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Un “droit natu­rel” post­mo­derne ?

La phi­lo­so­phie moderne du droit démontre aujourd’hui ses impasses par les aber­ra­tions aux­quelles elle abou­tit, accor­dant, sous cou­vert de res­pect des liber­tés indi­vi­duelles, une recon­nais­sance légale aux dési­rs les plus éloi­gnés des exi­gences fon­da­men­tales de la nature humaine. Face à cela une réac­tion cherche à s’affirmer.
Cepen­dant dans le chaos intel­lec­tuel créé par ce que le pen­seur amé­ri­cain Richard Ror­ty a appe­lé, pour s’en réjouir, le « pri­mat de la démo­cra­tie sur la phi­lo­so­phie », l’appel à la loi natu­relle et à ses consé­quences juri­diques se heurte à l’incompréhension et à une hos­ti­li­té mul­ti­forme. Dans ces condi­tions, cer­tains cherchent à for­mu­ler des prin­cipes « accep­tables par tous », des règles sus­cep­tibles d’être uni­ver­sel­le­ment res­pec­tées au nom d’une rai­son com­mune que tous pour­raient par­ta­ger au-delà de leurs dif­fé­rences cultu­relles et sur­tout reli­gieuses.
Joa­quín Almo­gue­ra Car­reres, pro­fes­seur de droit public et de phi­lo­so­phie juri­dique à l’Université auto­nome de Madrid, nous indique les limites vite atteintes de ces ten­ta­tives, en s’appuyant sur le cas d’un ouvrage récem­ment publié par un auteur amé­ri­cain, Robert P. George, pro­fes­seur à Prin­ce­ton, connu comme rédac­teur de la Décla­ra­tion de Man­hat­tan (2009), un mani­feste inter­re­li­gieux en faveur de la défense de la famille.

Catho­li­ca – Le droit natu­rel a connu au cours de l’histoire moderne une mort en deux temps : tout d’abord sub­ver­ti par les Lumières – c’est le jus­na­tu­ra­lisme moderne, à par­tir de Gro­tius et Pufen­dorf –, ensuite reje­té par le posi­ti­visme comme rele­vant de l’âge théo­lo­gique. Or il semble que l’on assiste depuis un cer­tain temps à un retour en grâce du droit natu­rel à un moment aujourd’hui domi­né par une grande confu­sion des esprits. Est-ce bien cela ?
Joa­quín Almo­gue­ra – En effet, depuis les der­nières décen­nies du XXe siècle il est pos­sible de consta­ter la pré­sence tou­jours plus affir­mée de réfé­rences au droit natu­rel et de prises de posi­tion s’y réfé­rant. Il est pos­sible que l’une des rai­sons de cette situa­tion soit l’épuisement et la sté­ri­li­té des concep­tions posi­ti­vistes et for­ma­listes pour résoudre les pro­blèmes de valeur très com­plexes que pose la post­mo­der­ni­té. La néces­si­té de mettre en rela­tion déci­sions et options, la for­ma­tion de concepts capables de rendre compte de réa­li­tés qui donnent le ver­tige – véri­tables ingé­nie­ries sociales – telles que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, le plu­ra­lisme, le dia­logue entre les sexes ou les géné­ra­tions, tout cela a pu don­ner lieu à un intense débat, dans lequel les uni­ver­si­tés nord-amé­ri­caines ont eu un rôle pion­nier. Là se sont affron­tés les libé­ra­lismes, les liber­ta­rismes, les éga­li­ta­rismes… Mais sur­tout on y a vu tous ces cou­rants se com­bi­ner selon des for­mules très com­pli­quées. Dans un tel cli­mat, par consé­quent, il n’est pas éton­nant qu’un appel au droit natu­rel puisse avoir lieu, en tant que cou­rant ayant quelque chose à appor­ter, sans aucun doute, à la solu­tion des pro­blèmes.
Cet appel à entrer dans l’arène lan­cé en direc­tion du droit natu­rel a tou­te­fois cor­res­pon­du à des inté­rêts intel­lec­tuels et pra­tiques très dif­fé­rents. Son attrait a rési­dé dans le fait qu’il répon­dait à des inquié­tudes réelles, comme le rôle de la femme ou l’intégration des immi­grants d’origine cultu­relle loin­taine. En ce sens, se réfé­rer au droit natu­rel reve­nait à récla­mer une série d’arguments d’appréciation qui parais­saient avoir été enter­rés de manière trop hâtive et qui sou­dain appa­rais­saient comme étran­ge­ment proches des pré­oc­cu­pa­tions d’un Etat déve­lop­pé. Cepen­dant cela exi­geait un retour presque archéo­lo­gique, nos­tal­gique, ce qui dans cer­tains cas impli­quait de condam­ner après-coup les cri­tiques trop rigou­reuses de l’époque anté­rieure, à sup­po­ser même qu’elles fussent vague­ment connues.
En même temps s’est mani­fes­tée une curieuse insis­tance à essayer de rap­pro­cher le droit natu­rel du posi­ti­visme juri­dique, sug­gé­rant que la cri­tique anté­rieure du droit natu­rel avait été effec­tuée trop pré­ci­pi­tam­ment, et avait oublié la pos­si­bi­li­té effec­tive d’un lien, fruc­tueux et pro­duc­tif, avec le droit posi­tif. Ce rap­pro­che­ment est à prendre au pied de la lettre, dans la mesure où c’est du côté du droit natu­rel que ce mou­ve­ment est entre­pris, avec pour but de démon­trer le carac­tère injus­ti­fié des cri­tiques diri­gées contre lui. L’idée est que, au bout du compte, ni le jus­na­tu­ra­lisme ni le posi­ti­visme ne sont aus­si radi­caux qu’ils pour­raient le paraître, ni ne sont des enne­mis incon­ci­liables.

Vous connais­sez l’ouvrage de Robert P. George, récem­ment paru en Ita­lie, inti­tu­lé Il dirit­to natu­rale nell’età del plu­ra­lis­mo (Le droit natu­rel à l’âge du plu­ra­lisme) ((. Lin­dau, Turin, 2011, 272 p., 24 €.)) . Qu’en pen­sez-vous ?
Ce tra­vail réunit les leçons que Robert P. George a don­nées en 2007 en Ita­lie, dans le cadre de l’Université de Mace­ra­ta. Sept essais sont réunis dans les­quels se com­binent la pers­pec­tive concep­tuelle (à com­men­cer par un texte sur « Le droit natu­rel »), l’interprétation (par exemple avec « Kel­sen et le droit natu­rel ») et enfin la dis­cus­sion (par ex. « Rawls, Haber­mas et la rai­son publique »). L’ensemble aborde les ques­tions en termes géné­raux, avec sérieux et rigueur. Il est accom­pa­gné de textes de l’invitant, Andrea Simon­ci­ni, et d’un autre auteur, Fran­cis­co Vio­la. Ce der­nier jouit d’une com­pé­tence recon­nue dans le domaine de la réno­va­tion de la théo­rie du droit natu­rel à par­tir d’une pers­pec­tive contem­po­raine. Pour l’occasion, il com­mence par mettre en relief une espèce de rituel satur­nien carac­té­ris­tique de la culture juri­dique euro­péenne : celle-ci, comme Saturne, finit par dévo­rer ses propres enfants. En effet, le para­doxe veut que ce soit « le contexte cultu­rel même ayant inven­té la théo­rie du droit natu­rel qui le répu­die ensuite comme un obs­tacle » (p. 41). Or cette brève remarque mani­feste d’emblée les limites strictes que sup­pose l’opération de récu­pé­ra­tion du droit natu­rel actuel­le­ment ten­tée. D’une part est pro­po­sée une réno­va­tion de la théo­rie juri­dique, c’est-à-dire tant de la théo­rie du droit posi­tif que de celle du droit natu­rel, dès lors qu’on met sur le même pied les deux domaines. Cette mise à éga­li­té non expli­quée, certes, est ren­due pos­sible à son tour par le carac­tère d’invention qu’elle assigne au droit natu­rel lui-même, lui refu­sant de cette manière toute pré­émi­nence hié­rar­chique et onto­lo­gique. D’un côté, la réfé­rence au « can­ni­ba­lisme » de la théo­rie juri­dique sug­gère que l’effort pour réha­bi­li­ter le droit natu­rel consiste à poser les condi­tions empê­chant qu’en le revi­ta­li­sant, il soit pha­go­cy­té par elle. En d’autres termes, il faut évi­ter que le droit posi­tif ne dévore le droit natu­rel, mais pour cela, il fau­drait aus­si recon­naître l’erreur his­to­rique du droit natu­rel dans sa pré­ten­tion de dévo­rer le droit posi­tif : comme l’un et l’autre se trouvent mis en situa­tion d’égalité, ils doivent mutuel­le­ment se res­pec­ter et non s’annuler. Au rejet de l’ancienne pré­émi­nence du droit natu­rel cor­res­pond le refus des cri­tiques à l’encontre du posi­ti­visme moderne.

Cette pré­sen­ta­tion, presque en termes de que­relle de clo­chers, ne passe-t-elle tout de même pas à côté de l’essentiel, qui est le rap­port de subor­di­na­tion du droit posi­tif au droit natu­rel ?
Bien sûr, ce pro­blème, pour impor­tant qu’il puisse être, n’est pas fon­da­men­tal. Sans comp­ter que der­rière la pré­sen­ta­tion qu’on vient de résu­mer il y a la pré­sup­po­si­tion d’une essence juri­dique qui se trou­ve­rait en sur­plomb aus­si bien du natu­rel que du posi­tif, comme une espèce de sub­stan­tia­li­sa­tion du Droit. Droit natu­rel et droit posi­tif ne seraient que deux moda­li­tés de cette sub­stance juri­dique, et ce sont ces moda­li­tés pré­ci­sé­ment qui per­mettent leur mise à pari­té. Il s’agirait d’un ensemble de prin­cipes qui, après la Seconde Guerre mon­diale, sont incor­po­rés aux consti­tu­tions en se pré­sen­tant comme l’essence du droit. Ce sont des prin­cipes qui ont un aspect social qui les place au-des­sus de la nature, de la volon­té sub­jec­tive et de la rai­son indi­vi­duelle. C’est le cas de droits comme la pro­prié­té, qui n’exprime plus ni la rela­tion entre l’homme et les choses ni la volon­té sub­jec­tive de pos­ses­sion abso­lue, mais une vague fonc­tion­na­li­té sociale déter­mi­nable de manière pro­cé­du­rale ; ou bien, dans le cas de la famille, des prin­cipes dont la fonc­tion sociale per­met d’ouvrir le droit à des formes mono­pa­ren­tales ou homo­sexuelles, tous prin­cipes pour les­quels on peut don­ner des pré­sen­ta­tions et des enga­ge­ments idéo­lo­giques de toutes sortes. (Nous revien­drons sur la ques­tion, d’inspiration clai­re­ment sco­tiste, un peu plus loin.) Une fois posée cette équi­va­lence, le pro­ces­sus de récu­pé­ra­tion du droit natu­rel suit, pour l’essentiel, deux voies : celle de décou­vrir et révé­ler les aspects que droit natu­rel et droit posi­tif ont en com­mun, et celle de recher­cher dans la doc­trine euro­péenne la per­sis­tance de manières juri­diques propres aux deux. La mise en scène du droit natu­rel, com­prise comme récon­ci­lia­tion, se fonde donc sur un concept abs­trait, réduit et non évident.

Cette démarche est-elle par­ta­gée par les posi­ti­vistes, au moins cer­tains d’entre eux, ou bien pro­vient-elle du côté de défen­seurs du droit natu­rel tels que Robert P. George ?
Non, cette ten­ta­tive se place presque exclu­si­ve­ment du point de vue du jus­na­tu­ra­lisme contem­po­rain ; les juristes posi­ti­vistes, sauf le petit nombre d’entre eux qui expriment un cer­tain repen­tir, ne voient pas la néces­si­té de ce type d’opérations. Cette cir­cons­tance est signi­fi­ca­tive parce qu’en effet le pro­blème n’est pas le para­doxe du rejet de ce qui a été « inven­té » aupa­ra­vant, mais celui de la récon­ci­lia­tion qui doit être menée à bien à l’intérieur du même contexte cultu­rel, poli­tique, éco­no­mique, juri­dique, etc. que celui qui en a radi­ca­le­ment expul­sé l’objet. Telle est la dif­fi­cul­té de fond : com­ment est-il pos­sible de défendre le droit natu­rel avec des ins­tru­ments qui en ont condam­né la notion ? N’est-on pas en train de défendre l’indéfendable ? Même si l’on admet par hypo­thèse la néces­si­té de don­ner une impul­sion au droit natu­rel jusque dans la sphère du droit posi­tif, com­ment y arri­ver ? Autre­ment dit, ne sommes-nous pas en train d’essayer de for­mu­ler un oxy­more ? (Rap­pe­lons que cette figure lit­té­raire com­porte deux mots de signi­fi­ca­tion oppo­sée qui s’unissent pour arri­ver à un sens ou un concept nou­veau.) Quel concept de droit pour­rait-on for­mer en sou­te­nant un mode juri­dique à par­tir d’éléments qui le contre­disent ? Il ne semble pas que George se pose la ques­tion, et il est très signi­fi­ca­tif que pour Vio­la la rai­son et le carac­tère rai­son­nable occupent une place abso­lu­ment cen­trale dans le droit natu­rel, puisque iden­ti­fier la rai­son et le fait d’être rai­son­nable revient à confondre la rai­son, comme moyen propre à l’homme pour entrer en rela­tion avec l’ordre natu­rel du Créa­teur, avec le carac­tère rai­son­nable qui est le moyen de déter­mi­ner la mesure du bien indi­vi­duel pos­sible à réa­li­ser. C’est une conces­sion à ce qui est contem­po­rain, à la nou­veau­té comme telle. Celle-ci joue un rôle de pre­mière impor­tance dans ces éla­bo­ra­tions.

Il y a donc à par­tir de là une équi­voque : le droit natu­rel pro­mu de la sorte n’est plus vrai­ment le droit conforme à la loi natu­relle…
Les sept essais de George suivent ain­si l’orientation que je viens de men­tion­ner, et conduisent à pro­mou­voir une « nou­velle concep­tion du droit natu­rel », ce que Mari­tain, déjà, avait pro­po­sé. Pour cette « nou­velle concep­tion », la rai­son, vidée de conte­nus sub­stan­tiels, doit for­mer elle-même ses propres conte­nus à par­tir d’un dia­logue avec la réa­li­té sociale et cultu­relle ain­si qu’avec d’autres éthiques. Il s’agirait, en d’autres termes, d’une nou­velle théo­rie de la loi natu­relle, qui pour­rait ain­si se laver de l’accusation sans cesse reprise à l’encontre du droit natu­rel, stu­pi­de­ment accu­sé de natu­ra­lisme.

Je pense que vous faites allu­sion à Hans Kel­sen et à ses cri­tiques dans sa Théo­rie pure du droit, où après avoir reje­té le droit natu­rel celui-ci se croyait auto­ri­sé à invo­quer une « norme fon­da­men­tale » sans autre fon­de­ment qu’une pure hypo­thèse. Qu’en dit George ?
Il m’est impos­sible de rendre compte de tous les essais de George, mais effec­ti­ve­ment il vaut la peine de s’arrêter briè­ve­ment sur celui qu’il consacre à Kel­sen, la concep­tion de ce der­nier étant en effet, en un cer­tain sens, para­dig­ma­tique et fon­da­men­tale pour l’approche réa­li­sée ici. George part du prin­cipe, certes nul­le­ment nova­teur, que la cri­tique du droit natu­rel éta­blie par Kel­sen doit être com­prise dans le sens non d’une cri­tique de la tra­di­tion clas­sique du droit natu­rel repré­sen­tée par le tho­misme, mais de la ver­sion ratio­na­liste du jus­na­tu­ra­lisme rigide des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour sou­te­nir cette thèse, George fait abs­trac­tion du carac­tère reli­gieux de la doc­trine tho­miste et recon­naît la supé­rio­ri­té de la scien­ti­fi­ci­té des lois de la nature, l’agnosticisme étant le seul moyen de sou­te­nir ces posi­tions. Il se garde pour­tant de sou­li­gner que, en tant que bon kan­tien, Kel­sen s’attache plus à la métho­do­lo­gie et à la connais­sance scien­ti­fique du droit qu’à son objet et à son concept (en d’autres termes, au « com­ment » plus qu’au « quoi »). Or le pro­blème est de savoir « com­ment » un frag­ment de l’expérience peut être connu par un sujet décon­nec­té de son objet (ce qui implique donc la for­ma­tion d’un élé­ment trans­cen­dant). L’« inven­tion » d’une hypo­thèse comme celle de la « norme fon­da­men­tale » de Kel­sen n’est pas le fruit du hasard. Mais pour étu­dier la ques­tion de plus près, nous sommes obli­gés de reve­nir sur cer­taines don­nées d’histoire de la phi­lo­so­phie, en l’espèce sur la concep­tion de Duns Scot pré­cé­dem­ment évo­quée, et son influence sur Kant.
La méta­phy­sique à la suite d’Aristote a conti­nué de conce­voir la sub­stance comme uni­té de matière et de forme. L’être sub­stan­tiel ne peut se consti­tuer (exis­ter) que comme union de deux élé­ments : dans le champ de la connais­sance, comme union de sujet et d’objet ; dans le domaine moral, comme union entre l’acte et la fin pour­sui­vie. Hor­mis Dieu, Ipsum Esse sub­sis­tens, l’être en tant que tel n’a pas d’existence en dehors de cette union. Ce qui, bien que ce soit élé­men­taire, n’est pas com­pris de la même manière par saint Tho­mas, qui res­te­ra fidèle à cette concep­tion, et par Duns Scot, qui éta­blit l’être comme une réa­li­té indé­pen­dante de la matière comme de la forme, toutes deux finis­sant par deve­nir deux enti­tés d’existence dis­tinctes, une enti­fi­ca­tion de la forme et de la matière, tan­dis que l’être lui-même, un être pur et sub­stan­tiel, devient un ter­tium quid. Cela per­met la for­ma­tion de sub­stances sans conte­nu réel : un monde idéal capable de rendre compte du monde réel. Natu­rel­le­ment, à condi­tion de trou­ver une garan­tie qui per­mette cette connexion, ou plus exac­te­ment, cette pro­duc­tion du réel à par­tir de l’idéal. C’est une garan­tie que Dieu seul peut don­ner (dans le cas de Des­cartes) ou bien, puisque cela sup­po­se­rait de garan­tir une idée contre une autre – comme l’avait très bien vu Kant – un sujet trans­cen­dan­tal dont la digni­té et la conscience se trouvent au-des­sus de toute expé­rience, même s’il est fon­dé en elles. Dans cette logique sco­tiste, Kant orga­nise la réa­li­té empi­rique (en fonc­tion d’idées direc­trices reçues de Suá­rez). Ce qui signi­fie qu’au lieu de recou­rir à Dieu comme garan­tie de la connais­sance et de la morale, il recourt à un sujet trans­cen­dan­tal, un abso­lu déjà ordon­né (un « comme s’il était Dieu »). C’est sur ce point pré­cis que se dif­fé­ren­cient l’idéalisme (cri­ti­qué par Kant) et le cri­ti­cisme dont le point de départ est l’expérience empi­rique. C’est le sujet qui donne un être aux choses, en marge de son être exis­ten­tiel ; seul moyen de lier la chose au sujet (dans la connais­sance) ou le vou­loir à l’action et au bien (dans la morale). Dans ces condi­tions, le sujet est le seul pro­ta­go­niste, les choses, de la rai­son comme de la volon­té, s’ajustant au sujet (et non le sujet aux choses). Parce qu’aucun des modes de connais­sance et d’action n’a plus de lien avec les autres modes d’action et de connais­sance et n’est plus qu’un maté­riau que le sujet doit connaître. Le ques­tion­ne­ment au sujet de l’être des choses trouve sa réponse dans le sens que nous don­nons aux choses.

Concrè­te­ment chez Kant c’est le sujet lui-même qui est trans­cen­dan­tal, au-delà de la jux­ta­po­si­tion des phé­no­mènes. Dans ce scé­na­rio, le droit natu­rel moderne iden­ti­fie la nature à l’humain, fai­sant abs­trac­tion de ce que la nature humaine a de com­mun avec les autres natures. La filia­tion de Kant à Kel­sen est donc stricte ?
Ce méca­nisme kan­tien, évo­qué en pas­sant, trouve en effet son reflet chez Kel­sen. Ce qui per­met de mieux com­prendre le carac­tère inévi­table d’une norme fon­da­men­tale hypo­thé­tique (ou trans­cen­dan­tale), puisqu’il faut un sens ultime à toute expé­rience juri­dique, sans cela simple accu­mu­la­tion de faits. Reste alors inévi­ta­ble­ment à s’interroger sur l’antijusnaturalisme de Kel­sen, pour­tant héri­tier du droit natu­rel de la période des Lumières. Mais Kel­sen étant pré­ci­sé­ment héri­tier du droit natu­rel moderne et ratio­na­liste, il ne pou­vait en réa­li­té en être autre­ment. Même s’il avait mani­fes­té quelque condes­cen­dance envers le droit natu­rel clas­sique aris­to­té­li­co-tho­miste, cela n’aurait rele­vé que d’une opi­nion par­ti­cu­lière, sans plus de valeur qu’une opi­nion per­son­nelle, voire peut-être un peu « archéo­lo­gique ». En d’autres termes, Kel­sen ne peut être autre que ce qu’il est, le droit natu­rel ratio­na­liste étant sub­stan­tiel­le­ment dif­fé­rent de celui de la tra­di­tion clas­sique.
En réa­li­té, l’orientation de l’oeuvre de Kel­sen va dans la direc­tion de la construc­tion d’un Droit essen­tiel supé­rieur aus­si bien au droit natu­rel qu’au droit posi­tif. On remar­que­ra en ce sens que Kel­sen sera le pre­mier pen­seur à dépla­cer l’essence du droit de la loi (ce qui était le cas dans la concep­tion ratio­na­liste et bour­geoise du XVIIIe siècle) au droit lui-même, aspi­rant à un sys­tème logique n’émanant pas d’une volon­té sou­ve­raine.
De cette façon, Kel­sen pour­ra offrir un sché­ma vide où peuvent entrer les prin­cipes rec­teurs de l’ordre juri­dique supé­rieurs à l’ordre légis­la­tif, aux­quels on fai­sait réfé­rence aupa­ra­vant. Voi­là qui explique la fas­ci­na­tion qu’il exerce sur un droit natu­rel accom­mo­dant qui accepte de rendre flexibles ses propres concep­tions.

Le détour par Kel­sen semble mon­trer l’inévitable échec d’une démarche uni­la­té­rale d’adaptation comme celle ten­tée par Robert George…
En défi­ni­tive, on peut se deman­der quel peut bien être le résul­tat de cette approche (non réci­proque) du droit posi­tif par le droit natu­rel. Et même ce que pour­rait y gagner le droit posi­tif. Les jus­na­tu­ra­listes contem­po­rains sup­posent qu’on peut éla­bo­rer de la sorte un fon­de­ment éthique au droit posi­tif – c’est d’ailleurs là la tâche nor­male du droit natu­rel. Mais le droit posi­tif actuel éprouve-t-il réel­le­ment le besoin d’un tel fon­de­ment ? L’affirmer sup­pose de mécon­naître l’essence du droit moderne et ce qui lui tient lieu de mora­li­té : celle de la loi, éta­blie (non sans dif­fi­cul­tés, certes) par Rous­seau, Kant et Hegel. En tant que pro­duit légis­la­tif, la loi contient d’après eux la somme des biens indi­vi­duels, et le recours au droit natu­rel n’ajoute pas grand-chose, ne pou­vant pas trans­for­mer tout cela en bien com­mun.
Quant au droit natu­rel, que peut-il bien gagner dans cette opé­ra­tion ? Mis à part son retour sur la scène juri­dique contem­po­raine d’où il avait été expul­sé, il n’est qu’une tech­nique de plus visant à légi­ti­mer les déci­sions du droit posi­tif sur des sujets pré­sen­tant pour­tant lar­ge­ment matière à dis­cus­sion (divorce, avor­te­ment, mariage homo­sexuel).
En réa­li­té, le résul­tat le plus appré­ciable (pour les auteurs de ce rap­pro­che­ment) consiste en ce que le droit natu­rel « apporte quelque chose » au droit posi­tif, atté­nuant son for­ma­lisme et son déduc­ti­visme, de sorte que l’essence du Droit, c’est-à-dire le droit au-des­sus du natu­rel et du posi­tif, acquiert un aspect modé­ré, une flexi­bi­li­té, une doci­li­té, par­fai­te­ment adap­tés en cette époque de glo­ba­li­sa­tion et de plu­ra­lisme carac­té­ris­tiques de la réa­li­té. Mais en défi­ni­tive, il ne peut s’agir que d’une déna­tu­ra­tion du droit natu­rel. On retrouve ici l’oxymore dont j’ai déjà par­lé.
Pro­pos recueillis par Ber­nard Dumont