Revue de réflexion politique et religieuse.

Une lec­ture poli­tique du Tar­tuffe de Molière

Article publié le 10 Oct 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Tar­tuffe se sert de la loi posi­tive et de la reli­gion à des fins per­son­nelles et pri­vées, l’usage qu’il fait de cha­cune d’elles étant iden­tique. Le paral­lé­lisme et la com­bi­nai­son de ces deux ter­rains dans l’esprit humain appa­raissent plus encore sin­gu­liers. A bien y regar­der, la réunion des deux « idéaux » du droit et de la reli­gion, fon­dés sur la mise en valeur des aspects for­ma­listes et casuis­tiques, n’est pas sans fon­de­ment, au moins au regard de la polé­mique du milieu du XVIIe siècle entre jan­sé­nistes et jésuites, bien enten­du connue de Molière, ne serait-ce que par l’énorme réso­nance des Pro­vin­ciales de Pas­cal publiées quelques années seule­ment avant sa comé­die. En les reli­sant, le paral­lèle est évident entre un droit et une morale for­mels pour qui devient super­flue voire étrange l’idée d’un aban­don convain­cu à la volon­té et à la loi divines. Il y a en par­ti­cu­lier un pas­sage de la comé­die qui ren­voie à l’oeuvre de Pas­cal : c’est quand Tar­tuffe cherche à convaincre Elmire de la licéi­té morale de l’adultère. Elmire objecte : « Mais com­ment consen­tir à ce que vous vou­lez / Sans offen­ser le Ciel, dont tou­jours vous par­lez ? » Tar­tuffe répond : « Si ce n’est que le Ciel qu’à mes voeux on oppose, / Lever un tel obs­tacle est à moi peu de chose, / Et cela ne doit pas rete­nir votre coeur », avant de pour­suivre : « Mais on trouve avec lui des accom­mo­de­ments ; / Selon divers besoins, il est une science / D’étendre les liens de notre conscience, / Et de rec­ti­fier le mal de l’action / Avec la pure­té de notre inten­tion. / De ces secrets, Madame, on sau­ra vous ins­truire ; / Vous n’avez seule­ment qu’à vous lais­ser conduire. / Conten­tez mon désir, et n’ayez point d’effroi : / Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi. »
Dans ces quelques vers sont mises au pilo­ri deux des thèses stig­ma­ti­sées par Pas­cal, celle de la « direc­tion d’intention » et celle du pro­ba­bi­lisme (dont la consé­quence est qu’on ne pèche pas si l’on suit l’opinion d’un « docte » per­son­nage, fût-elle d’évidence erro­née) ((. Aujourd’hui, il s’agirait, dans notre socié­té sécu­la­ri­sée et sur­tout tech­ni­ci­sée, d’un « tech­ni­cien », d’un « expert » ou quelque autre « spé­cia­liste ».)) . Il y a une autre ana­lo­gie entre cette scène et une autre non moins fameuse de la Man­dra­gore de Machia­vel, au cours de laquelle Timo­thée convainc Lucrèce de com­mettre l’adultère à coup de cita­tions et d’interprétations bibliques, appuyées par la doc­trine et l’autorité du prêtre. Chez Machia­vel aus­si, on trouve une déva­lo­ri­sa­tion d’un for­ma­lisme léga­liste qui finit par deve­nir l’instrument d’une atteinte au droit, à la norme et à la morale reli­gieuse. En réa­li­té, Machia­vel voyait clai­re­ment que, d’un côté, le droit ne se réduit pas à des normes parce qu’il est fait autant de celles-ci que de leurs excep­tions, néces­saires pour garan­tir une situa­tion ordon­née (ce qui n’est pas le cas là où les lois sont des édits à la manière de Man­zo­ni, c’est-à-dire d’application épi­so­dique et/ou sélec­tive) ; et d’un autre côté, c’est le propre du prince (en monar­chie) de devoir assu­rer une orga­ni­sa­tion sociale en ordre, c’est-à-dire dans laquelle le droit puisse trou­ver son appli­ca­tion ((. Et cela y com­pris par le moyen de déro­ga­tions, dans des situa­tions d’urgence ou de ruse poli­tique. Voir, dans Le Prince, l’éloge fait de l’ordre assu­ré par César Bor­gia en Romagne.)) . Chez Machia­vel comme chez Molière, il est clair que la « loi », qu’elle soit enten­due comme droit ou comme morale (divine), peut être, et de fait a été, occa­sion de mani­pu­la­tions, de divi­sions, voire de désordres et de guerres civiles. Les contro­verses théo­lo­giques qui avaient conduit à la Réforme et à l’éclatement de la res publi­ca chris­tia­na et aux guerres de reli­gion au nom des diverses inter­pré­ta­tions de la loi divine et de la doc­trine chré­tienne, ne pou­vaient que don­ner une nou­velle dimen­sion à l’appel solen­nel à la loi, au nomos basi­leus, pour un com­man­de­ment prompt, effi­cace et réso­lu, exer­cé par le sou­ve­rain tem­po­rel, et donc, au moins par fonc­tion et par for­ma­tion, rela­ti­ve­ment neutre dans les conflits d’interprétation reli­gieuse. Il ne sur­prend donc pas que Machia­vel comme Molière, au moment de choi­sir des per­son­nages emblé­ma­tiques de l’hypocrisie et du for­ma­lisme, aient trou­vé un reli­gieux cor­rom­pu et un faux dévot, figures typiques de la mani­pu­la­tion de la reli­gion et de la loi divine, ou, en ce qui concerne Molière, qu’il ait vu leur adver­saire et jus­ti­cier en la per­sonne du sou­ve­rain et dans sa déci­sion d’enfreindre la lettre de la loi pour sau­ver le droit et l’ordre.
Il s’agit tou­jours de l’opposition entre le pou­voir spi­ri­tuel et le pou­voir tem­po­rel, avec la réduc­tion pro­gres­sive du pre­mier au domaine de la conscience, et donc du « pri­vé », et le triomphe du second en tant que puis­sance déci­sive, effi­cace, et d’une cer­taine manière et ten­dan­ciel­le­ment limi­tée par l’impossibilité de s’ingérer dans les ques­tions de conscience. L’unité créée et assu­rée par déci­sion sou­ve­raine est comme la « valeur » qui la rend pré­fé­rable — du point de vue de l’ordre social — à la loi et au plu­ra­lisme d’interprétation inévi­table dans une socié­té qui pose que la loi, et donc aus­si ses inter­prètes, se situe au-des­sus du roi. Dans le Tar­tuffe, à côté des deux per­son­nages forts et emblé­ma­tiques — l’imposteur et le deus ex machi­na qu’est le Sou­ve­rain —, il y a l’entourage, et avant tout le bien­fai­teur de Tar­tuffe, Orgon, vic­time de leurs mani­gances, escro­qué et trom­pé. Dans les rela­tions entre ces per­son­nages, et dans le carac­tère d’Orgon, il y a matière à une lec­ture poli­tique de la pièce. Orgon pré­sente en effet deux traits fon­da­men­taux : il est d’une ingé­nui­té qui touche à la niai­se­rie et il ne croit même pas l’évidence lorsque celle-ci vient contre­dire ses convic­tions (ou ses pré­ju­gés). C’est au point qu’Elmire est contrainte de lui réci­ter, pour le convaincre, la scène de la séduc­tion ; encore Orgon n’est-il convain­cu qu’une fois réité­rées les raille­ries sans équi­voques de Tar­tuffe. Ces dis­po­si­tions en font la proie pré­fé­rée de l’hypocrite, qui le dépouille à son pro­fit en le trans­for­mant admi­ra­teur béat. Les hypo­crites n’existent, pour­rait-on dire, que grâce aux gens cré­dules, qui sont les par­faits « sujets ». Orgon en est un exemple typique : pro­té­gé et sau­vé par la clair­voyance du Sou­ve­rain qui cor­rige ses erreurs et en annule les effets. Les sujets du genre d’Orgon vivent dans un état où ce sont l’image et la repré­sen­ta­tion qui ont une influence déci­sive, et non la sub­stance des choses et leur valeur ration­nelle. Ce n’est pas par hasard — et pour cause —que Tar­tuffe inter­ver­tit le rap­port entre appa­rence et réa­li­té : « Le scan­dale du monde est ce qui fait l’offense, / Et ce n’est pas pécher que pécher en silence ». Orgon en par­ti­cu­lier ne se rend pas à l’évidence tant qu’il n’a pas une preuve irré­fu­table et directe. Mais il est convain­cu par des paroles sen­ti­men­tales, bien en accord avec ses pré­ju­gés et aux lieux com­muns du moment savam­ment pro­fé­rées par l’hypocrite. A une époque de ratio­na­lisme et aus­si d’empirisme triom­phants, Orgon est ancré dans les pré­ju­gés d’un milieu en par­tie dépas­sé, mais qui sur­tout fait par­tie d’une sub­cul­ture désor­mais mar­gi­na­li­sée. De même l’inversion de la figure du sou­ve­rain, à laquelle on vient de faire allu­sion, est évi­dente : du vieillard retom­bé en enfance qu’était le Demos d’Aristophane, on est pas­sé au monarque omni­scient et omni­po­tent qui « scrute les coeurs », casse les juge­ments et les lois for­melles pour faire triom­pher le droit. C’est le sou­ve­rain qui main­tient l’ordre, et qui se risque pour sau­ver les sujets loyaux mais ingé­nus.
L’intuition de Molière est éga­le­ment péné­trante quand il pré­sente les hypo­crites comme un péril pour l’Etat et pour la reli­gion. Son juge­ment pré­cis rap­pelle celui d’un homme d’Etat comme Riche­lieu. Celui-ci, dans son tes­ta­ment poli­tique, consacre un cha­pitre à mettre en garde le Sou­ve­rain contre les adu­la­teurs, les médi­sants et les intri­gants, toutes caté­go­ries voi­sines, et lar­ge­ment par­ties pre­nantes de l’hypocrisie, au point de lui faire écrire qu’il n’est pas de fléau ris­quant autant de rui­ner un Etat que celui des flat­teurs qui n’ont de cesse d’ourdir des com­plots et des intrigues à la Cour ; la rai­son en est qu’ils détournent moyens, pou­voirs et fonc­tions publiques au seul pro­fit de leurs inté­rêts per­son­nels. Certes, Riche­lieu aver­tis­sait le monarque de devoir les tenir éloi­gnés de la Cour et des emplois publics pour qu’ils nuisent le moins pos­sible. Sous ce rap­port, Tar­tuffe fait figure d’hypocrite pri­vé, puisqu’il se limite à exploi­ter la cré­du­li­té d’un sujet ordi­naire comme Orgon, et non d’abuser d’un lieu de pou­voir d’ordre public. A cause de cela, on pour­rait trou­ver exa­gé­ré ce que Molière écrit dans sa pré­face : que l’hypocrite est pour l’Etat le dan­ger le plus redou­table. Tout au contraire dans la pièce, l’opposition entre la loi et le sen­ti­ment, entre l’hypocrisie et la loyau­té du sujet (pour qui le Roi déroge à la loi afin de punir l’escroquerie de l’hypocrite et sou­te­nir le sujet cor­rect et loyal) confirme la jus­tesse de ce juge­ment.
Une com­mu­nau­té poli­tique qui se fonde seule­ment sur le res­pect de la loi, fût-il loyal et effec­tif, ne peut sub­sis­ter, et cela pour une rai­son obvie : parce qu’il y faut encore, et sinon plus, l’obéissance à un pou­voir humain, irré­duc­tible à une norme, pou­voir qui per­met de pro­cu­rer l’unité de l’action col­lec­tive. On n’a jamais vu une loi s’appliquer et être exé­cu­tée toute seule. Ce sont tou­jours des hommes qui peuvent appli­quer et exé­cu­ter des ordres, y com­pris ceux de la loi, en face d’autres hommes. La loyau­té envers eux a son impor­tance pour la loi elle-même, et plus encore du fait que se sou­mettre à la loi ne suf­fit pas. Faire par­tie d’une com­mu­nau­té poli­tique et être bon sujet ou bon citoyen exige beau­coup plus que le simple res­pect de la loi. Peut-être cela suf­fi­rait-il si la seule fonc­tion de la com­mu­nau­té était pré­ci­sé­ment de faire res­pec­ter les lois, mais ce n’est pas le cas, même s’il s’agit d’un objec­tif très impor­tant. Le bon citoyen ou le bon sujet n’est pas seule­ment celui qui s’abstient de vio­ler la loi, mais celui qui paie ses impôts, qui accom­plit ses obli­ga­tions mili­taires, qui col­la­bore avec les pou­voirs consti­tués, autre­ment dit qui exerce ce mini­mum de fonc­tions publiques et d’obligations liées à ce que les ins­ti­tu­tions modernes rangent habi­tuel­le­ment dans la caté­go­rie de la citoyen­ne­té ((. On pour­rait objec­ter que ces devoirs sont éga­le­ment impo­sés par la loi et qu’il serait donc pos­sible de les rap­por­ter au devoir de res­pec­ter celle-ci. Mais dans les Etats contem­po­rains, la loi et la pro­cé­dure légis­la­tive ont géné­ra­le­ment un champ d’application plus éten­du que dans ceux du pas­sé, pour des rai­sons his­to­riques et ins­ti­tu­tion­nelles : « réserve légale », garan­tie offerte par les ins­ti­tu­tions par­le­men­taires, etc., jusqu’à en arri­ver à avoir des lois pri­vées de conte­nu nor­ma­tif. Mais ce n’est pas le seul point : il y a des devoirs de bon citoyen irré­duc­tibles à la simple obser­va­tion des lois (ain­si enten­due), pas plus qu’à la pure abs­ten­tion de com­por­te­ments illi­cites. Cha­cun com­pren­dra qu’entre obéir au com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas » en s’abstenant de l’homicide (c’est-à-dire : ne pas faire) et « tuer » au cours de la guerre en ris­quant sa propre vie, et avec le devoir de la sacri­fier pour défendre la com­mu­nau­té poli­tique et l’existence col­lec­tive, c’est-à-dire : faire, et faire quelque chose d’opposé, il y a une dif­fé­rence sub­stan­tielle aus­si bien théo­lo­gique que struc­tu­relle.)) .
De la même manière, il faut qu’il y ait adhé­sion, consen­te­ment loyal à l’autorité, qui ne s’exprime pas sous la forme d’un simple res­pect exté­rieur don­né aux pro­cé­dures for­melles, mais dans un sen­ti­ment. La for­mule « idem sen­tire de re publi­ca » est la base même de la com­mu­nau­té poli­tique. Les lois peuvent chan­ger et peut-être même contri­buer à l’affectio des sujets envers la com­mu­nau­té et le sou­ve­rain, mais elles ne sau­raient s’y sub­sti­tuer ((. Et même, c’est par­fois un devoir pour le sujet de refu­ser d’obéir à une auto­ri­té pure­ment légale, c’est-à-dire inves­tie à la suite d’une pro­cé­dure for­mel­le­ment cor­recte mais pri­vée de consen­te­ment et d’une réelle légi­ti­mi­té. L’histoire de France du XXe siècle en pré­sente un exemple aus­si fameux que déci­sif.)) . C’est pour cela, jus­te­ment, que le Roi-Soleil pri­vi­lé­gie son loyal sujet et lui par­donne l’imprudence, même illi­cite, qu’il a com­mise par bon­té d’âme. Il est clair que le monarque sait qu’il n’aura jamais affaire à des sujets par­faits, et que la per­fec­tion (impos­sible) ren­drait inutile l’autorité et le pou­voir civil, comme ailleurs les prêtres et la reli­gion.
La pré­sence du Roi dans la comé­die de Molière est indi­recte, lorsque l’officier royal pro­nonce son pané­gy­rique au cours de la der­nière scène ; mais même s’il n’apparaît ain­si qu’à tra­vers une délé­ga­tion, il est bien l’autre per­son­nage cen­tral et déci­sif de Tar­tuffe. Il est le deus ex machi­na qui dénoue pour le bien le drame pro­vo­qué par les ruses de l’hypocrite et par l’ingénuité d’Orgon. Le pou­voir sou­ve­rain sert ici à rame­ner la situa­tion concrète dans la voie du droit.
Il est clair que le rex est au-des­sus de la lex, en tant qu’il est la source de celle-ci, comme on l’a dit plus haut. Cela fait par­tie de l’esprit public du XVIIe siècle, pré­fi­gu­ré par les intui­tions géniales de Bodin et qui trouve sa sys­té­ma­ti­sa­tion la plus cohé­rente dans la phi­lo­so­phie poli­tique de Hobbes. Tou­te­fois la pièce en met en relief un aspect par­ti­cu­lier. Alors que la supé­rio­ri­té du sou­ve­rain par rap­port à la loi est conçue, dans la pen­sée poli­tique de la renais­sance et de la période sub­sé­quente, comme une consé­quence de celle de la poli­tique face au droit, selon la théo­rie de l’état d’exception, de l’extremus neces­si­ta­tis casus, reprise par la suite par Jhe­ring et Schmitt, l’aspect qui est sou­li­gné ici est dif­fé­rent, même s’il est com­plé­men­taire. Pour qu’il y ait un droit valide et appli­cable, il faut une auto­ri­té qui pos­sède au mini­mum le pou­voir de déro­ger à la loi et donc qui lui soit supé­rieure. En d’autres termes, que le droit repose autant sur les règles que sur les excep­tions, toutes rame­nées à l’unité (cohé­rente et effi­cace) par le pou­voir supé­rieur. Et si les pre­mières sont des­ti­nées à une appli­ca­tion géné­rale, les autres n’en sont pas moins indis­pen­sables, même si leur appli­ca­tion est épi­so­dique. Donc le droit a besoin d’autorité et de pou­voir autant que de normes. Un droit qui ne se fon­de­rait que sur la loi (au sens pro­cé­du­ral) non seule­ment pour­rait se réduire à une mani­pu­la­tion, au même titre que tout autre type de « droit », lequel cepen­dant a au moins l’avantage de ne pas ren­for­cer la trom­pe­rie sous la majes­té méta­phy­sique de la loi ((. A laquelle a tant contri­bué J.-J. Rous­seau, avec sa com­pa­rai­son entre loi de nature et loi posi­tive, des­ti­née, au-delà des inten­tions du phi­lo­sophe gene­vois, à être exploi­tée par toute une suite sans fin de Tar­tuffes.)) , mais sur­tout n’aurait aucune réa­li­té concrète. Un ordre juri­dique, comme l’écrivait San­ti Roma­no, repose d’abord sur des rap­ports humains et des pou­voirs orga­ni­sés plu­tôt que sur des normes, même si les deux sont indis­pen­sables. Et pour réa­li­ser une uni­té, ou une ins­ti­tu­tion, il faut un pou­voir déci­sion­naire qui pré­vale sur les autres : l’unité est dans l’ordre juri­dique la même que dans l’ordre poli­tique. Un droit qui ne pour­rait pas être rame­né à l’unité per­drait le carac­tère de l’uniformité (pré­va­lente) néces­saire à son appli­ca­tion et débou­che­rait sur une caco­pho­nie impré­vi­sible de déci­sions prises par une mul­ti­pli­ci­té de petits pou­voirs incoor­don­nés et sou­vent anta­go­nistes. En com­pa­rai­son, l’exception réser­vée au seul pou­voir sou­ve­rain est un exemple de péren­ni­té de l’ordre et d’application pré­vi­sible de la norme juri­dique ((. Etant posé que le droit appli­qué repose sur des déci­sions prises par une mul­ti­pli­ci­té d’organes et de bureaux, l’unité requiert l’existence d’une déci­sion et d’un pou­voir supé­rieurs aux mul­tiples pou­voirs consti­tuant l’organisation publique.)) .
L’autre carac­tère de l’autorité sou­ve­raine se mani­fes­tant dans la pièce est que celle-ci a non seule­ment une atti­tude déci­sion­niste, mais qu’elle est franche et directe et n’a pas besoin de recou­rir à la ruse ou aux mani­gances, ni de cher­cher à paraître plu­tôt qu’à être. On pour­rait ten­ter d’expliquer la chose par le fait que Molière était le dra­ma­turge offi­ciel de la Cour et qu’il aurait été bien éton­nant qu’il repré­sente le Sou­ve­rain comme fai­sant usage, même en vue d’un bien, de moyens du même ordre que ceux déployés par Tar­tuffe pour arri­ver à ses fins. Mais il y a une autre expli­ca­tion pos­sible, tout à fait dans la ligne de l’époque. Au moment où on repré­sen­tait Tar­tuffe, l’Etat abso­lu, et la monar­chie des Bour­bons qui l’avait déve­lop­pé, étaient tout près de leur apo­gée, dans la phase ultime de leur ascen­sion. Or il est bien vrai que si la ruse et la force sont les moyens clas­siques et fon­da­men­taux de la poli­tique selon Machia­vel (le lion et le renard), l’équilibre et la pro­por­tion dans l’usage qui en est fait varient, comme l’a sou­te­nu Pare­to, selon qu’il s’agit d’élites mon­tantes ou déca­dentes, dans la jeu­nesse ou la vieillesse de leur cycle : les pre­mières ont ten­dance à faire pré­va­loir la force, les secondes, la ruse.
En réa­li­té, on peut se dire que les pre­mières ont peu besoin de se ser­vir de la force, si ce n’est dans la phase de conquête du pou­voir, et encore moins de la ruse, parce que l’énergie et l’adhésion à la for­mule poli­tique qu’elles offrent rendent l’une super­flue et l’autre inutile. Dans la repré­sen­ta­tion que Molière donne de la monar­chie abso­lue, le Sou­ve­rain n’a pas besoin de recou­rir à ces moyens, sauf au mini­mum indis­pen­sable de force (l’officier), parce qu’il n’a pas besoin de cou­vrir de jus­ti­fi­ca­tions, d’exhortations ou de rai­sons l’exercice d’un com­man­de­ment dont la légi­ti­mi­té est à la fois effi­cace et incon­tes­tée.
Tout à l’inverse, les ordres de gou­ver­ne­ments mal assu­rés et/ou déca­dents sont pré­cé­dés, et par­fois ((. Comme dans l’Italie de la « deuxième » phase de la Répu­blique.))  encom­brés de jus­ti­fi­ca­tions, d’invocations de valeurs et de néces­si­tés « supé­rieures ». Il est alors natu­rel que l’appel à la loi comme source de jus­ti­fi­ca­tion du pou­voir et du droit de déci­der soit pré­sent dans le com­man­de­ment des auto­ri­tés subor­don­nées, mais beau­coup moins dans les ins­tances qui se trouvent à l’autre bout de la chaîne, les­quelles, en y recou­rant, donnent la mesure de leur propre insé­cu­ri­té. Il y a en réa­li­té un autre indice d’inversion du rap­port entre le Sou­ve­rain et la loi : dans le pre­mier cas, c’est lui qui est source et gar­dien de la loi et du droit, en sa qua­li­té d’autorité cer­taine de sa légi­ti­mi­té et du consen­te­ment qui lui est recon­nu ; l’autorité est d’abord légi­time, secon­dai­re­ment légale. Dans le second cas, c’est la loi qui est uti­li­sée comme sup­port, sou­vent au prix d’acrobaties d’interprétations, pour un pou­voir chan­ce­lant, l’autorité étant plus légale que légi­time, ou plus exac­te­ment ten­tant de faire de la léga­li­té le suc­cé­da­né total de la légi­ti­mi­té.
Enfin, dans l’opposition entre la loi et la déci­sion sou­ve­raine, et sur­tout dans le nou­veau rap­port qu’elles entre­tiennent, on peut voir la fin de la repré­sen­ta­tion médié­vale du monde en face de l’affirmation défi­ni­tive, sur le conti­nent euro­péen, de l’Etat moderne abso­lu. L’ancien monde était lié à la loi comme source et limite du pou­voir : le nou­veau s’appuie sur le sou­ve­rain, en tant que supé­rieur et cor­rec­teur de la loi. C’est un pro­ces­sus paral­lèle au rap­port entre pou­voir spi­ri­tuel et tem­po­rel, qui par l’affirmation de la ple­ni­tu­do potes­ta­tis pon­ti­fi­cale, estompe d’abord la potes­tas indi­rec­ta des juristes théo­lo­giens des XVIe-XVIIe siècles, pour abou­tir, dans les monar­chies, à l’affirmation du droit divin du Roi et dans la sépa­ra­tion des deux pou­voirs, affir­mée en France de manière offi­cielle peu après la repré­sen­ta­tion de la comé­die de Molière, avec la Cle­ri gal­li­ca­ni de eccle­sias­ti­ca potes­tate decla­ra­tio.
En consé­quence de quoi le sou­ve­rain poli­tique n’a nul besoin de fon­de­ments (ou appro­ba­tions) légales ou d’autres formes de recon­nais­sance (ou de déné­ga­tion) de la part de l’autorité spi­ri­tuelle. Il ne les recherche pas, mais ne les craint pas non plus.
En conclu­sion, il fau­drait se deman­der ce que l’on a gagné avec l’intervention royale telle qu’elle est repré­sen­tée dans Tar­tuffe. Il y a quelque temps, on a don­né la pièce en Ita­lie sous la forme d’une expé­rience de théâtre dans le théâtre, en expli­quant sa genèse en par­tie par les affaires per­son­nelles de Molière, en par­tie, sur­tout en ce qui concerne la der­nière scène — à cause du pané­gy­rique du Roi — comme la cap­ta­tio bene­vo­len­tiae d’un dra­ma­turge de la Cour vis-à-vis de son employeur. Un peu comme ces poètes cour­ti­sans ita­liens qui, comme l’écrivait Vol­taire dans Can­dide, com­po­saient par flat­te­rie pour les pères des son­nets à foi­son sur les noces de leurs filles, dont pas un n’était décem­ment un poème.
Mais aucune de ces inter­pré­ta­tions ne nous paraît être déter­mi­nante, ni celle des motifs pri­vés de l’auteur, ni celle du poète cour­ti­san. Au contraire, Tar­tuffe est pour son auteur même une pièce poli­tique, et pas seule­ment en rai­son de la scène conclu­sive. Molière l’a d’ailleurs reven­di­qué quand il sou­ligne dans sa pré­face le dan­ger que les hypo­crites pré­sentent pour l’Etat. Bien enten­du il ne s’agit pas d’une oeuvre poli­ti­cienne de cir­cons­tance et vue par le petit bout. Il est dif­fi­cile qu’une oeuvre d’art digne de ce nom le soit, du moins entiè­re­ment. Et la thèse de l’auteur cour­ti­san est exclue par l’autre carac­tère de Tar­tuffe, à savoir sa cohé­rence, dans une mesure sur­pre­nante, avec l’esprit de l’époque et la mon­tée au zénith de l’Etat abso­lu. Dans ce contexte, le fait que Molière ait pu être un auteur offi­ciel est tout à fait secon­daire. Le pré­tendre serait comme si l’on disait que le Lévia­than n’aurait été écrit que parce que Hobbes avait béné­fi­cié de la charge de pré­cep­teur de l’héritier des Stuart, ou que la Répu­blique de Bodin était due au soin avec lequel ce der­nier flat­ta la neu­tra­li­té du pou­voir tem­po­rel d’un monarque qui pré­fé­rait de toute évi­dence celle-ci aux désordres et aux affron­te­ments des guerres de reli­gion.
Que le juriste, le phi­lo­sophe ou le dra­ma­turge soient proches du pou­voir a beau­coup moins d’importance que le fait d’exprimer et de don­ner consis­tance aux aspi­ra­tions et à l’esprit d’une époque, et il est indé­niable que c’est ce qui se passe avec Tar­tuffe. Schmitt sou­ligne que le théâtre fran­çais du XVIIe siècle, par­ti­cu­liè­re­ment celui de Cor­neille et de Racine, a sa place « dans le cadre rigide de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique et dans les solides limites de la paix et de la sécu­ri­té que l’Etat sou­ve­rain pro­dui­sait et assu­rait publi­que­ment » ((. C. Schmitt, Ham­let oder Heku­ba. Der Ein­bruch der Zeit in das Spiel, trad. ita­lienne (Bologne, 1983), p. 83.)) . Avec Tar­tuffe, il y a quand même plus qu’un « cadre », comme on peut le sen­tir chez Racine, Cor­neille et aus­si dans d’autres pièces de Molière telles que les Femmes savantes ou Le Bour­geois gen­til­homme. On y trouve la per­cep­tion — et en quelque manière la fine intui­tion — des traits prin­ci­paux qui carac­té­risent l’Etat abso­lu et la poli­tique en géné­ral : le rap­port entre le sou­ve­rain et la loi, l’utilisation ins­tru­men­tale du droit, la connexion entre les moyens de la poli­tique et la condi­tion des « classes diri­geantes ».
Au pre­mier exa­men super­fi­ciel, on peut certes être sur­pris de voir que tout cela puisse se trou­ver dans une oeuvre théâ­trale, sur­tout une comé­die, mais à bien y réflé­chir, bien des pièces offrent de longues tirades dans ce sens. Aux déjà nom­mées Schmitt ajoute dans un essai un clas­sique du théâtre mon­dial, Ham­let. Voi­là qui devrait ser­vir à sur­mon­ter l’objection de mettre plus de poli­tique dans la pièce de Molière qu’il n’y en a réel­le­ment. Et plus encore de s’aventurer sur un ter­rain qui n’est pas à pro­pre­ment par­ler celui du juriste : mais si Molière reven­di­quait pour la comé­die le droit de châ­tier les vices des humains, pri­vés ou publics, il ne paraît pas inutile de se ser­vir de son oeuvre et de son génie pour démas­quer les idoles, les per­son­nages et les situa­tions typiques qui se renou­vellent constam­ment dans des lieux et des époques divers et par­fois éloi­gnés dans le temps et l’espace. Et l’hypocrite, aus­si ancien que le pou­voir, la loi, la reli­gion qu’il exploite et cor­rompt, est une des figures qui per­sis­te­ra en même temps que ces réa­li­tés. Voi­là pour­quoi Molière n’a pas seule­ment ren­du un « pas petit ser­vice à tous les hon­nêtes gens » (pre­mier pla­cet) sujets du Roi-Soleil, mais à tous les hommes.

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