Une lecture politique du Tartuffe de Molière
[note : cet article est paru dans catholica, n. 72, p. 129–145]
De bonnes âmes ont fait mine de considérer le retour de Silvio Berlusconi comme une réapparition de l’hydre « nazifasciste » alors que l’ascension de ce personnage politique issu de la finance et des médias est seulement représentative de l’évolution actuelle des démocraties occidentales. L’étude qui suit est parue en italien dans le trimestriel de Ravenne Libro aperto (n. 23, octobre-décembre 2000). Il est symptomatique qu’une réflexion de ce genre, qui met en cause certains des comportements inhérents à toute partitocratie, ait pu paraître dans une publication se situant dans l’héritage du radicalisme — plus précisément du libéraldémocratisme de Gobetti et du Parti d’Action de l’époque de la fin du fascisme. Rappelons que Teodoro Klitsche de la Grange dirige, également à Rome, une revue trimestrielle de philosophie politique, Behemoth.
Pour la bonne compréhension de son analyse, rappelons que le personnage d’Orgon est celui d’un bon bourgeois dévot et infiniment plus naïf que sa femme Elmire, ou ses enfants Dorine et Damis. Malgré les avertissements de son beau-frère Cléante, il ne comprend pas que l’homme qu’il a recueilli par bonté, Tartuffe, le gruge plus qu’il n’est imaginable.
En ces temps d’humanitarisme larmoyant, il est particulièrement intéressant de relire le Tartuffe de Molière, comédie qui a une dimension et une portée politiques, bien qu’il ne s’agisse pas là de son aspect le plus connu, en dehors du panégyrique final de Louis XIV. Et cependant Molière lui-même le met en avant quand il écrit dans sa préface que « [l’hypocrite] est, dans l’Etat, d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres », pour l’Etat donc, autant sinon plus que pour la religion. Dans le premier placet adressé au Roi pour qu’il annule l’interdiction de représenter la comédie en public, il ajoutait que « l’hypocrisie sans doute en est un [des vices] des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux » pour lequel « j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites […] qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique ». Molière soulignait par là le danger de l’hypocrisie pour l’Etat en même temps qu’il indiquait le caractère éducatif de sa comédie et le service qu’il cherchait à rendre aux gens de bien, ne se contentant pas de les distraire mais les aidant à comprendre les tromperies se profilant derrière les propos séduisants et les manières sournoises et affectées des imposteurs. Plus important, Molière a identifié avec génie les traits caractéristiques de l’hypocrite, surtout de cette espèce particulière qu’est l’hypocrite public, avant d’en montrer le danger pour l’Etat.
L’hypocrite privé (tel le mari infidèle) ne se sert pas des croyances, des institutions, des représentations publiques pour atteindre ou tout au moins camoufler ses intérêts privés : un mari infidèle qui veut cacher une fugue avec sa maîtresse raconte à sa femme qu’il a été invité à une rencontre de travail. A l’inverse, et telle est la première des caractéristiques identifiées par Molière, Tartuffe camoufle ses projets et ses intentions délictueuses, toutes à but strictement personnel, en faisant appel à des opinions et des intérêts partagés de tous. Il se sert de la religion pour monter son escroquerie, puis du pouvoir judiciaire pour la mener à son terme. Il utilise le droit contre le droit, la religion contre la religion. Dans l’Acte IV, quand il discute avec Cléante qui lui rappelle les préceptes de la charité chrétienne et l’exhorte à réconcilier Orgon et Damis et à refuser la donation qui lui a été faite, Tartuffe, en évidente difficulté, lui réplique : « L’intérêt du Ciel n’y saurait consentir ». L’intérêt « public » devient ainsi une excuse pour encaisser le profit de son escroquerie. A la réplique de Cléante lui demandant pourquoi il se préoccupe des intérêts du Ciel qui n’a certainement pas besoin des hommes pour punir les coupables, et l’invite à ne pas tenir compte des jugements des hommes, Tartuffe, de plus en plus embarrassé, répond — à son seul profit — par une distinction entre for interne et for externe et dit que s’il pardonne dans son coeur à Damis, il est hors de question qu’il change sa ligne de conduite et moins encore qu’il renonce à accepter la donation, parce que, dit-il, « je crains / Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains, / Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage, / En fassent dans le monde un criminel usage, / Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein, / Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain ». Il confirme ainsi que l’intérêt et le bien d’autrui ne sont qu’un camouflage des siens propres, et qu’en même temps, en les confondant, il se sert des premiers pour désorienter le prochain et réaliser les seconds. Qu’il agisse ainsi, c’est Dorine qui l’explique dans la dernière scène, tandis que Tartuffe, qui croit avoir achevé son plan avec succès, se voit rappeler par Orgon les bienfaits reçus et lui répond : « Oui, je sais de quels secours j’en ai pu recevoir ; / Mais l’intérêt du Prince est mon premier devoir ; / De ce devoir sacré la juste violence / Etouffe dans mon coeur toute reconnaissance, / Et je sacrifierais à de si puissants noeuds / Ami, femme, parents, et moi-même avec eux », ce que Dorine commente : « Comme il sait de traîtresse manière, / Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère ! » En effet, il est essentiel à l’hypocrite public de masquer ses manigances et ses intérêts personnels derrière ce qui est le plus révéré par tous, et plus ils sont coupables, plus doivent être élevés les principes qu’il invoque dans son imposture. Religion, droit, patrie, loyauté sont donc la justification et la couverture les plus adaptées aux objectifs du criminel et de l’escroc.
Non seulement il n’y a pas contradiction, mais il y a plutôt suite logique dans la manipulation que Tartuffe fait subir au pouvoir temporel après s’en être pris au pouvoir spirituel. Cela, non seulement parce que le christianisme, avec le sacrifice du Fils de Dieu fait homme, souffrant et mourant pour le rachat de l’humanité, offre l’exemple le plus élevé et le plus évident du sacrifice de soi pour le bien des autres, et le modèle de toute fonction publique, mais également parce qu’à l’époque de Molière, le processus de la sécularisation, déjà très avancé, n’avait pas encore enlevé à la religion son caractère public, celle-ci demeurant le principe de légitimation de l’autorité et de l’ordre social. C’est d’ailleurs l’époque où Bossuet soutient de ses arguments la monarchie de droit divin — le Roi est le représentant de Dieu ((. C’est une expression plusieurs fois utilisée par Bossuet dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, et par ailleurs commune même dans la théologie protestante. Calvin écrivait par exemple que les gouvernants reçoivent commandement et autorité de Dieu et « représentent pleinement sa personne, dont ils sont en quelque sorte les vicaires ». Il est inutile d’ajouter que Calvin, dans le même temps, contestait au pape d’être le Vicaire du Christ. Il poursuit : « En somme, s’ils se souviennent qu’ils sont vicaires de Dieu, ils ont à s’employer de toute leur étude, et mettre tout leur soin de représenter aux hommes en tous leurs faits, comme une image de la providence, sauvegarde, bonté, douceur et justice de Dieu ».)) — et où il interprète le verset paulinien de l’Epître aux Romains « Omnis potestas a Deo » dans le sens d’une légitimation du pouvoir constitué et du devoir d’obéissance des sujets (ce que ne font pas d’autres théologiens comme Suarez, Mariana et Bellarmin). Si le Roi, comme l’écrit Bossuet, est « l’image mortelle de [l’]immortelle autorité » de Dieu, il est clair qu’une obéissance feinte, tout comme une fausse dévotion, est corrosive de l’ordre établi. Par ailleurs Bossuet considère l’ennemi public, c’est-à-dire l’ennemi du gouvernement légitime sous protection divine, comme « ennemi de Dieu » ; le parallélisme entre imposteur public et imposteur religieux est donc fondé. En troisième lieu, la manipulation de l’hypocrite ne s’arrête pas à la religion, mais s’étend pour ainsi dire naturellement au droit, entendu au sens large de norme aussi bien que d’institution. Tartuffe trompe Orgon en obtenant, par sa fausse dévotion, la donation de ses biens, puis il se sert du droit (de la loi) pour un objet juridiquement et surtout moralement délictueux. Enfin il recourt au pouvoir judiciaire de l’Etat pour faire exécuter, au détriment de son propre bienfaiteur, l’affaire qu’il a obtenue par dol, et y réussit sans difficulté — la scène avec Monsieur Loyal est l’une des plus divertissante et instructive de toute la comédie. Enfin, il en arrive à se servir du souverain en dénonçant Orgon comme subversif. Mais dans la logique de la pièce, cela est de trop, et c’est l’erreur qui fait échouer tout son plan. Car le Roi, à la différence de l’ingénu Orgon et des magistrats évidemment distraits et formalistes, se rend compte d’un seul coup de l’individu auquel il a affaire : « Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs, / Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs ». Le châtiment tombe alors avec rapidité et précision, et clairement aussi extra ordinem, en dehors des voies formelles suivies par les pouvoirs délégués par le souverain, qui les déclare incompétentes, casse leurs décisions, annule la donation, rétablit le cours de la justice — la justice concrète — que Tartuffe avait détourné à son service. Les ruses de l’hypocrite ne trompent pas le monarque, car « de pièges plus fins on le voit se défendre ». Au contraire des Cavaliers d’Aristophane où le peuple souverain était représenté sous les traits de Demos, un vieux gâteux aux mains de prétendus serviteurs qui le poussaient à faire ce qu’ils voulaient, dans Tartuffe, le souverain est une présence supérieure et providentielle qui corrige les mesures erronées des fonctionnaires subalternes. Leur rapport avec Demos est exactement inversé : alors que chez Aristophane ce sont les serviteurs qui décident à la place du souverain, ici c’est le souverain qui décide à la place des pouvoirs délégués en rectifiant leurs erreurs.
Dans cette opposition, on peut voir tantôt la différence entre la démocratie (surtout quand elle dégénère) et la monarchie, tantôt une « philosophie » du pouvoir politique commune aux deux auteurs. Dans la démocratie, régime qui entraîne, ou devrait entraîner la plus grande dépersonnalisation du pouvoir, puisque celui-ci n’appartient à aucun individu ou groupe d’individus mais à tous, les décisions effectives reviennent en fait aux pouvoirs inférieurs, complices, bien qu’opposés entre eux, quand il s’agit de faire barrage aux décisions supérieures du peuple souverain, mais solidaires dès qu’il s’agit de garantir l’intangibilité de leur domaine propre de compétence et leur sphère de pouvoir personnel. Dans la monarchie, fondée sur la personnalisation du pouvoir et des décisions — le pouvoir souverain coïncidant avec une personne physique — la garantie du droit et de l’ordre est au contraire obtenue par la force même de cette autorité personnelle et providente, précisément parce qu’elle se fonde sur une rapidité de décision impossible à attendre d’une assemblée, même de celle d’une petite cité. La personnalisation du pouvoir, base de toute structure politique, en ressort fortifiée. En substance, il s’agit de décider si le pouvoir personnel des « serviteurs » doit être contrôlé par un pouvoir personnel supérieur, présent et effectif, ou bien par un pouvoir collectif mis dans l’impossibilité d’effectuer un contrôle, ou de donner une réponse prompte et exhaustive.
Tartuffe ne peut donc pas tromper le souverain, pas plus qu’il ne réussit à détourner à son profit le droit et le fonctionnement des pouvoirs subordonnés. La loi se prête à des interprétations, souvent intéressées, parce que la décision humaine a besoin d’être appliquée à un moment donné. C’est ici qu’apparaît la contradiction, parce qu’« il n’existe pas de choses innocentes qui ne soient susceptibles d’être corrompues par les hommes » (Molière), et la loi, en tant qu’elle est voulue, fait partie de ces choses. Mais on ne peut pas éviter la vérification par le souverain, comme Molière l’a bien vu. La volonté souveraine n’est pas une chose, comme la loi pour un notaire, un avocat ou un juge, mais bien la décision d’un être qui veut. Le monarque est « la source de la puissance et de l’autorité […] le juste dispensateur des ordres absolus, […] le souverain juge, et le maître de toutes choses » ((. Cf. second Placet adressé par Molière à Louis XIV pour la révocation de l’interdiction de la représentation de la comédie.)) . Le souverain est maître de la loi, et de fait, dans le cas dont il s’agit, il l’enfreint par la décision personnelle qu’il prend pour rétablir l’ordre juste. Peu de temps avant, Bodin avait exprimé de manière analogue le rapport entre le souverain et la loi dans sa célèbre définition : « Summa in cives legibusque soluta potestas », même si le pouvoir de déroger à la loi dans un cas concret avait été rattaché par le grand juriste à l’état de nécessité publique, alors qu’il a ici pour finalité la conservation et le triomphe de la justice substantielle et d’un ordre juste. Reste le fait que Molière oppose la loi, et l’ordre formel, à la décision souveraine (juste et « substantielle »), l’autorité et le pouvoir souverain l’assurant en « tranchant en dernier ressort », y compris à l’encontre de la loi positive. Il vient à l’esprit une autre opposition : celle, très connue, opposant Antigone à Créon, la loi naturelle et « divine » — la justice que garde Thémis — à celle, positive, dictée par le pouvoir humain. Dans la tragédie grecque, cette opposition découle entièrement d’une représentation du monde qui ne conçoit pas le Dieu chrétien, créateur et personnel, intervenant dans l’histoire (la Providence) et dans la nature, par le miracle ; fonction dont l’analogue est, selon Schmitt, la décision souveraine dans l’état d’exception ((. Politische Theologie. [Théologie politique, traduction et présentation de J.-L. Schlegel, Gallimard, NRF, 1988.])) . L’opposition dans la tragédie de Sophocle est par conséquent opérée entre les deux « lois », ou mieux, les deux nomoi, l’un divin et s’imposant à la conscience individuelle, l’autre pesant sur l’homme comme membre d’une communauté nécessairement organisée selon des rapports d’ordre et de pouvoir.
Dans Tartuffe, l’opposition est faite entre le commandement absolu et personnel du souverain, à qui incombe la fonction de créer et maintenir l’ordre, et la loi elle-même : celle-ci ne trouve son application que dans l’ordre courant, en vue et en fonction duquel peut s’appliquer une décision dérogatoire prise en dernier ressort. Cela révèle que le pouvoir du monarque échappe à l’opposition entre Antigone et Créon, entre loi naturelle et loi positive, parce qu’il est alternativement l’une et l’autre, synthèse entre la norme divine et la loi positive. C’est en fonction d’une norme naturelle, tenant aux principes généraux de la sociabilité humaine et aux rapports et sentiments qui lui sont associés (gratitude, loyauté, « transparence ») que le monarque annule le contrat, même s’il est valide aux yeux de la loi positive et des tribunaux. Le pouvoir de Créon se conjugue ainsi, dans le monarque, à l’impératif d’Antigone. Pour user, peut-être un peu improprement, de la terminologie d’un grand juriste comme Hauriou, la fonction du souverain est celle de créer et garantir par la puissance publique un ordre conforme à l’« idée directrice » de l’institution sociale. Ou encore, dans une autre perspective de rapports et de concepts, la souveraineté est tour à tour — et réunit — la summa potestas et la summa auctoritas, tandis que dans Antigone elles sont dissociées, même si c’est derrière l’opposition entre la loi positive et la loi naturelle.