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La ges­ta­tion moderne de l’homme nou­veau

Bene­det­to Croce écri­vait en 1942, dans un petit essai inti­tu­lé Per­ché non pos­sia­mo non dir­ci « cris­tia­ni » [Pour­quoi nous ne pou­vons pas ne pas nous dire chré­tiens] : « Le chris­tia­nisme a été la plus grande révo­lu­tion jamais accom­plie dans l’humanité ; si grande, si éten­due et si pro­fonde, si féconde en consé­quences, tel­le­ment inat­ten­due et irré­sis­tible dans sa réa­li­sa­tion qu’il n’est pas éton­nant qu’il ait paru ou puisse encore paraître comme un miracle, une révé­la­tion d’en-haut, une inter­ven­tion directe de Dieu dans les choses humaines, qui ont reçu d’elle des lois et une orien­ta­tion [indi­riz­zo] entiè­re­ment nou­velles. » Si l’on fait le lien entre Croce et René Girard ((. Sur ce point voir spé­cia­le­ment Des choses cachées depuis la fon­da­tion du monde, Gras­set, 1978.))  pour qui la foi chré­tienne a intro­duit une ten­sion ou une lutte per­ma­nente entre le logos natu­ra­liste d’Héraclite, un logos guer­rier, et le Logos démys­ti­fi­ca­teur de saint Jean, il ne serait pas faux d’interpréter la Grande Révo­lu­tion fran­çaise comme une Grande Contre-révo­lu­tion diri­gée contre la dédi­vi­ni­sa­tion du monde par le chris­tia­nisme. Intel­lec­tuel­le­ment, ce serait le résul­tat de l’ébranlement crois­sant des fon­de­ments de la pen­sée, selon les termes de Xavier Zubi­ri, oeuvre du ratio­na­lisme qui après la cri­tique de Kant a lais­sé le champ libre à l’irrationalisme et à l’utopie ((. Sur la for­ma­tion du mode de pen­sée uto­pique, voir F. E. et F. P. Manuel, El pen­sa­mien­to utó­pi­co en el mun­do occi­den­tal, 3 vol., Tau­rus, Madrid 1981. (Ed. ori­gi­nale : Uto­pian Thought in the Wes­tern World, Har­vard Uni­ve­ri­ty Press, Cam­bridge, Mass., 1979).)) .
La Grande Révo­lu­tion, réac­tion­naire donc, a fabri­qué bien des mythes, par­mi les­quels celui de l’homme nou­veau ((. D. Negro, El mito del hombre nue­vo, Encuen­tro, Madrid 2009.)) , guide de la pen­sée idéo­lo­gique et dérive phi­lo­so­phique de la science moderne. Une fois ins­tal­lé ce mode de pen­sée comme for­ma men­tis au long du XIXe siècle, ce mythe a déter­mi­né comme une idée-mère des croyances col­lec­tives toute l’histoire du XXe siècle et conti­nue de don­ner son impul­sion au siècle pré­sent. C’est le Trieb­fe­der, la force motrice du mode de pen­sée tota­li­taire qui pré­do­mine depuis la guerre civile euro­péenne de 1914–1918. Max Sche­ler en a iden­ti­fié les consé­quences dans son essai connu de 1928 La situa­tion de l’homme dans le monde : « A aucune époque de l’histoire l’homme n’a été aus­si pro­blé­ma­tique pour lui-même qu’aujourd’hui ».
Le mythe de l’homme nou­veau a des anté­cé­dents gnos­tiques, péla­giens, chré­tiens. D’emblée il convient d’écarter une confu­sion d’origine pure­ment rhé­to­rique concer­nant l’homme nou­veau pau­li­nien. Saint Paul se réfère à la conver­sion du pécheur – « le vieil homme » – à la foi chré­tienne, ce qui n’est pas un mythe et n’a rien à voir avec le mythe de l’homme nou­veau comme pro­duit arti­fi­ciel de la culture moderne, aspi­rant à trans­for­mer radi­ca­le­ment la nature humaine. Au demeu­rant l’idée d’un homme réno­vé spi­ri­tuel­le­ment est un concept reli­gieux cou­rant, et pas seule­ment chré­tien. Mal­gré cela, le chris­tia­nisme a ajou­té à la décou­verte grecque de la liber­té de pen­sée celui de la liber­té de la conscience ((. Cf. Lord Acton, Essays in the His­to­ry of Liber­ty, Liber­ty Fund/Liberty Clas­sics, India­na­po­lis, 1985, pp. 1 et 2.)) , dis­tin­guant l’homme exté­rieur et l’homme inté­rieur, res­pon­sable de sa conduite. Il ne s’agit pas dès lors de modi­fier ou alté­rer la nature humaine, mais de faire en sorte que l’homme se libère du péché, se mesu­rant sur la parole évan­gé­lique : « Je suis la voie, la véri­té et la vie ». Le catho­lique se renou­velle, entre autres, par la confes­sion. L’homme nou­veau mythique ne peut pas non plus être confon­du avec d’autres modèles, comme celui de la Renais­sance, un homme nou­veau par contraste avec celui du moyen âge ; ou encore avec d’autres modèles, socio­lo­giques, raciaux, etc. Il s’agit d’une nou­veau­té radi­cale rom­pant avec la vision tra­di­tion­nelle de la nature humaine, laquelle, si on la consi­dère comme un mys­tère, se limite à consi­dé­rer la condi­tion humaine. Tan­dis que l’homme nou­veau pro­duit par la culture com­mune s’intéresse à la conduite du seul homme exté­rieur : c’est l’homme du nihi­lisme.
His­to­ri­que­ment, le mythe de l’homme nou­veau est le fruit au long cours de l’absolutisme construc­ti­viste intro­duit par Hobbes dans la culture euro­péenne. Les Pères de l’Eglise avaient repré­sen­té mythi­que­ment l’état de nature déchue pos­té­rieur au péché ori­gi­nel sous forme d’une pre­mière situa­tion poli­tique de conflit. Hobbes a oppo­sé à cette repré­sen­ta­tion le mythe de l’Etat comme deus mor­ta­lis capable de sau­ver les hommes de cette situa­tion d’insécurité, d’incertitude, de peur et de ter­reur devant la mort. Lec­teur de saint Augus­tin, il a ima­gi­né l’Etat comme une civi­tas Dei pure­ment humaine.
Auguste Comte, puis Fran­çois Pica­vet ou Julien Freund ont consi­dé­ré le grand théo­lo­gien poli­tique anglais comme le père idéo­lo­gique de l’artificialisme moderne, dont Peter Slo­ter­dijk pré­tend cepen­dant qu’il pour­rait s’inspirer de la Genèse. Pour­tant Hobbes ne se pro­po­sait pas de modi­fier la nature humaine et ne par­lait pas de l’homme nou­veau : il pré­ten­dait seule­ment rendre pos­sible la vie com­mune selon la condi­tion humaine. Mais il a conçu la mis­sion du deus mor­ta­lis comme une garan­tie du non moins mythique contrat social (pac­tum socie­ta­tis), et cela moyen­nant un autre mythique pac­tum sub­jec­tio­nis (contrat poli­tique) et comme impo­si­tion légale des règles de com­por­te­ment per­met­tant d’encadrer l’action humaine de telle manière que l’état de nature demeure sup­por­table.
Les Lumières ont été plus loin ; fas­ci­nées par les sciences, elles ont com­men­cé à conce­voir la régé­né­ra­tion de l’espèce humaine ((. Cf. Xavier Mar­tin, Nature humaine et Révo­lu­tion fran­çaise. Du siècle des Lumières au Code Napo­léon, et Régé­né­rer l’espèce humaine. Uto­pie médi­cale et Lumières (1750–1850), Domi­nique Mar­tin Morin, Bouère, res­pec­ti­ve­ment 2002 et 2008.)) . Le cal­vi­niste Rous­seau a recon­nu que l’homme his­to­rique était un échec : la vraie nature humaine est bonne, mais elle est obs­cur­cie par le mythe du péché ori­gi­nel, aus­si est-ce un devoir de la res­tau­rer par le moyen d’un contrat social anti­cul­tu­rel. La nou­velle socié­té deve­nant ain­si « les cieux nou­veaux et la terre nou­velle » rêvés par le cal­vi­nisme puri­tain ((. Cf. M. Wal­zer, La révo­lu­tion des saints. Ethique pro­tes­tante et radi­ca­lisme poli­tique [1965], Belin, 1987.)) .
Comme mythe pour l’action, c’est-à-dire comme mythe poli­tique, son objec­tif consiste à construire une huma­ni­té nou­velle for­mée d’hommes nou­veaux, libé­rés des incer­ti­tudes et du mal. En arrière-plan se situe la volon­té de libé­rer l’homme du péché ori­gi­nel par le moyen d’une inver­sion de la rela­tion entre l’homme inté­rieur et l’homme exté­rieur. L’homme nou­veau serait un état inédit de l’être humain, la conscience étant sou­mise aux règles scien­ti­fiques défi­nis­sant cor­rec­te­ment la manière dont l’homme doit se conduire, l’homme exté­rieur diri­geant alors l’homme inté­rieur. La conscience de l’homme nou­veau, c’est la conscience col­lec­tive. Tel est le type idéal d’humanité conforme à la pen­sée idéo­lo­gique qui voit culmi­ner la tra­di­tion huma­niste en même temps qu’il l’achève. […]