Revue de réflexion politique et religieuse.

L’impasse des her­mé­neu­tiques

Article publié le 18 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Mais, c’est tout de même avec le thème, si ce n’est la doc­trine, de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale que la dif­fi­cul­té d’appréhender « l’unique sujet-Eglise » dans son uni­té et sa conti­nui­té se pré­sente avec une acui­té par­ti­cu­lière. Dans les ouvrages que nous avons pris en compte jusqu’à pré­sent, cer­tains (P. Lan­zet­ta, abbé Barthe) ne dénient pas au thème de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale tout inté­rêt, voire même une cer­taine valeur doc­tri­nale, tout en rele­vant une réelle ambi­guï­té de for­mu­la­tion et en se méfiant du venin intro­duit par les confé­rences épis­co­pales. De son côté, sur un thème connexe, Mgr Ghe­rar­di­ni va jusqu’à affir­mer que c’est sans doute en rai­son d’une sur­va­lo­ri­sa­tion du pri­mat du pape, accru par un amour sin­cère pour lui, qu’un nombre non négli­geable d’évêques votèrent un cer­tain nombre de textes du concile Vati­can II, et non tel­le­ment pour les textes eux-mêmes, insa­tis­fai­sants (p. 356). Cette remarque, outre son inté­rêt his­to­rique, a valeur de signe d’une réa­li­té plus ample, en par­ti­cu­lier aujourd’hui : parce que la Tra­di­tion comme dépôt de la Révé­la­tion est rela­ti­vi­sée au pro­fit d’une majo­ra­tion outran­cière de l’histoire dans la for­mu­la­tion dog­ma­tique de la foi – ce qui porte le nom de tra­di­tion vivante, mais la tra­di­tion vivante peut ne pas être cela… ; parce que l’explication de cette tra­di­tion par le Magis­tère et par les théo­lo­giens ne se fait plus selon une théo­lo­gie sys­té­ma­tique, voire quitte le ter­rain du dogme pour celui du témoi­gnage, du dia­logue et des sciences pro­fanes, aug­men­tant d’autant la ten­dance des fidèles modernes à la sub­jec­ti­vi­té, le seul rem­part à un effon­dre­ment géné­ral se trouve dans une concep­tion non-ration­nelle, sou­vent affec­tive et en défi­ni­tive auto­ri­ta­riste du magis­tère actuel. Selon une ter­mi­no­lo­gie théo­lo­gique plus pré­cise, on dira que les défauts dans l’objet maté­riel (la véri­té révé­lée) et dans l’objet for­mel (l’autorité du magis­tère, selon ses dif­fé­rents degrés clai­re­ment aper­çus) conduisent à un gon­fle­ment indu du sujet (le pape ou le col­lège des évêques) du Magis­tère ecclé­sias­tique ((. Cf. S. M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 158.)) . Le Magis­tère est, sans plus – ou plu­tôt sans moins… –, « iden­ti­fié au [magis­tère] actuel. Ain­si lui est confé­rée une pré­ro­ga­tive qui n’est pas la sienne propre » ((. Maria Gua­ri­ni, op. cit., p. 119.))  : celle d’être l’instance cri­tique du temps pré­sent et, donc, on l’a vu, de toute l’histoire pas­sée, puisque l’aggiornamento et la pas­to­ra­li­té sont de son côté. Pour résoudre la dif­fi­cul­té, inso­luble en théo­lo­gie clas­sique, on a été jusqu’à qua­li­fier le magis­tère de « cha­ris­ma­tique », ce qui garan­ti­rait sa conti­nui­té avec la Tra­di­tion et serait donc le point de départ de la réflexion théo­lo­gique et de l’adhésion aux paroles de ce magis­tère ((. Cf. S. M. Lan­zet­ta, op. cit., pp. 156 ss.)) .
Une for­mu­la­tion alter­na­tive de cette impor­tance indue est celle qui prend acte de cette autre affir­ma­tion conci­liaire – dont, là non plus, on ne résou­dra pas la ques­tion de la valeur doc­tri­nale ou dog­ma­tique – qu’est la sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat ((. Sur le lien entre ces affir­ma­tions et la sui­vante, la sacra­men­ta­li­té de l’Eglise, la courte étude de l’abbé Barthe, pré­ci­tée, offre un aper­çu très péda­go­gique.)) . Elle a sans conteste accru la valeur de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale et, sur­tout, a per­mis d’assurer un lien avec l’affirmation ini­tiale de la consti­tu­tion Lumen Gen­tium sur l’Eglise, à savoir la sacra­men­ta­li­té de l’Eglise : « L’Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacre­ment, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG 1). For­mule au conte­nu plus poé­tique que doc­tri­nal, il n’empêche qu’associée à la sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat et à la col­lé­gia­li­té épis­co­pale, elle peut don­ner lieu à une for­mu­la­tion radi­cale de cette sur­éva­lua­tion du magis­tère actuel. Une confé­rence don­née par Mgr Eric de Mou­lins-Beau­fort, le 24 mars 2012, au ras­sem­ble­ment natio­nal des Eglises dio­cé­saines à Lourdes, à l’occasion du cin­quan­tième anni­ver­saire de l’ouverture du concile Vati­can II, en sera l’exemple ((. Mgr Eric de Mou­lins-Beau­fort, « L’Eglise, signe de Dieu et annon­cia­trice de la paix ». La confé­rence est repro­duite dans La Docu­men­ta­tion catho­lique, n. 2489, du 6 mai 2012.))  : « Dans le col­lège des Evêques, au long de l’histoire, se laisse voir ce qui n’est pas encore visible mais qui est acquis déjà par le Christ mort et res­sus­ci­té pour nous : le ras­sem­ble­ment de tous les hommes que Dieu appelle au salut dans l’unité éter­nelle de la cha­ri­té ». Cette pre­mière asser­tion pour­rait ne pas sur­prendre par son rap­pel de l’internationalité de l’épiscopat comme miroir de l’universalité de l’Eglise ; cela apla­tit quelque peu, selon un cri­tère socio­lo­gique, ce qu’est la note de catho­li­ci­té de l’Eglise ou la qua­li­té de Vati­can II comme concile oecu­mé­nique… sauf que l’évêque auxi­liaire de Paris entend situer son idée « au long de l’histoire ». La conca­té­na­tion des concepts que nous avons annon­cée est donc éta­blie. Sur un tel fond, la pri­mau­té de la dimen­sion cha­ris­ma­tique sur toute autre – ins­ti­tu­tion­nelle, tra­di­tion­nelle – ne tarde guère à venir, à ce qu’il nous semble, dans les phrases sui­vantes : « L’Eglise n’est pas une réa­li­té toute faite, une ins­ti­tu­tion qui n’aurait qu’à s’efforcer de se per­pé­tuer sans chan­ge­ment à tra­vers le temps. Elle est au contraire avant tout un don reçu d’en haut, à rece­voir tou­jours mieux à tra­vers l’histoire, l’Esprit Saint tra­vaillant de l’intérieur le corps qu’est l’Eglise […] pour que le don du Christ pénètre davan­tage l’humanité et y porte davan­tage de fruits. » Le coup por­té à « l’unique sujet-Eglise, que le Sei­gneur nous a don­né ; […] sujet qui gran­dit dans le temps et qui se déve­loppe, res­tant cepen­dant tou­jours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche » (Benoît XVI, dis­cours à la Curie, 22 décembre 2005), s’il n’est pas fron­tal et rude, qu’est-il ? Un pas res­te­rait pour tom­ber dans l’autoritarisme ; le voi­ci, en quelques phrases : « Tout ce qui vient de nous n’a sa pleine valeur devant Dieu et pour l’éternité que si cela s’inscrit dans la com­mu­nion concrète de l’Eglise. Or, chers amis, à cette com­mu­nion, le Christ Sei­gneur n’a pas don­né de forme plus englo­bante et plus solide ici-bas que la com­mu­nion du col­lège épis­co­pal […] Chaque évêque en son dio­cèse n’est pas le délé­gué du pape, mais l’envoyé du Christ Jésus lui-même, comme chaque prêtre ou diacre dans la part de mis­sion qui lui est confiée, et c’est pour cela pré­ci­sé­ment qu’aucune ini­tia­tive comme aucune auto­ri­té ne peuvent être fécondes tota­le­ment si elles ne conduisent pas vers une union des coeurs plus forte et plus confiante. Les fidèles laïcs […] doivent accep­ter que leur com­por­te­ment cor­res­ponde à la figure que ceux à qui il appar­tient de le déter­mi­ner veulent pour l’Eglise à ce moment-là. » On peut com­prendre bien sûr que l’auteur de ce dis­cours nuan­cé cherche à repla­cer dans leur rôle cer­tains laïcs oublieux de l’existence de la hié­rar­chie ecclé­siale. Ce que nous rele­vons ici, ce sont les argu­ments, dont la clef nous semble rési­der dans les der­niers mots, de sono­ri­té hégé­lienne, « à ce moment-là ».
En der­nier res­sort, et comme remède aux dis­tor­sions que l’on a rele­vées, tous les auteurs aux­quels on s’est réfé­ré s’accordent pour affir­mer la néces­si­té d’un exer­cice enfin clair du magis­tère ecclé­sias­tique ; et, tou­jours dans une belle una­ni­mi­té, seule la forme solen­nelle que le pape pour­rait lui don­ner leur paraît être à la mesure de la gra­vi­té des dif­fi­cul­tés pré­sentes, et de leur carac­tère appa­rem­ment inso­luble selon des pro­cé­dures ordi­naires. En effet, il semble bien que « l’examen des dif­fé­rentes pos­tures adop­tées depuis plus de qua­rante-cinq ans dans l’interprétation théo­lo­gique de Vati­can II pour­rait se pour­suivre  indé­fi­ni­ment, tant le champ d’enquête est vaste et ne cesse d’ailleurs de s’étendre avec le temps, mais on ne ferait, dans ce cas, que répé­ter un exer­cice qui a sans doute déjà pro­duit les fruits qu’il pou­vait don­ner » ((. Joseph Fame­rée : « Intro­duc­tion. Le style comme inter­pré­ta­tion », in Joseph Fame­rée (dir.), Vati­can II comme style. L’herméneutique théo­lo­gique du Concile, Cerf, coll. Unam Sanc­tam Nou­velle série, 2012, p. 9.)) .
Certes, cer­tains pensent qu’en pal­liant un défaut de péda­go­gie sur le concile, tant au niveau du conte­nu que de son degré d’autorité, et en répri­mant les abus d’un cer­tain esprit du concile, l’on par­vien­drait à une solu­tion satis­fai­sante. Mais il semble y man­quer – comme dans les autres pen­sées, il est vrai – un quelque chose qui emporte l’adhésion : soit parce qu’est pos­tu­lée une par­tie de ce qu’on pré­tend démon­trer, soit parce qu’une exten­sion de l’infaillibilité du magis­tère englobe tout. Par­mi les publi­ca­tions récentes, un tra­vail de l’abbé Lucien retient l’attention ((. Ber­nard Lucien, « L’autorité magis­té­rielle de Vati­can II. Contri­bu­tion à un débat actuel », Sedes sapien­tiae n. 119, mars 2012, pp. 9–80.))  : avec la pré­ci­sion et la science qu’on lui connaît, il entend poser un cadre suf­fi­sant à un juge­ment sûr des textes du concile, celui de leur auto­ri­té selon des cri­tères stric­te­ment internes. Disons, trop som­mai­re­ment sans doute, que l’on peine à mettre tota­le­ment entre paren­thèses les si nom­breuses décla­ra­tions du concile et de Paul VI – sans par­ler d’autres – jus­te­ment sur ces degrés d’autorité ; or, les résul­tats du pré­sent tra­vail ne paraissent pas concor­der avec ces décla­ra­tions. A quoi il faut ajou­ter que l’auteur doit pos­tu­ler un degré magis­té­riel, pour le moment non défi­ni et que, pour sa part, il nomme magis­tère « péda­go­gique ». Sans doute est-ce à rap­pro­cher d’une pro­po­si­tion dont le père Lan­zet­ta se fait l’écho, de voir par­fois dans Vati­can II un munus prae­di­can­di plus que docen­di stric­to sen­su ((. Cf. S. M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 155.)) .
En atten­dant, et quoi qu’il en soit des réflexions adres­sées à son endroit, le dis­cours du 22 décembre 2005 garde sa force libé­ra­toire, et a déjà pro­duit, lui aus­si, des fruits. Tous ses fruits ? Cer­tai­ne­ment pas, pour ceux qui entrent et per­sé­vèrent dans cette double voie rap­pe­lée par le père Lan­zet­ta : contem­pla­tio et tra­di­tio.

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