Revue de réflexion politique et religieuse.

Une lec­ture poli­tique du Tar­tuffe de Molière

Article publié le 10 Oct 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 72, p. 129–145]
De bonnes âmes ont fait mine de consi­dé­rer le retour de Sil­vio Ber­lus­co­ni comme une réap­pa­ri­tion de l’hydre « nazi­fas­ciste » alors que l’ascension de ce per­son­nage poli­tique issu de la finance et des médias est seule­ment repré­sen­ta­tive de l’évolution actuelle des démo­cra­ties occi­den­tales. L’étude qui suit est parue en ita­lien dans le tri­mes­triel de Ravenne Libro aper­to (n. 23, octobre-décembre 2000). Il est symp­to­ma­tique qu’une réflexion de ce genre, qui met en cause cer­tains des com­por­te­ments inhé­rents à toute par­ti­to­cra­tie, ait pu paraître dans une publi­ca­tion se situant dans l’héritage du radi­ca­lisme — plus pré­ci­sé­ment du libé­ral­dé­mo­cra­tisme de Gobet­ti et du Par­ti d’Action de l’époque de la fin du fas­cisme. Rap­pe­lons que Teo­do­ro Klitsche de la Grange dirige, éga­le­ment à Rome, une revue tri­mes­trielle de phi­lo­so­phie poli­tique, Behe­moth.
Pour la bonne com­pré­hen­sion de son ana­lyse, rap­pe­lons que le per­son­nage d’Orgon est celui d’un bon bour­geois dévot et infi­ni­ment plus naïf que sa femme Elmire, ou ses enfants Dorine et Damis. Mal­gré les aver­tis­se­ments de son beau-frère Cléante, il ne com­prend pas que l’homme qu’il a recueilli par bon­té, Tar­tuffe, le gruge plus qu’il n’est ima­gi­nable.

En ces temps d’humanitarisme lar­moyant, il est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant de relire le Tar­tuffe de Molière, comé­die qui a une dimen­sion et une por­tée poli­tiques, bien qu’il ne s’agisse pas là de son aspect le plus connu, en dehors du pané­gy­rique final de Louis XIV. Et cepen­dant Molière lui-même le met en avant quand il écrit dans sa pré­face que « [l’hypocrite] est, dans l’Etat, d’une consé­quence bien plus dan­ge­reuse que tous les autres », pour l’Etat donc, autant sinon plus que pour la reli­gion. Dans le pre­mier pla­cet adres­sé au Roi pour qu’il annule l’interdiction de repré­sen­ter la comé­die en public, il ajou­tait que « l’hypocrisie sans doute en est un [des vices] des plus en usage, des plus incom­modes et des plus dan­ge­reux » pour lequel « j’avais eu, Sire, la pen­sée que je ne ren­drais pas un petit ser­vice à tous les hon­nêtes gens de votre royaume, si je fai­sais une comé­die qui décriât les hypo­crites […] qui veulent attra­per les hommes avec un zèle contre­fait et une cha­ri­té sophis­tique ». Molière sou­li­gnait par là le dan­ger de l’hypocrisie pour l’Etat en même temps qu’il indi­quait le carac­tère édu­ca­tif de sa comé­die et le ser­vice qu’il cher­chait à rendre aux gens de bien, ne se conten­tant pas de les dis­traire mais les aidant à com­prendre les trom­pe­ries se pro­fi­lant der­rière les pro­pos sédui­sants et les manières sour­noises et affec­tées des impos­teurs. Plus impor­tant, Molière a iden­ti­fié avec génie les traits carac­té­ris­tiques de l’hypocrite, sur­tout de cette espèce par­ti­cu­lière qu’est l’hypocrite public, avant d’en mon­trer le dan­ger pour l’Etat.
L’hypocrite pri­vé (tel le mari infi­dèle) ne se sert pas des croyances, des ins­ti­tu­tions, des repré­sen­ta­tions publiques pour atteindre ou tout au moins camou­fler ses inté­rêts pri­vés : un mari infi­dèle qui veut cacher une fugue avec sa maî­tresse raconte à sa femme qu’il a été invi­té à une ren­contre de tra­vail. A l’inverse, et telle est la pre­mière des carac­té­ris­tiques iden­ti­fiées par Molière, Tar­tuffe camoufle ses pro­jets et ses inten­tions délic­tueuses, toutes à but stric­te­ment per­son­nel, en fai­sant appel à des opi­nions et des inté­rêts par­ta­gés de tous. Il se sert de la reli­gion pour mon­ter son escro­que­rie, puis du pou­voir judi­ciaire pour la mener à son terme. Il uti­lise le droit contre le droit, la reli­gion contre la reli­gion. Dans l’Acte IV, quand il dis­cute avec Cléante qui lui rap­pelle les pré­ceptes de la cha­ri­té chré­tienne et l’exhorte à récon­ci­lier Orgon et Damis et à refu­ser la dona­tion qui lui a été faite, Tar­tuffe, en évi­dente dif­fi­cul­té, lui réplique : « L’intérêt du Ciel n’y sau­rait consen­tir ». L’intérêt « public » devient ain­si une excuse pour encais­ser le pro­fit de son escro­que­rie. A la réplique de Cléante lui deman­dant pour­quoi il se pré­oc­cupe des inté­rêts du Ciel qui n’a cer­tai­ne­ment pas besoin des hommes pour punir les cou­pables, et l’invite à ne pas tenir compte des juge­ments des hommes, Tar­tuffe, de plus en plus embar­ras­sé, répond — à son seul pro­fit — par une dis­tinc­tion entre for interne et for externe et dit que s’il par­donne dans son coeur à Damis, il est hors de ques­tion qu’il change sa ligne de conduite et moins encore qu’il  renonce à accep­ter la dona­tion, parce que, dit-il, « je crains / Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains, / Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en par­tage, / En fassent dans le monde un cri­mi­nel usage, / Et ne s’en servent pas, ain­si que j’ai des­sein, / Pour la gloire du Ciel et le bien du pro­chain ». Il confirme ain­si que l’intérêt et le bien d’autrui ne sont qu’un camou­flage des siens propres, et qu’en même temps, en les confon­dant, il se sert des pre­miers pour déso­rien­ter le pro­chain et réa­li­ser les seconds. Qu’il agisse ain­si, c’est Dorine qui l’explique dans la der­nière scène, tan­dis que Tar­tuffe, qui croit avoir ache­vé son plan avec suc­cès, se voit rap­pe­ler par Orgon les bien­faits reçus et lui répond : « Oui, je sais de quels secours j’en ai pu rece­voir ; / Mais l’intérêt du Prince est mon pre­mier devoir ; / De ce devoir sacré la juste vio­lence / Etouffe dans mon coeur toute recon­nais­sance, / Et je sacri­fie­rais à de si puis­sants noeuds / Ami, femme, parents, et moi-même avec eux », ce que Dorine com­mente : « Comme il sait de traî­tresse manière, / Se faire un beau man­teau de tout ce qu’on révère ! » En effet, il est essen­tiel à l’hypocrite public de mas­quer ses mani­gances et ses inté­rêts per­son­nels der­rière ce qui est le plus révé­ré par tous, et plus ils sont cou­pables, plus doivent être éle­vés les prin­cipes qu’il invoque dans son impos­ture. Reli­gion, droit, patrie, loyau­té sont donc la jus­ti­fi­ca­tion et la cou­ver­ture les plus adap­tées aux objec­tifs du cri­mi­nel et de l’escroc.
Non seule­ment il n’y a pas contra­dic­tion, mais il y a plu­tôt suite logique dans la mani­pu­la­tion que Tar­tuffe fait subir au pou­voir tem­po­rel après s’en être pris au pou­voir spi­ri­tuel. Cela, non seule­ment parce que le chris­tia­nisme, avec le sacri­fice du Fils de Dieu fait homme, souf­frant et mou­rant pour le rachat de l’humanité, offre l’exemple le plus éle­vé et le plus évident du sacri­fice de soi pour le bien des autres, et le modèle de toute fonc­tion publique, mais éga­le­ment parce qu’à l’époque de Molière, le pro­ces­sus de la sécu­la­ri­sa­tion, déjà très avan­cé, n’avait pas encore enle­vé à la reli­gion son carac­tère public, celle-ci demeu­rant le prin­cipe de légi­ti­ma­tion de l’autorité et de l’ordre social. C’est d’ailleurs l’époque où Bos­suet sou­tient de ses argu­ments la monar­chie de droit divin — le Roi est le repré­sen­tant de Dieu ((. C’est une expres­sion plu­sieurs fois uti­li­sée par Bos­suet dans sa Poli­tique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, et par ailleurs com­mune même dans la théo­lo­gie pro­tes­tante. Cal­vin écri­vait par exemple que les gou­ver­nants reçoivent com­man­de­ment et auto­ri­té de Dieu et « repré­sentent plei­ne­ment sa per­sonne, dont ils sont en quelque sorte les vicaires ». Il est inutile d’ajouter que Cal­vin, dans le même temps, contes­tait au pape d’être le Vicaire du Christ. Il pour­suit : « En somme, s’ils se sou­viennent qu’ils sont vicaires de Dieu, ils ont à s’employer de toute leur étude, et mettre tout leur soin de repré­sen­ter aux hommes en tous leurs faits, comme une image de la pro­vi­dence, sau­ve­garde, bon­té, dou­ceur et jus­tice de Dieu ».))  — et où il inter­prète le ver­set pau­li­nien de l’Epître aux Romains « Omnis potes­tas a Deo » dans le sens d’une légi­ti­ma­tion du pou­voir consti­tué et du devoir d’obéissance des sujets (ce que ne font pas d’autres théo­lo­giens comme Sua­rez, Maria­na et Bel­lar­min). Si le Roi, comme l’écrit Bos­suet, est « l’image mor­telle de [l’]immortelle auto­ri­té » de Dieu, il est clair qu’une obéis­sance feinte, tout comme une fausse dévo­tion, est cor­ro­sive de l’ordre éta­bli. Par ailleurs Bos­suet consi­dère l’ennemi public, c’est-à-dire l’ennemi du gou­ver­ne­ment légi­time sous pro­tec­tion divine, comme « enne­mi de Dieu » ; le paral­lé­lisme entre impos­teur public et impos­teur reli­gieux est donc fon­dé. En troi­sième lieu, la mani­pu­la­tion de l’hypocrite ne s’arrête pas à la reli­gion, mais s’étend pour ain­si dire natu­rel­le­ment au droit, enten­du au sens large de norme aus­si bien que d’institution. Tar­tuffe trompe Orgon en obte­nant, par sa fausse dévo­tion, la dona­tion de ses biens, puis il se sert du droit (de la loi) pour un objet juri­di­que­ment et sur­tout mora­le­ment délic­tueux. Enfin il recourt au pou­voir judi­ciaire de l’Etat pour faire exé­cu­ter, au détri­ment de son propre bien­fai­teur, l’affaire qu’il a obte­nue par dol, et y réus­sit sans dif­fi­cul­té — la scène avec Mon­sieur Loyal est l’une des plus diver­tis­sante et ins­truc­tive de toute la comé­die. Enfin, il en arrive à se ser­vir du sou­ve­rain en dénon­çant Orgon comme sub­ver­sif. Mais dans la logique de la pièce, cela est de trop, et c’est l’erreur qui fait échouer tout son plan. Car le Roi, à la dif­fé­rence de l’ingénu Orgon et des magis­trats évi­dem­ment dis­traits et for­ma­listes, se rend compte d’un seul coup de l’individu auquel il a affaire : « Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs, / Et que ne peut  trom­per tout l’art des impos­teurs ». Le châ­ti­ment tombe alors avec rapi­di­té et pré­ci­sion, et clai­re­ment aus­si extra ordi­nem, en dehors des voies for­melles sui­vies par les pou­voirs délé­gués par le sou­ve­rain, qui les déclare incom­pé­tentes, casse leurs déci­sions, annule la dona­tion, réta­blit le cours de la jus­tice — la jus­tice concrète — que Tar­tuffe avait détour­né à son ser­vice. Les ruses de l’hypocrite ne trompent pas le monarque, car « de pièges plus fins on le voit se défendre ». Au contraire des Cava­liers d’Aristophane où le peuple sou­ve­rain était repré­sen­té sous les traits de Demos, un vieux gâteux aux mains de pré­ten­dus ser­vi­teurs qui le pous­saient à faire ce qu’ils vou­laient, dans Tar­tuffe, le sou­ve­rain est une pré­sence supé­rieure et pro­vi­den­tielle qui cor­rige les mesures erro­nées des fonc­tion­naires subal­ternes. Leur rap­port avec Demos est exac­te­ment inver­sé : alors que chez Aris­to­phane ce sont les ser­vi­teurs qui décident à la place du sou­ve­rain, ici c’est le sou­ve­rain qui décide à la place des pou­voirs délé­gués en rec­ti­fiant leurs erreurs.
Dans cette oppo­si­tion, on peut voir tan­tôt la dif­fé­rence entre la démo­cra­tie (sur­tout quand elle dégé­nère) et la monar­chie, tan­tôt une « phi­lo­so­phie » du pou­voir poli­tique com­mune aux deux auteurs. Dans la démo­cra­tie, régime qui entraîne, ou devrait entraî­ner la plus grande déper­son­na­li­sa­tion du pou­voir, puisque celui-ci n’appartient à aucun indi­vi­du ou groupe d’individus mais à tous, les déci­sions effec­tives reviennent en fait aux pou­voirs infé­rieurs, com­plices, bien qu’opposés entre eux, quand il s’agit de faire bar­rage aux déci­sions supé­rieures du peuple sou­ve­rain, mais soli­daires dès qu’il s’agit de garan­tir l’intangibilité de leur domaine propre de com­pé­tence et leur sphère de pou­voir per­son­nel. Dans la monar­chie, fon­dée sur la per­son­na­li­sa­tion du pou­voir et des déci­sions — le pou­voir sou­ve­rain coïn­ci­dant avec une per­sonne phy­sique — la garan­tie du droit et de l’ordre est au contraire obte­nue par la force même de cette auto­ri­té per­son­nelle et pro­vi­dente, pré­ci­sé­ment parce qu’elle se fonde sur une rapi­di­té de déci­sion impos­sible à attendre d’une assem­blée, même de celle d’une petite cité. La per­son­na­li­sa­tion du pou­voir, base de toute struc­ture poli­tique, en res­sort for­ti­fiée. En sub­stance, il s’agit de déci­der si le pou­voir per­son­nel des « ser­vi­teurs » doit être contrô­lé par un pou­voir per­son­nel supé­rieur, pré­sent et effec­tif, ou bien par un pou­voir col­lec­tif mis dans l’impossibilité d’effectuer un contrôle, ou de don­ner une réponse prompte et exhaus­tive.
Tar­tuffe ne peut donc pas trom­per le sou­ve­rain, pas plus qu’il ne réus­sit à détour­ner à son pro­fit le droit et le fonc­tion­ne­ment des pou­voirs subor­don­nés. La loi se prête à des inter­pré­ta­tions, sou­vent inté­res­sées, parce que la déci­sion humaine a besoin d’être appli­quée à un moment don­né. C’est ici qu’apparaît la contra­dic­tion, parce qu’« il n’existe pas de choses inno­centes qui ne soient sus­cep­tibles d’être cor­rom­pues par les hommes » (Molière), et la loi, en tant qu’elle est vou­lue, fait par­tie de ces choses. Mais on ne peut pas évi­ter la véri­fi­ca­tion par le sou­ve­rain, comme Molière l’a bien vu. La volon­té sou­ve­raine n’est pas une chose, comme la loi pour un notaire, un avo­cat ou un juge, mais bien la déci­sion d’un être qui veut. Le monarque est « la source de la puis­sance et de l’autorité […] le juste dis­pen­sa­teur des ordres abso­lus, […] le sou­ve­rain juge, et le maître de toutes choses » ((. Cf. second Pla­cet adres­sé par Molière à Louis XIV pour la révo­ca­tion de l’interdiction de la repré­sen­ta­tion de la comé­die.)) . Le sou­ve­rain est maître de la loi, et de fait, dans le cas dont il s’agit, il l’enfreint par la déci­sion per­son­nelle qu’il prend pour réta­blir l’ordre juste. Peu de temps avant, Bodin avait expri­mé de manière ana­logue le rap­port entre le sou­ve­rain et la loi dans sa célèbre défi­ni­tion : « Sum­ma in cives legi­busque solu­ta potes­tas », même si le pou­voir de déro­ger à la loi dans un cas concret avait été rat­ta­ché par le grand juriste à l’état de néces­si­té publique, alors qu’il a ici pour fina­li­té la conser­va­tion et le triomphe de la jus­tice sub­stan­tielle et d’un ordre juste. Reste le fait que Molière oppose la loi, et l’ordre for­mel, à la déci­sion sou­ve­raine (juste et « sub­stan­tielle »), l’autorité et le pou­voir sou­ve­rain l’assurant en « tran­chant en der­nier res­sort », y com­pris à l’encontre de la loi posi­tive. Il vient à l’esprit une autre oppo­si­tion : celle, très connue, oppo­sant Anti­gone à Créon, la loi natu­relle et « divine » — la jus­tice que garde Thé­mis — à celle, posi­tive, dic­tée par le pou­voir humain. Dans la tra­gé­die grecque, cette oppo­si­tion découle entiè­re­ment d’une repré­sen­ta­tion du monde qui ne conçoit pas le Dieu chré­tien, créa­teur et per­son­nel, inter­ve­nant dans l’histoire (la Pro­vi­dence) et dans la nature, par le miracle ; fonc­tion dont l’analogue est, selon Schmitt, la déci­sion sou­ve­raine dans l’état d’exception ((. Poli­tische Theo­lo­gie. [Théo­lo­gie poli­tique, tra­duc­tion et pré­sen­ta­tion de J.-L. Schle­gel, Gal­li­mard, NRF, 1988.])) . L’opposition dans la tra­gé­die de Sophocle est par consé­quent opé­rée entre les deux « lois », ou mieux, les deux nomoi, l’un divin et s’imposant à la conscience indi­vi­duelle, l’autre pesant sur l’homme comme membre d’une com­mu­nau­té néces­sai­re­ment orga­ni­sée selon des rap­ports d’ordre et de pou­voir.
Dans Tar­tuffe, l’opposition est faite entre le com­man­de­ment abso­lu et per­son­nel du sou­ve­rain, à qui incombe la fonc­tion de créer et main­te­nir l’ordre, et la loi elle-même : celle-ci ne trouve son appli­ca­tion que dans l’ordre cou­rant, en vue et en fonc­tion duquel peut s’appliquer une déci­sion déro­ga­toire prise en der­nier res­sort. Cela révèle que le pou­voir du monarque échappe à l’opposition entre Anti­gone et Créon, entre loi natu­relle et loi posi­tive, parce qu’il est alter­na­ti­ve­ment l’une et l’autre, syn­thèse entre la norme divine et la loi posi­tive. C’est en fonc­tion d’une norme natu­relle, tenant aux prin­cipes géné­raux de la socia­bi­li­té humaine et aux rap­ports et sen­ti­ments qui lui sont asso­ciés (gra­ti­tude, loyau­té, « trans­pa­rence ») que le monarque annule le contrat, même s’il est valide aux yeux de la loi posi­tive et des tri­bu­naux. Le pou­voir de Créon se conjugue ain­si, dans le monarque, à l’impératif d’Antigone. Pour user, peut-être un peu impro­pre­ment, de la ter­mi­no­lo­gie d’un grand juriste comme Hau­riou, la fonc­tion du sou­ve­rain est celle de créer et garan­tir par la puis­sance publique un ordre conforme à l’« idée direc­trice » de l’institution sociale. Ou encore, dans une autre pers­pec­tive de rap­ports et de concepts, la sou­ve­rai­ne­té est tour à tour — et réunit — la sum­ma potes­tas et la sum­ma auc­to­ri­tas, tan­dis que dans Anti­gone elles sont dis­so­ciées, même si c’est der­rière l’opposition entre la loi posi­tive et la loi natu­relle.

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