L’histoire récente des rapports entre les catholiques et l’ordre politique fait apparaître un penchant marqué à rechercher le compromis avec les pouvoirs établis. Cette tendance s’explique sans doute par le désir d’éviter les conséquences dommageables des conflits, mais elle peut également relever d’une certaine culture du refus de l’ennemi. La doctrine officielle des papes de la période d’après la Révolution française avait longtemps rejeté l’éventualité d’acquérir la paix au prix d’aménagements doctrinaux, idée apparaissant comme une infidélité et une lâcheté. Nul n’ignore le symbolique Syllabus (1864) et la dernière condamnation qu’il portait, résumant toutes les autres, l’injonction faite à l’Eglise de « transiger » avec la « civilisation » moderne. Si la pratique diplomatique du Vatican et de certains épiscopats au cours de la même période a souvent été marquée par des choix moins nets, ceux-ci ne furent cependant jamais érigés à un rang théorique, et seulement justifiés par l’urgence et la tolérance de situations mauvaises mais impossibles à modifier à court terme.
Certes la relative fréquence de choix de cette nature a favorisé, de fait, un climat opportuniste. Ce qu’on a nommé au XIXe siècle la « thèse », c’est-à-dire la franche affirmation des principes opposés aux erreurs du temps et à leurs conséquences pratiques, a presque fini par acquérir un caractère d’invocation abstraite en comparaison de l’acceptation de compromis de moindre exigence, acceptation nommée « hypothèse », confortant ainsi la tendance à chercher la conciliation de manière systématique. Cette tendance a été le propre du courant libéral-catholique depuis son origine. Elle s’est appuyée sur une certaine adhésion à la croyance fondatrice de la modernité politique, le mythe du progrès, l’idée que l’Histoire avance selon des « lois » autonomes, toujours montantes, en direction d’un avenir meilleur. Bientôt un demi-siècle après Gaudium et spes, le fait, l’effectivité, est encore interprétable comme un « signe des temps » annonciateur d’une croissance spirituelle de l’humanité. La perspective d’une « gouvernance » planétaire, par exemple, apparaîtra comme un facteur positif dans la voie de la paix, une évolution nécessaire qu’il s’agit d’accompagner en vue de l’enrichir d’esprit chrétien. Et ainsi de suite.
Aux effets rémanents du mythe progressiste s’ajoute souvent un défaut d’analyse. Le cadre établi s’impose comme une évidence naturelle hors de laquelle rien n’est pensable. Dans le cas de la démocratie, toujours invoquée comme système indépassable et le plus à même d’apporter un bienfait aux sociétés humaines, cela comporte deux conséquences. D’une part, tenir ce discours revient à entrer dans le jeu de l’hypocrisie : qui ne sait que la démocratie recouvre, en fait de pouvoir exercé par le peuple et pour le peuple, la domination d’oligarchies toujours plus impudentes ? Et pourtant une même langue de bois domine à ce sujet dans une grande partie des interventions publiques émanant de nombreux responsables d’Eglise. Les options conciliaires et leurs développements ultérieurs ont canonisé ce discours, qui se perpétue tandis que son objet connaît désormais une mutation fondamentale, ce qui lui confère un caractère d’irréalité prononcée : seconde conséquence malheureuse. Et lorsqu’une mise à jour est opérée, ce n’est pas tant dans le sens d’une compréhension critique du cours des choses que d’une adoption sans discernement de la terminologie factice imposée par les fabricants d’opinions. La « société civile » a ainsi fait son entrée jusque dans les catéchismes, un concept lié au retour agressif du libéralisme économique dans la nouvelle configuration politique postmoderne, et cela comme si cette notion coulait de source, et sans qu’elle soit précisément définie.
Il resterait à s’interroger sur les causes de ces empressements ou manques d’esprit critique. quoi qu’il en soit, un fait est patent : la recherche de la conciliation n’a pas obtenu les résultats qu’elle était censée recueillir, mais la leçon ne semble pas aisée à tirer. Une grande disproportion existe entre illusions lourdement démenties et reprise d’initiatives de portée secondaire ou contradictoire. Le choix de « relancer l’engagement de l’Eglise en faveur de la légalité dans une société multireligieuse » donné pour thème au Parvis des Gentils à son étape de Palerme, en mars 2012, n’est-il pas emblématique ? Ou celui de proposer que « les familles, les centres éducatifs et les communautés religieuses » d’Espagne s’associent à l’entreprise de formatage des esprits, dite d’éducation à la citoyenneté, au motif que « la laïcité propre au laïc chrétien implique son droit et son devoir d’être présent comme citoyen dans les affaires publiques et temporelles et les imprégner de sa foi » (cf. M. Elósegui, « La educación para la ciudadanía en las escuelas públicas y los centros con ideario cristiano », Scripta theologica n. 44, 2012, p. 119) ?
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Cinquante ans après le début de l’événement conciliaire, un discours de célébration démocratique est encore répercuté dans le monde catholique, alors même que sa décrue est entamée dans les médias. A l’intérieur de certaines sphères institutionnelles catholiques – épiscopat, universités, presse –, on note cependant une convergence avec plusieurs milieux intellectuels extérieurs à l’Eglise préoccupés par ce désenchantement. Une sorte d’interface s’est constituée, assurant la liaison entre ces milieux et un petit nombre d’évêques et théologiens, les premiers conscients de l’importance de l’Eglise comme « réservoir symbolique » dans une société en voie d’éclatement, les seconds cherchant auprès d’eux matière à penser. De ces échanges sortent des tentatives de redéfinition d’un statut public de l’Eglise dans les conditions nouvelles d’une société très déchristianisée, mais aussi très dépolitisée, où le concept de laïcité conserve son statut de religion d’Etat, mais qui a cédé la place, dans la masse de la population, à l’irréligion ordinaire et à la babélisation des esprits. Chaque situation nationale reste marquée par des conditions spécifiques, mais des phénomènes comparables se remarquent ailleurs qu’en France, surtout en Italie.
Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, a un rôle moteur en la matière au sein de l’épiscopat français. Il est connu pour ses différents rapports, dont le premier (1994) avait pour thème la « proposition de la foi dans la société actuelle ». Le terme « proposition » n’était pas choisi au hasard, résumant d’une certaine manière toute une attitude, en conformité avec la ligne définie dans la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse. Cette manière de procéder ne devrait pas soulever l’hostilité d’un monde poussé à détester les leçons « assénées » du haut de la chaire, si soucieux de protéger sa liberté d’opiner – celle-ci fût-elle calquée sur le conformisme le plus pesant.
Dans une intervention à un colloque de décembre 2010, le sociologue du religieux Jean-Marie Donegani a très bien indiqué les frontières à l’intérieur desquelles cette proposition a le droit de se présenter dans le cadre idéologico-juridique actuel. La laïcité, dit-il, imposée par voie constitutionnelle, est plus qu’une règle de conduite, c’est une croyance reposant sur deux principes : l’autonomie, au sens fort (« […] conviction que la société peut être dirigée par un gouvernement qui ne trouve pas son inspiration et sa légitimité dans la transcendance religieuse »), et le pluralisme, « la laïcité fait fond sur le subjectivisme et entraîne un relativisme incontournable qui soumet la vérité aux seules recherches et expériences individuelles » (« Sécularisation et présence publique de la religion », dans Penser l’inscription de l’Eglise, Parole et Silence, 2011, p. 103). J.-M. Donegani constate que le concile Vatican II a acquiescé aux deux piliers de cette croyance, reconnaissant la « légitime autonomie des réalités terrestres » (Gaudium et spes, 36) et concevant la manière de prêcher la foi comme « une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation, de l’échange et du dialogue grâce auxquels les hommes exposent les uns aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la quête de la vérité » (Dignitatis humanae, 3). D’où peuvent alors venir les difficultés ? Tout simplement d’un manque de cohérence du côté de l’Eglise, suscitant une réaction de rejet et renforçant le sectarisme d’une minorité attachée à une conception arriérée de la laïcité.
En ce qui concerne la cohérence, l’Eglise devrait comprendre les conséquences des choix conciliaires. Le religieux, lui rappelle le sociologue, a droit de cité dans l’espace public, mais à la condition de « s’exprimer publiquement à titre privé », c’est-à-dire en admettant les deux articles fondamentaux que sont la légitimité du pluralisme (le relativisme) et l’abandon de toute visée en matière politique. Dit autrement, le discours catholique doit se présenter, sincèrement, comme une « conviction » émanant de « l’homme » et non du « citoyen », pour reprendre la distinction de la Déclaration de 1789. Les conceptions du bien étant multiples – en théorie, il y en a autant que d’individus – il convient non pas de les fusionner, mais d’en admettre expressément la pluralité. S’il doit y avoir influence de la foi sur le politique, celle-ci doit passer « par le canal de la conscience privée », idée déjà posée en principe par Jacques Maritain (l’agir en chrétien). Pour le reste, toute proposition peut être émise dans le débat, à condition de se présenter effectivement comme discutable, et certainement pas comme une affirmation souveraine. Seulement il en est de cette attitude comme de la dissuasion : pour qu’on y croie, il faut qu’elle soit véridique. J.-M. Donegani en retire que cela implique que « l’Eglise ne soit pas conçue d’abord comme une institution hiérarchique et autoritaire, mais comme une communauté de croyants, elle-même constituée par la communication et l’interprétation. […] Voilà en quoi la place de l’Eglise dans le débat public a quelque chose à voir avec son auto-compréhension ».
Dans le cadre des productions idéologiques de sociétés de pensée liées au Conseil de l’Europe, on a lancé depuis peu un néologisme imprononçable, l’interconvictionnalité, considéré comme allant plus loin que l’idée d’échanges culturels. En janvier dernier, le ministre belge de l’Enseignement obligatoire, M.-D. Simonet, récupérant l’expression, précisait ainsi les choses, à propos de l’école : « Le champ du dialogue interconvictionnel devrait non seulement permettre à l’élève de s’interroger sur ses propres représentations, convictions et pratiques en découvrant celles des autres, mais aussi de prendre conscience de la pluralité des convictions dans une société démocratique, et encore d’apprendre à dépasser les clivages, les stéréotypes et les préjugés » (cité dans Eglise de Liège, mars 2012, p. 12). Ainsi, en amont de l’intervention dans le champ public devrait arriver une éducation préventive, au nom de la tolérance, laquelle permettrait à son tour de débattre, non pour chercher à convaincre (ce qui serait considéré comme du prosélytisme) mais pour apporter sa pierre à une construction commune du consensus.
Toutes ces considérations sont difficiles à récuser dans la mesure où elles découlent de la philosophie démocratique telle qu’elle s’est réalisée historiquement. Elles devraient aider à comprendre à quel point est vaine l’idée d’aller plus loin qu’une « inscription » dans le kaléidoscope postmoderne.
Cependant cette espérance, si c’en est une, se heurte à plusieurs obstacles, dont le premier est indirect. Plus que jamais est vraie la formule d’Ernst-Wolfgang Böckenförde, beaucoup reprise ces dernières années : « L’Etat libéral sécularisé vit de présupposés qu’il ne peut pas garantir », parce qu’en voulant imposer une utopie collective, il se contredirait (et combien de fois ne s’est-il pas contredit depuis qu’il a pris son essor !). Il ne peut se contenter de fonder les raisons de son existence sur la seule satisfaction des désirs multiples et contradictoires des individus, c’est pourquoi il a besoin de « l’offre de sens » chrétienne. Le juriste allemand exposait cela en 1967. quarante-cinq ans après, déchristianisation, hédonisme de masse et multiculturalisme ont poussé à l’extrême son propos, tandis que l’Etat nouveau tend à sanctionner comme droits les convictions de chacun, à condition du moins qu’ils adhèrent sans feinte au pluralisme imposé. Le problème demeure donc entier mais les contradictions se sont aggravées.
A ce premier obstacle s’en ajoutent d’autres, et d’abord le soupçon jeté, non sans raison, sur la bonne foi de la « proposition ». En réalité il est impossible à l’Eglise, même la plus « conciliaire », de réduire totalement ce que les autres appellent son arrogance : si elle le faisait, elle abandonnerait son rôle institué et perdrait totalement son identité. Les discussions autour de la visibilité de l’Eglise renvoient à sa présence sociale, ou médiatique, à la fois très voyante épisodiquement et plus que discrète au quotidien. Mais derrière ce premier niveau de visibilité se situe un second niveau, bien plus fondamental, qui est l’aptitude à être reconnue comme l’Eglise du Christ. Or cette reconnaissance ne peut venir que de la ferme annonce de la Bonne Nouvelle, à la fois appel à découvrir l’enseignement évangélique et à la conversion, choses qui requièrent un langage clair et acceptation de l’éventualité de déranger. En réalité chacun dans l’Eglise est conscient de cette nécessité, et ceux qui n’en veulent plus rien entendre se placent ailleurs. Il est toujours possible de faire profil bas, et de se présenter comme « un acteur parmi d’autres », s’offrant à « accompagner les formes émergentes du lien social » appelées par la crise du moment, comme le suggère François Moog (« L’Eglise, proposition crédible du lien social vertueux », dans Les voies divines de la liberté, dir. J.-L. Souletie, Bayard 2011, p. 219). Mais ce retour à une religion d’utilité sociale, parfois solution d’attente permettant de bénéficier de tolérance dans des régimes hostiles, est malgré tout bien en dessous de la norme chrétienne.
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C’est probablement pour tenter de surmonter cette perspective insuffisante que l’on voit réapparaître une nouvelle fois la théologie politique. Cette expression a un contenu très mouvant, dont le noyau conceptuel se limite à cette vérité d’évidence : il existe quelque relation possible entre politique et religion. L’un des deux termes peut absorber l’autre. D’un côté, selon l’interprétation empruntée – peut-être un peu rapidement – à Carl Schmitt, la théologie politique serait une politisation laïcisée de la théologie catholique, idée que réaliserait par des voies différentes mais dans un sens aggravé la théologie de la libération. D’un autre côté, la théologie politique pourrait aussi devenir une théologisation de la politique. Dans la version d’un Johann Baptist Metz, elle est une sorte de théorie de l’engagement, renouvelant, avec une nuance « de gauche », le personnalisme de Maritain. Cette veine existentielle a croisé les idées de certains auteurs nord-américains d’inspiration anabaptiste (Yoder, Hauerwas), et de théologiens postmodernes européens (Milbank, Boeve), qui ont accentué la résorption du politique dans un domaine spirituel passablement artificiel. Il faudrait aussi mentionner l’influence d’Erik Peterson, avec sa théologie politique du martyre.
Tout dernièrement, une nouvelle tentative se dessine, dans une direction intermédiaire, que l’on peut qualifier d’identitaire, bien qu’elle revête un caractère très intellectuel. Son promoteur est un dominicain français, Bernard Bourdin, historien et théologien, dernièrement éditeur et commentateur de trois œuvres de Carl Schmitt (La visibilité de l’Eglise, Catholicisme romain et forme politique, Donoso Cortés, Cerf, 2011). Pour lui, il s’agirait d’opérer un dépassement inclusif de la modernité, dans le sens d’une séparation intelligente de domaines demeurant en nécessaire corrélation. Dépassement inclusif, car pour B. Bourdin il faut se féliciter, même si ce fut tardif, de ce que Vatican II « s’approprie les concepts de démocratie et de liberté religieuse », mettant ainsi fin aux « oppositions binaires avec les philosophies politiques modernes ». Et cependant dépassement nécessaire, car la neutralisation de l’espace public conduit à une impasse, une neutralisation d’ailleurs toute relative, en ce sens qu’elle s’accompagne, au moins tendanciellement, de la relégation de la religion dans le domaine privé individuel.
B. Bourdin voudrait définir une vision théologique compatible avec l’autonomie revendiquée par le système d’aujourd’hui, dépolitisé, dénationalisé et, en apparence, désidéologisé. Il cherche de quelle manière établir de nouveaux rapports, sous-entendant l’affirmation de Böckenförde au sujet de l’incapacité de la démocratie à se légitimer : « L’excommunication publique de la religion a atteint ses limites », car « la neutralité de l’Etat démocratique séparé de la religion, désormais autonome par rapport à toutes finalités métaphysiques et religieuses, a besoin, de par sa neutralité confessionnelle, de signifier le sens de son action. Le paradoxe de son autonomie lui fait requérir ce qui lui manque ». Or rien ne montre que les transformations affectant le régime occidental auraient atteint les limites de l’exclusion de la religion, tout au contraire, comme en témoigne l’accélération de toutes les transgressions institutionnelles de la loi naturelle. En réalité la neutralité confessionnelle n’existe pas, la laïcité demeurant plus que jamais, et pas seulement en France, une sorte de religion de l’irréligion.
Face à cela, Bernard Bourdin cherche un moyen terme : « Analogue au Dieu de l’Incarnation et de la Trinité, l’Etat ne peut plus être une transcendance surplombant la société, mais une médiation entre la personne et la société. Le recours à l’analogie théologico-politique pour contrer les effets neutralisants et dépolitisants des immanences séculières n’est viable qu’à la condition d’articuler l’hétéronomie théologique (une altérité transcendantale) au fondement autonome des démocraties. C’est donc prendre le chemin inverse d’une opposition binaire entre une représentation hiérarchique de Dieu et de l’Etat et des représentations séculières de l’autonomie. » Le vieux rêve de christianisation du libéralisme philosophique semble percer à nouveau, tâchant à présent de se glisser dans le mouvement postmoderne qui transforme l’Etat en notaire des volontés individuelles. Mais comment y arriver ? Le dominicain devient ici vraiment très abstrait : « A la représentation d’une transcendance « pleine » qui ferme tout espace à la possibilité de l’autonomie de la sphère publique-politique est substituée une transcendance « vide » ou en creux qui permet une mise en œuvre d’une autonomie fondée dans l’altérité » se trouvant ainsi « autant à rebours d’une autosuffisance de la modernité que du paradigme contre-révolutionnaire ». La transcendance pleine – l’invocation de la loi divine – est effectivement antinomique de l’absolue souveraineté du sujet humain ne se soumettant qu’à sa propre loi – et peut paraître, en effet, « contre-révolutionnaire ». Ce que Maritain avait appelé la « chrétienté profane » semble réapparaître ici sous cette mystérieuse référence à une transcendance vide : on peut craindre en effet qu’elle ne soit qu’un être de raison.
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Que souhaiter, au terme des constats d’impasse qui précèdent ? Tout d’abord peut-être, si l’on veut en sortir, que l’on commence par s’extraire de certains emprisonnements logiques. Pour penser en matière politique (au moins dans la perspective des rapports entre le politique et le religieux, d’ailleurs essentiels), une approche politique n’est-elle pas la première exigence : principes philosophiques et théologiques, cadres institutionnels, forces concrètement à l’œuvre, méthodes et procédures, l’ensemble formant un tout ? Voilà qui devrait conduire à réviser certaines habitudes de pensée ancrées dans l’histoire récente, mêlant bons sentiments, discours généraux et cécité pratique.
Beaucoup d’obstacles tendent à bloquer les efforts en ce sens, mais les choses ne resteront pas en l’état et plus le temps passera, plus l’écart grandira entre réalité et représentations si l’on n’y prend garde. Une première difficulté vient du langage. Il est très étonnant que dans la culture du dialogue adoptée depuis cinquante ans, on ait si peu prêté attention à la nécessité de donner un sens commun aux mots. « Nous plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme », disait Paul VI dans son discours de clôture (7 décembre 1965). N’était-ce pas un propos risqué ? En quoi cela a‑t-il ému nos « humanistes » ? Cette rhétorique unilatérale est devenue commune. Mais le premier effet des concessions terminologiques est d’affaiblir les motifs de s’opposer à la culture dominante puisqu’elles apparaissent ad intra comme une légitimation de ses « valeurs ». L’autre effet, ad extra, n’est guère meilleur : l’impression est donnée d’une tromperie, dont le seul moyen de s’exempter reviendrait à une impossible apostasie.
Un autre obstacle, non moins redoutable, réside dans le sentiment que les jeux sont faits. Or s’il est un domaine dans lequel s’applique à bon droit l’affirmation de Böckenförde, c’est bien celui du manque de sûreté du système en vigueur : sa règle constante est le pari, la fuite en avant, et son destin est l’hétérogenèse des fins, l’échec final de ses prétentions (ce qui ne veut pas dire qu’entre-temps il n’accumule pas les dégâts). En aucun cas il ne possède les moyens de fonder rationnellement les raisons de sa prétendue consolidation définitive. Pourquoi ne pas le voir et ne pas le dire ? Cela pourrait éviter le désolant dilemme entre déshonorante et vaine collaboration et objection de conscience circonscrite aux individus.