Revue de réflexion politique et religieuse.

Un “droit natu­rel” post­mo­derne ?

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il y a donc à par­tir de là une équi­voque : le droit natu­rel pro­mu de la sorte n’est plus vrai­ment le droit conforme à la loi natu­relle…
Les sept essais de George suivent ain­si l’orientation que je viens de men­tion­ner, et conduisent à pro­mou­voir une « nou­velle concep­tion du droit natu­rel », ce que Mari­tain, déjà, avait pro­po­sé. Pour cette « nou­velle concep­tion », la rai­son, vidée de conte­nus sub­stan­tiels, doit for­mer elle-même ses propres conte­nus à par­tir d’un dia­logue avec la réa­li­té sociale et cultu­relle ain­si qu’avec d’autres éthiques. Il s’agirait, en d’autres termes, d’une nou­velle théo­rie de la loi natu­relle, qui pour­rait ain­si se laver de l’accusation sans cesse reprise à l’encontre du droit natu­rel, stu­pi­de­ment accu­sé de natu­ra­lisme.

Je pense que vous faites allu­sion à Hans Kel­sen et à ses cri­tiques dans sa Théo­rie pure du droit, où après avoir reje­té le droit natu­rel celui-ci se croyait auto­ri­sé à invo­quer une « norme fon­da­men­tale » sans autre fon­de­ment qu’une pure hypo­thèse. Qu’en dit George ?
Il m’est impos­sible de rendre compte de tous les essais de George, mais effec­ti­ve­ment il vaut la peine de s’arrêter briè­ve­ment sur celui qu’il consacre à Kel­sen, la concep­tion de ce der­nier étant en effet, en un cer­tain sens, para­dig­ma­tique et fon­da­men­tale pour l’approche réa­li­sée ici. George part du prin­cipe, certes nul­le­ment nova­teur, que la cri­tique du droit natu­rel éta­blie par Kel­sen doit être com­prise dans le sens non d’une cri­tique de la tra­di­tion clas­sique du droit natu­rel repré­sen­tée par le tho­misme, mais de la ver­sion ratio­na­liste du jus­na­tu­ra­lisme rigide des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour sou­te­nir cette thèse, George fait abs­trac­tion du carac­tère reli­gieux de la doc­trine tho­miste et recon­naît la supé­rio­ri­té de la scien­ti­fi­ci­té des lois de la nature, l’agnosticisme étant le seul moyen de sou­te­nir ces posi­tions. Il se garde pour­tant de sou­li­gner que, en tant que bon kan­tien, Kel­sen s’attache plus à la métho­do­lo­gie et à la connais­sance scien­ti­fique du droit qu’à son objet et à son concept (en d’autres termes, au « com­ment » plus qu’au « quoi »). Or le pro­blème est de savoir « com­ment » un frag­ment de l’expérience peut être connu par un sujet décon­nec­té de son objet (ce qui implique donc la for­ma­tion d’un élé­ment trans­cen­dant). L’« inven­tion » d’une hypo­thèse comme celle de la « norme fon­da­men­tale » de Kel­sen n’est pas le fruit du hasard. Mais pour étu­dier la ques­tion de plus près, nous sommes obli­gés de reve­nir sur cer­taines don­nées d’histoire de la phi­lo­so­phie, en l’espèce sur la concep­tion de Duns Scot pré­cé­dem­ment évo­quée, et son influence sur Kant.
La méta­phy­sique à la suite d’Aristote a conti­nué de conce­voir la sub­stance comme uni­té de matière et de forme. L’être sub­stan­tiel ne peut se consti­tuer (exis­ter) que comme union de deux élé­ments : dans le champ de la connais­sance, comme union de sujet et d’objet ; dans le domaine moral, comme union entre l’acte et la fin pour­sui­vie. Hor­mis Dieu, Ipsum Esse sub­sis­tens, l’être en tant que tel n’a pas d’existence en dehors de cette union. Ce qui, bien que ce soit élé­men­taire, n’est pas com­pris de la même manière par saint Tho­mas, qui res­te­ra fidèle à cette concep­tion, et par Duns Scot, qui éta­blit l’être comme une réa­li­té indé­pen­dante de la matière comme de la forme, toutes deux finis­sant par deve­nir deux enti­tés d’existence dis­tinctes, une enti­fi­ca­tion de la forme et de la matière, tan­dis que l’être lui-même, un être pur et sub­stan­tiel, devient un ter­tium quid. Cela per­met la for­ma­tion de sub­stances sans conte­nu réel : un monde idéal capable de rendre compte du monde réel. Natu­rel­le­ment, à condi­tion de trou­ver une garan­tie qui per­mette cette connexion, ou plus exac­te­ment, cette pro­duc­tion du réel à par­tir de l’idéal. C’est une garan­tie que Dieu seul peut don­ner (dans le cas de Des­cartes) ou bien, puisque cela sup­po­se­rait de garan­tir une idée contre une autre – comme l’avait très bien vu Kant – un sujet trans­cen­dan­tal dont la digni­té et la conscience se trouvent au-des­sus de toute expé­rience, même s’il est fon­dé en elles. Dans cette logique sco­tiste, Kant orga­nise la réa­li­té empi­rique (en fonc­tion d’idées direc­trices reçues de Suá­rez). Ce qui signi­fie qu’au lieu de recou­rir à Dieu comme garan­tie de la connais­sance et de la morale, il recourt à un sujet trans­cen­dan­tal, un abso­lu déjà ordon­né (un « comme s’il était Dieu »). C’est sur ce point pré­cis que se dif­fé­ren­cient l’idéalisme (cri­ti­qué par Kant) et le cri­ti­cisme dont le point de départ est l’expérience empi­rique. C’est le sujet qui donne un être aux choses, en marge de son être exis­ten­tiel ; seul moyen de lier la chose au sujet (dans la connais­sance) ou le vou­loir à l’action et au bien (dans la morale). Dans ces condi­tions, le sujet est le seul pro­ta­go­niste, les choses, de la rai­son comme de la volon­té, s’ajustant au sujet (et non le sujet aux choses). Parce qu’aucun des modes de connais­sance et d’action n’a plus de lien avec les autres modes d’action et de connais­sance et n’est plus qu’un maté­riau que le sujet doit connaître. Le ques­tion­ne­ment au sujet de l’être des choses trouve sa réponse dans le sens que nous don­nons aux choses.

Concrè­te­ment chez Kant c’est le sujet lui-même qui est trans­cen­dan­tal, au-delà de la jux­ta­po­si­tion des phé­no­mènes. Dans ce scé­na­rio, le droit natu­rel moderne iden­ti­fie la nature à l’humain, fai­sant abs­trac­tion de ce que la nature humaine a de com­mun avec les autres natures. La filia­tion de Kant à Kel­sen est donc stricte ?
Ce méca­nisme kan­tien, évo­qué en pas­sant, trouve en effet son reflet chez Kel­sen. Ce qui per­met de mieux com­prendre le carac­tère inévi­table d’une norme fon­da­men­tale hypo­thé­tique (ou trans­cen­dan­tale), puisqu’il faut un sens ultime à toute expé­rience juri­dique, sans cela simple accu­mu­la­tion de faits. Reste alors inévi­ta­ble­ment à s’interroger sur l’antijusnaturalisme de Kel­sen, pour­tant héri­tier du droit natu­rel de la période des Lumières. Mais Kel­sen étant pré­ci­sé­ment héri­tier du droit natu­rel moderne et ratio­na­liste, il ne pou­vait en réa­li­té en être autre­ment. Même s’il avait mani­fes­té quelque condes­cen­dance envers le droit natu­rel clas­sique aris­to­té­li­co-tho­miste, cela n’aurait rele­vé que d’une opi­nion par­ti­cu­lière, sans plus de valeur qu’une opi­nion per­son­nelle, voire peut-être un peu « archéo­lo­gique ». En d’autres termes, Kel­sen ne peut être autre que ce qu’il est, le droit natu­rel ratio­na­liste étant sub­stan­tiel­le­ment dif­fé­rent de celui de la tra­di­tion clas­sique.
En réa­li­té, l’orientation de l’oeuvre de Kel­sen va dans la direc­tion de la construc­tion d’un Droit essen­tiel supé­rieur aus­si bien au droit natu­rel qu’au droit posi­tif. On remar­que­ra en ce sens que Kel­sen sera le pre­mier pen­seur à dépla­cer l’essence du droit de la loi (ce qui était le cas dans la concep­tion ratio­na­liste et bour­geoise du XVIIIe siècle) au droit lui-même, aspi­rant à un sys­tème logique n’émanant pas d’une volon­té sou­ve­raine.
De cette façon, Kel­sen pour­ra offrir un sché­ma vide où peuvent entrer les prin­cipes rec­teurs de l’ordre juri­dique supé­rieurs à l’ordre légis­la­tif, aux­quels on fai­sait réfé­rence aupa­ra­vant. Voi­là qui explique la fas­ci­na­tion qu’il exerce sur un droit natu­rel accom­mo­dant qui accepte de rendre flexibles ses propres concep­tions.

Le détour par Kel­sen semble mon­trer l’inévitable échec d’une démarche uni­la­té­rale d’adaptation comme celle ten­tée par Robert George…
En défi­ni­tive, on peut se deman­der quel peut bien être le résul­tat de cette approche (non réci­proque) du droit posi­tif par le droit natu­rel. Et même ce que pour­rait y gagner le droit posi­tif. Les jus­na­tu­ra­listes contem­po­rains sup­posent qu’on peut éla­bo­rer de la sorte un fon­de­ment éthique au droit posi­tif – c’est d’ailleurs là la tâche nor­male du droit natu­rel. Mais le droit posi­tif actuel éprouve-t-il réel­le­ment le besoin d’un tel fon­de­ment ? L’affirmer sup­pose de mécon­naître l’essence du droit moderne et ce qui lui tient lieu de mora­li­té : celle de la loi, éta­blie (non sans dif­fi­cul­tés, certes) par Rous­seau, Kant et Hegel. En tant que pro­duit légis­la­tif, la loi contient d’après eux la somme des biens indi­vi­duels, et le recours au droit natu­rel n’ajoute pas grand-chose, ne pou­vant pas trans­for­mer tout cela en bien com­mun.
Quant au droit natu­rel, que peut-il bien gagner dans cette opé­ra­tion ? Mis à part son retour sur la scène juri­dique contem­po­raine d’où il avait été expul­sé, il n’est qu’une tech­nique de plus visant à légi­ti­mer les déci­sions du droit posi­tif sur des sujets pré­sen­tant pour­tant lar­ge­ment matière à dis­cus­sion (divorce, avor­te­ment, mariage homo­sexuel).
En réa­li­té, le résul­tat le plus appré­ciable (pour les auteurs de ce rap­pro­che­ment) consiste en ce que le droit natu­rel « apporte quelque chose » au droit posi­tif, atté­nuant son for­ma­lisme et son déduc­ti­visme, de sorte que l’essence du Droit, c’est-à-dire le droit au-des­sus du natu­rel et du posi­tif, acquiert un aspect modé­ré, une flexi­bi­li­té, une doci­li­té, par­fai­te­ment adap­tés en cette époque de glo­ba­li­sa­tion et de plu­ra­lisme carac­té­ris­tiques de la réa­li­té. Mais en défi­ni­tive, il ne peut s’agir que d’une déna­tu­ra­tion du droit natu­rel. On retrouve ici l’oxymore dont j’ai déjà par­lé.
Pro­pos recueillis par Ber­nard Dumont

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