie-Madeleine, qui me paraît évident. Cela m’a inspiré un thème plastique, qui est le mouvement.
Ce mouvement n’est-il pas double : celui de l’intrusion de la grâce dans l’histoire, et le fait que Jeanne, répondant à l’appel, se lève et part : élan intérieur, élan externe. Est-ce cela que vous avez voulu rendre dans votre projet ?
Elle s’étend à la verticale, sur la pointe des pieds, comme le coureur qui s’apprête à partir ; et en même temps, elle se projette déjà en avant ((. Le projet est présenté sous la forme d’une vidéo, en deux formats distincts : http://borislejeune.com/Vocation.avi et http://boris-lejeune.com/Vocation.FLV.)) . Et là où il est projeté d’installer la statue, elle sera orientée vers Reims, terme de son action vers lequel elle s’élance. Sur la terre, elle va vers Reims. Elle s’élance en avant mais en même temps elle se tend vers le Ciel d’où elle tire son énergie. En définitive, c’est la Croix qui est présente, dans ses deux dimensions, verticale et horizontale, qui se croisent en elle.
L’originalité de votre statue est dans le mouvement, mais qui n’est pas brutal. On pourrait imaginer Jeanne d’Arc avec une épée, fonçant en avant sus à l’ennemi, dans un geste guerrier. Mais ce n’est pas ce que vous avez représenté. Il s’agit d’abord d’un geste de louange, avec les bras élevés ; un geste penché vers l’avant, certes, mais dont la puissance vient d’En-haut.
Ces deux bras sont ceux de l’orante, qui embrasse. Il y a plusieurs dimensions dans ce mouvement, qui est simple. Elle lève les yeux… mais pas trop haut. Ce que je veux rendre, c’est la symbolique de ces deux bras levés, inégalement, l’un pour l’imploration (le bras le plus élevé, qui ne tient rien, la main ouverte), l’autre bras tenant l’étendard d’une main résolue.
La prière et l’action.
Oui, tout à fait. Pour moi, Jeanne d’Arc est avant tout une sainte. Donc son bras évoque la prière. Mais en même temps une femme d’action. Femme guerrière, femme sainte, femme de prière : tout cela est indissociable.
Cela rappelle Péguy et son insistance sur le rapport entre la patrie terrestre, l’humus dans lequel travaille la grâce et qu’on ne saurait donc pour cela jamais mépriser, et dont l’usage des armes fait partie. On pourrait évidemment donner une version éthérée de Jeanne d’Arc, prétendument toute spirituelle, pacifiste même, en insistant sur le fait que si elle a porté une épée, elle ne s’en est pas servie pour tuer mais seulement pour guider. Il n’empêche que ce qu’elle guidait, c’était une guerre !
Bien sûr, et même elle a incité à mener bataille. Après la conquête d’Orléans, le Dauphin a commencé à vouloir opter pour la diplomatie, mais elle l’a poussé avec insistance à prendre d’autres villes, et Paris en particulier.
Finalement, et pour en revenir à votre point de départ, la réalisation d’une statue comme celle-là, n’est-ce pas une forme de poésie, épique et mystique en même temps ?
La vraie, la grande poésie, dont nous avons évoqué la disparition tout à l’heure, ouvre aussi une faille. Elle est la voix qui prononce la parole venue du Ciel. C’est ça la vraie poésie. Et Jeanne d’Arc, c’est la poésie même. Pourquoi faire une statue de Jeanne d’Arc, et à quoi correspond une statue de Jeanne d’Arc, par rapport à tout ce qui est dans l’Art. Pour moi, c’est comme faire des anges. D’ailleurs, elle était un ange (un messager divin). A son époque toutes les « pucelles » – c’est-à-dire les jeunes filles décidées à consacrer leur virginité – étaient considérées comme des anges. C’étaient les moeurs de l’époque : chaque fille qui se consacrait à Dieu était considérée comme un ange. Et faire une Jeanne d’Arc à notre époque qui ne veut pas voir les anges, qui veut les chasser avec violence – sauf en mettant des plumes sur des ailes en papier ! – c’est faire un appel à un autre monde, un monde pur. Faire une Jeanne d’Arc, c’est donner un visage à contempler, alors que dans l’art d’aujourd’hui, il n’y a pas de visage. Une exposition de Boltanski ne montre rien. C’est quelque chose d’emblématique, un rébus cérébral, qui nous oriente sur un discours qui est lui-même factice et ne veut rien dire. Tout cet art, abstraction incluse, est iconoclaste (d’où peut-être la facilité d’importer des religions iconoclastes sur des terres qui étaient antérieurement essentiellement iconophiles)
Tandis qu’une figure comme celle de Jeanne d’Arc, on sait qu’elle a existé. Quand on regarde la sculpture, on la voit. Tout art qui veut exprimer le visage de la Création doit avoir des visages. C’est le sens même de toute l’iconographie chrétienne : saint Denis qui porte sa tête, on sait déjà de qui il s’agit, mais on regarde sa statue, on le voit, il parle parce qu’on le regarde. Cela n’a rien à voir avec le rébus de Boltanski,
dont le sens est révélé avec autorité par les organisateurs de l’exposition, par décret technocratique. C’est presque risible mais en réalité c’est tragique, parce qu’on tue l’Art véritable à partir du moment où il n’y a rien à voir. Malevitch – qui était réellement fou – a effectivement réalisé une icône du néant avec son carré blanc sur fond blanc.
Sans aller jusqu’à ces extrêmes, n’avez-vous pas l’impression que beaucoup de statues du passé représentant Jeanne d’Arc sont stéréotypées et peu signifiantes ?
J’ai étudié beaucoup de ces statues, et j’ai été frappé par le fait que souvent elles ne dépassaient pas une dimension officielle. Et cela est aussi emblématique. On peut se demander pourquoi de grands sculpteurs n’ont pas fait de Jeanne d’Arc : Rodin, Mayol… Sans doute étaient-ils chers, ce qui explique qu’on se rabattait sur des sculpteurs de moindre capacité. Mais il y a tout de même de belles Jeanne d’Arc. J’en ai vu par exemple une assez surprenante, à la jointure entre la toute fin du moyen âge et l’époque moderne, mais à ce moment-là, tout était beau, jusqu’au moindre objet. Mais il faut dire qu’il y en a beaucoup trop dont la vie est absente. Et c’est là toute la difficulté. Parce qu’il est utile, instructif, de faire une statue qui renvoie à l’histoire, qui indique qu’il y a eu une femme appelée Jeanne d’Arc, qui à un moment donné a tenu son drapeau… Mais la vie en est absente. L’oeuvre d’art est réussie quand elle arrive à mettre la vie dans la matière. Le philosophe belge Marcel De Corte a très bien dit, dans un article intitulé « Mesure de l’Art », que la crise de l’art est en grande partie due au fait que l’artiste lui-même refuse le sacrement. De Corte entend par sacrement le mystère qui se manifeste quand, par l’intermédiaire de l’artiste, la matière devient vivante. Si l’artiste refuse de s’y prêter, refuse d’être passeur, il n’y a plus ce sacrement. L’artiste ne cherche qu’à être célébré lui-même. C’est juste l’inverse de l’artiste véritable, qui s’efface, dont on ne connaît même pas le nom, comme ces peintres d’icônes dont on a parfois découvert par hasard comment ils s’appelaient en tombant sur des archives comptables, parce qu’on les rémunérait pour leur travail. C’est comme la messe, l’homme prêtre n’a pas d’importance par lui-même, il n’est que l’instrument de ce qui le dépasse infiniment.
Vous n’avez pas l’impression de prêcher un peu dans le désert ?
Jamais je n’ai travaillé dans les conditions de réalisation de cette nouvelle statue. D’habitude, j’ai une commande, un financement (pour mon travail et pour le coût de la fonderie, qui est élevé). Dans le cas présent, il s’agit d’une souscription, je ne demande rien, il s’agit seulement de payer la fonderie. Les gens répondent. C’est l’association qui recueille les fonds, pas moi. Ce sont des petits dons, qui proviennent plutôt de petites gens. Il y a des lettres émouvantes. Mais l’argent arrive lentement. J’ai l’impression que les gens pauvres donnent un peu, et les gens riches donnent comme les pauvres, ou bien ne donnent rien du tout. Et cela, c’est attristant, et je dois dire que j’ai été surpris. Parce que faire une statue de Jeanne d’Arc aujourd’hui, ce n’est pas installer quelque chose d’insignifiant. C’est un acte qui montre que nous existons, que nous sommes encore vivants, que nous sommes debout.