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L’anthropologie théo­lo­gique de Gau­dium et spes

Du concile Vati­can II à aujourd’hui, la consti­tu­tion Gau­dium et spes ((. Consti­tu­tion pas­to­rale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gau­dium et spes [désor­mais : GS], pro­mul­guée le 7 décembre 1965 par Paul VI.))  a repré­sen­té la pierre angu­laire de la doc­trine sociale et poli­tique de l’Eglise. Selon les termes de Jean-Paul II, elle est « la Magna Car­ta de la digni­té humaine » ((. Jean-Paul II, « Dis­cours à l’occasion du 30e anni­ver­saire de la pro­cla­ma­tion de la Consti­tu­tion pas­to­rale du concile Vati­can II “Gau­dium et spes” », 8 novembre 1995, 9.)) . Depuis 1965, « Gau­dium et spes trace le visage d’une Église “inti­me­ment soli­daire du genre humain et de son his­toire”, qui che­mine avec toute l’humanité et qui est sujette, avec le monde, au même sort ter­restre, tout en étant “le ferment et, pour ain­si dire, l’âme de la socié­té humaine appe­lée à être renou­ve­lée dans le Christ et trans­for­mée en famille de Dieu” » ((. Com­pen­dium de la doc­trine sociale de l’Eglise [désor­mais : Com­pen­dium], 96. Les phrases entre guille­mets dans la cita­tion sont des extraits de Gau­dium et spes.)) . Quant à la clé de com­pré­hen­sion de Gau­dium et spes, c’est la per­sonne : « Tout [y] est consi­dé­ré à par­tir de la per­sonne et en direc­tion de la per­sonne, “seule créa­ture sur terre que Dieu a vou­lue pour elle-même”. La socié­té, ses struc­tures et son déve­lop­pe­ment doivent être fina­li­sés à “l’essor de la per­sonne”. Pour la pre­mière fois, le Magis­tère de l’Église, à son plus haut niveau, s’exprime de manière aus­si large sur les dif­fé­rents aspects tem­po­rels de la vie chré­tienne : “On doit recon­naître que l’attention appor­tée par la Consti­tu­tion aux chan­ge­ments sociaux, psy­cho­lo­giques, poli­tiques, éco­no­miques, moraux et reli­gieux a sti­mu­lé tou­jours plus […] la pré­oc­cu­pa­tion pas­to­rale de l’Église pour les pro­blèmes des hommes et le dia­logue avec le monde” » ((. Ibid. Les deux pre­mières phrases entre guille­mets dans la cita­tion sont éga­le­ment issues de Gau­dium et spes. La der­nière pro­vient d’Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doc­trine sociale de l’Eglise dans la for­ma­tion sacer­do­tale de la Congré­ga­tion pour l’éducation catho­lique (1988).)) .
Gau­dium et spes est l’acte ini­tial d’introduction du per­son­na­lisme dans le magis­tère catho­lique, de sorte que la concep­tion que ce texte déve­loppe au sujet de la per­sonne déter­mi­ne­ra le type de rela­tion entre l’Eglise, le monde et les hommes. L’objet du pré­sent article est d’élucider ce point de départ.

L’homme ima­go Dei

Qu’est-ce que l’homme pour Gau­dium et spes ? Dans son prin­cipe, il se pré­sente comme un mys­tère, une contra­rié­té, dès lors que « tout homme demeure à ses propres yeux une ques­tion inso­luble qu’il per­çoit confu­sé­ment » ((. GS, 21–4.)) , ques­tion qui « ne s’éclaire vrai­ment que dans le mys­tère du Verbe incar­né » ((. GS, 22–1. )) . La véri­té de l’homme se laisse trou­ver quand le Christ, la Véri­té même, lui révèle sa propre véri­té : le Christ, image de Dieu le Père, révèle à l’homme sa véri­té d’image de Dieu ((. GS, 22–2 ; 34–1.)) . Le Christ, nou­vel Adam, « dans la révé­la­tion même du mys­tère du Père et de son amour, mani­feste plei­ne­ment l’homme à lui-même et lui découvre la subli­mi­té de sa voca­tion » ((. GS, 22–1.)) .
C’est dans le Christ, image du Dieu invi­sible, que l’homme a été créé à l’image et res­sem­blance du Créa­teur ; « c’est dans le Christ, rédemp­teur et sau­veur, que l’image divine, alté­rée dans l’homme par le pre­mier péché, a été res­tau­rée dans sa beau­té ori­gi­nelle et enno­blie de la grâce de Dieu » ((. Caté­chisme de l’Eglise catho­lique [désor­mais : CEC], 1701.)) . De la théo­lo­gie pau­li­nienne selon laquelle l’image par­faite de Dieu est le Christ lui-même ((. Saint Paul se réfé­rant au Christ uti­lise les expres­sions Ima­go Dei (2 Cor 4,4), Ima­go Dei invi­si­bi­lis (Col 1,15), Splen­dor glo­riae et figu­ra sub­stan­tiae eius (He 1,3).)) , il suit que l’homme doit se confor­mer à cette Image pour deve­nir enfant du Père, par la puis­sance de l’Esprit Saint. Pour deve­nir enfant de Dieu, il est néces­saire que l’homme par­ti­cipe acti­ve­ment à sa trans­for­ma­tion en se confor­mant au modèle, c’est-à-dire à l’Image du Fils ((. Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale [désor­mais : CTI], docu­ment « Com­mu­nion et ser­vice : l’homme créé à l’image de Dieu » (2004).)) . Etant image de Dieu révé­lée par le Verbe, l’homme acquiert sa digni­té dans la créa­tion. « La digni­té de la per­sonne humaine s’enracine dans sa créa­tion à l’image et à la res­sem­blance de Dieu » ((. CEC, 1700.)) . En rai­son de cette digni­té per­son­nelle, pré­sente de manière égale en tout homme ((. CEC, 1702.)) , la per­sonne humaine est « la seule créa­ture sur terre que Dieu a vou­lue pour elle-même » ((. GS, 24–3 ; CEC, 356, 1703 ; cf. aus­si le Com­pen­dium, 34, 96 et 133.)) , for­mule sou­vent reprise par Jean-Paul II, et qui se fonde sur les capa­ci­tés spi­ri­tuelles d’intelligence et de volon­té, prin­ci­pa­le­ment, par le don de la liber­té ((. 15. CEC, 1705.)) , la vraie liber­té étant dans l’homme « le signe pri­vi­lé­gié de l’image divine » ((. GS, 17 ; CEC, 1705 et 1712.)) .
En consé­quence « [l’]Eglise [recon­naît et affirme] le carac­tère cen­tral de la per­sonne humaine en tout domaine et mani­fes­ta­tion de la socia­li­té » ((. Com­pen­dium, 106.))  ; « L’action sociale des chré­tiens doit s’inspirer du prin­cipe fon­da­men­tal de la cen­tra­li­té de l’homme » ((. Com­pen­dium, 527.)) , parce que la per­sonne humaine « est et doit être le prin­cipe, le sujet et la fin de toutes les ins­ti­tu­tions » ((. GS, 25–1.)) , en ver­tu de quoi « tout sur terre doit être ordon­né à l’homme comme à son centre et à son som­met » ((. GS, 12–1.)) . Mais l’homme ne doit-il pas s’ordonner au Christ, et par sa média­tion, à Dieu ? C’est d’ailleurs ce qu’affirme une autre consti­tu­tion conci­liaire, Lumen Gen­tium ((. Consti­tu­tion dog­ma­tique sur l’Eglise Lumen Gen­tium, 36–1.)) , en sui­vant l’enseignement de saint Paul (1 Cor 3, 23). Tou­jours est-il que Gau­dium et spes ne le fait pas, concen­trant la tota­li­té de son atten­tion sur la per­sonne humaine. Telle est la clé de l’humanisme chré­tien, qui com­prend le chris­tia­nisme « comme un grand mou­ve­ment pour la défense de la per­sonne humaine et la pro­tec­tion de sa digni­té » ((. Com­pen­dium, 538–2. La for­mule est de Jean-Paul II (ency­clique Cen­te­si­mus annus, 3).)) . La digni­té de la per­sonne humaine est la colonne ver­té­brale de la doc­trine sociale de l’Eglise, le « prin­cipe […] sur lequel reposent tous les autres prin­cipes et conte­nus de la doc­trine sociale » ((. Com­pen­dium, 160.)) .
Est-il pos­sible de dou­ter que la clé de la rédac­tion et de la lec­ture de Gau­dium et spes soit anthro­po­cen­trique ? Comme cela est dit dès l’introduction du docu­ment, ce texte ne s’adresse pas aux chré­tiens mais à tous les hommes, dont les dis­ciples du Christ se sentent « soli­daires » ((. Gau­dium et spes, 1 et 2. Cf. Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, Il Vati­ca­no II. Alle radi­ci d’un equi­vo­co, Lin­dau, Turin, 2012, pas­sim ; sur Gau­dium et spes, on se réfé­re­ra en par­ti­cu­lier aux pages 185 et sui­vantes.)) . En se tour­nant vers l’homme, l’Eglise d’aujourd’hui sem­ble­rait rejoindre ain­si l’humanisme chré­tien de la Renais­sance ((. Cf. Tho­mas Mol­nar, Chris­tian huma­nism. A cri­tique of the secu­lar city and it’s ideo­lo­gy, Fran­cis­can Herald Press, Chi­ca­go, 1978.)) , et voler au secours de l’humanisme moderne pour le bap­ti­ser et l’intégrer à son propre héri­tage ((. Cf. car­di­nal Joseph Rat­zin­ger, Eglise, OEcu­mé­nisme et poli­tique, Fayard, 1987.)) . Et bien qu’elle ne soit que l’expression d’un sou­hait, cette volon­té dirige la ren­contre de l’Eglise avec le monde et avec Dieu, se per­sua­dant que « l’homme est la fina­li­té du monde et que le devoir du genre humain consiste dans la maî­trise de la réa­li­té mon­daine » ((. Roma­no Ame­rio, Iota unum. Estu­dios sobre las trans­for­ma­ciones de la Igle­sia Cató­li­ca en el siglo XX, Cri­te­rio Libros, Madrid, 2002, p. 327.)) . Voyons main­te­nant com­ment s’articule spé­ci­fi­que­ment la doc­trine anthro­po­lo­gique de Gau­dium et spes.

Digni­té et liber­té per­son­nelles. Les droits de l’homme

La théo­lo­gie de l’imago Dei se réfère à la digni­té objec­tive de la per­sonne ((. GS, 21–3, 28–2 ; Com­pen­dium, 36, 105, 108, 144.)) , appe­lée au salut en rai­son de sa ratio­na­li­té et de sa liber­té. Cette digni­té et ce salut se réa­lisent d’une manière dyna­mique dans laquelle s’entrecroisent l’historicité de la vie humaine et la réa­li­sa­tion de sa fina­li­té au-delà de l’histoire ((. Com­pen­dium, 38.)) . La digni­té exige un déploie­ment social, car « en se décou­vrant aimé de Dieu, l’homme com­prend sa digni­té trans­cen­dante, il apprend à ne pas se conten­ter de soi et à ren­con­trer l’autre dans un tis­su de rela­tions tou­jours plus authen­ti­que­ment humaines » ; c’est la loi de l’amour, « capable de trans­for­mer de façon radi­cale les rap­ports que les êtres humains entre­tiennent entre eux » ((. Com­pen­dium, 4.)) . Le péché assom­brit la digni­té onto­lo­gique, mais il ne l’efface pas, car, bien que la rup­ture avec Dieu pro­duise un déchi­re­ment, l’homme demeure ima­go Dei et capax Dei ((. GS, 21–3 ; Com­pen­dium, 27. La digni­té onto­lo­gique n’est pas condi­tion­née par la mora­li­té de la per­sonne, celle-ci pos­sé­dant tou­jours socia­le­ment et his­to­ri­que­ment sa « valeur », le péché étant alors prin­ci­pa­le­ment vu comme « le côté obs­cur de la digni­té humaine » (J.-L. Bru­guès, Dizio­na­rio di morale cat­to­li­ca, Ed. Stu­dio dome­ni­ca­no, Bologne, 1994, p. 33) ; ou bien comme le dit encore la CTI (« Com­mu­nion et ser­vice… », op. cit., 44–45), le péché « est une erreur de la liber­té » qui « per­turbe l’image de Dieu ». Tou­te­fois cette accen­tua­tion omet le fait que tout péché est d’abord une offense de gra­vi­té variable : « Vos ini­qui­tés ont ouvert un abîme entre vous et votre Dieu » (Is 59, 2) ; et l’Apôtre : « Le salaire du péché, c’est la mort » (Rom 6, 23). Le Caté­chisme du concile de Trente rap­pe­lait que le péché mor­tel nous prive de la grâce de Dieu et nous inter­dit l’entrée du Ciel parce qu’en tuant l’âme, nous per­dons son ami­tié (Caté­chisme romain, XI, 3).)) .
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