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Numé­ro 116 : Logique des com­pro­mis

L’his­toire récente des rap­ports entre les catho­liques et l’ordre poli­tique fait appa­raître un pen­chant mar­qué à recher­cher le com­pro­mis avec les pou­voirs éta­blis. Cette ten­dance s’explique sans doute par le désir d’éviter les consé­quences dom­ma­geables des conflits, mais elle peut éga­le­ment rele­ver d’une cer­taine culture du refus de l’ennemi. La doc­trine offi­cielle des papes de la période d’après la Révo­lu­tion fran­çaise avait long­temps reje­té l’éventualité d’acquérir la paix au prix d’aménagements doc­tri­naux, idée appa­rais­sant comme une infi­dé­li­té et une lâche­té. Nul n’ignore le sym­bo­lique Syl­la­bus (1864) et la der­nière condam­na­tion qu’il por­tait, résu­mant toutes les autres, l’injonction faite à l’Eglise de « tran­si­ger » avec la « civi­li­sa­tion » moderne. Si la pra­tique diplo­ma­tique du Vati­can et de cer­tains épis­co­pats au cours de la même période a sou­vent été mar­quée par des choix moins nets, ceux-ci ne furent cepen­dant jamais éri­gés à un rang théo­rique, et seule­ment jus­ti­fiés par l’urgence et la tolé­rance de situa­tions mau­vaises mais impos­sibles à modi­fier à court terme.

Certes la rela­tive fré­quence de choix de cette nature a favo­ri­sé, de fait, un cli­mat oppor­tu­niste. Ce qu’on a nom­mé au XIXe siècle couverture-116la « thèse », c’est-à-dire la franche affir­ma­tion des prin­cipes oppo­sés aux erreurs du temps et à leurs consé­quences pra­tiques, a presque fini par acqué­rir un carac­tère d’invocation abs­traite en com­pa­rai­son de l’acceptation de com­pro­mis de moindre exi­gence, accep­ta­tion nom­mée « hypo­thèse », confor­tant ain­si la ten­dance à cher­cher la conci­lia­tion de manière sys­té­ma­tique. Cette ten­dance a été le propre du cou­rant libé­ral-catho­lique depuis son ori­gine. Elle s’est appuyée sur une cer­taine adhé­sion à la croyance fon­da­trice de la moder­ni­té poli­tique, le mythe du pro­grès, l’idée que l’Histoire avance selon des « lois » auto­nomes, tou­jours mon­tantes, en direc­tion d’un ave­nir meilleur. Bien­tôt un demi-siècle après Gau­dium et spes, le fait, l’effectivité, est encore inter­pré­table comme un « signe des temps » annon­cia­teur d’une crois­sance spi­ri­tuelle de l’humanité. La pers­pec­tive d’une « gou­ver­nance » pla­né­taire, par exemple, appa­raî­tra comme un fac­teur posi­tif dans la voie de la paix, une évo­lu­tion néces­saire qu’il s’agit d’accompagner en vue de l’enrichir d’esprit chré­tien. Et ain­si de suite.
Aux effets réma­nents du mythe pro­gres­siste s’ajoute sou­vent un défaut d’analyse. Le cadre éta­bli s’impose comme une évi­dence natu­relle hors de laquelle rien n’est pen­sable. Dans le cas de la démo­cra­tie, tou­jours invo­quée comme sys­tème indé­pas­sable et le plus à même d’apporter un bien­fait aux socié­tés humaines, cela com­porte deux consé­quences. D’une part, tenir ce dis­cours revient à entrer dans le jeu de l’hypocrisie : qui ne sait que la démo­cra­tie recouvre, en fait de pou­voir exer­cé par le peuple et pour le peuple, la domi­na­tion d’oligarchies tou­jours plus impu­dentes ? Et pour­tant une même langue de bois domine à ce sujet dans une grande par­tie des inter­ven­tions publiques éma­nant de nom­breux res­pon­sables d’Eglise. Les options conci­liaires et leurs déve­lop­pe­ments ulté­rieurs ont cano­ni­sé ce dis­cours, qui se per­pé­tue tan­dis que son objet connaît désor­mais une muta­tion fon­da­men­tale, ce qui lui confère un carac­tère d’irréalité pro­non­cée : seconde consé­quence mal­heu­reuse. Et lorsqu’une mise à jour est opé­rée, ce n’est pas tant dans le sens d’une com­pré­hen­sion cri­tique du cours des choses que d’une adop­tion sans dis­cer­ne­ment de la ter­mi­no­lo­gie fac­tice impo­sée par les fabri­cants d’opinions. La « socié­té civile » a ain­si fait son entrée jusque dans les caté­chismes, un concept lié au retour agres­sif du libé­ra­lisme éco­no­mique dans la nou­velle confi­gu­ra­tion poli­tique post­mo­derne, et cela comme si cette notion cou­lait de source, et sans qu’elle soit pré­ci­sé­ment défi­nie.
Il res­te­rait à s’interroger sur les causes de ces empres­se­ments ou manques d’esprit cri­tique. quoi qu’il en soit, un fait est patent : la recherche de la conci­lia­tion n’a pas obte­nu les résul­tats qu’elle était cen­sée recueillir, mais la leçon ne semble pas aisée à tirer. Une grande dis­pro­por­tion existe entre illu­sions lour­de­ment démen­ties et reprise d’initiatives de por­tée secon­daire ou contra­dic­toire. Le choix de « relan­cer l’engagement de l’Eglise en faveur de la léga­li­té dans une socié­té mul­ti­re­li­gieuse » don­né pour thème au Par­vis des Gen­tils à son étape de Palerme, en mars 2012, n’est-il pas emblé­ma­tique ? Ou celui de pro­po­ser que « les familles, les centres édu­ca­tifs et les com­mu­nau­tés reli­gieuses » d’Espagne s’associent à l’entreprise de for­ma­tage des esprits, dite d’éducation à la citoyen­ne­té, au motif que « la laï­ci­té propre au laïc chré­tien implique son droit et son devoir d’être pré­sent comme citoyen dans les affaires publiques et tem­po­relles et les impré­gner de sa foi » (cf. M. Eló­se­gui, « La edu­ca­ción para la ciu­da­danía en las escue­las públi­cas y los cen­tros con idea­rio cris­tia­no », Scrip­ta theo­lo­gi­ca n. 44, 2012, p. 119) ?

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Cin­quante ans après le début de l’événement conci­liaire, un dis­cours de célé­bra­tion démo­cra­tique est encore réper­cu­té dans le monde catho­lique, alors même que sa décrue est enta­mée dans les médias. A l’intérieur de cer­taines sphères ins­ti­tu­tion­nelles catho­liques – épis­co­pat, uni­ver­si­tés, presse –, on note cepen­dant une  conver­gence avec plu­sieurs milieux intel­lec­tuels exté­rieurs à l’Eglise pré­oc­cu­pés par ce désen­chan­te­ment. Une sorte d’interface s’est consti­tuée, assu­rant la liai­son entre ces milieux et un petit nombre d’évêques et théo­lo­giens, les pre­miers conscients de l’importance de l’Eglise comme « réser­voir sym­bo­lique » dans une socié­té en voie d’éclatement, les seconds cher­chant auprès d’eux matière à pen­ser. De ces échanges sortent des ten­ta­tives de redé­fi­ni­tion d’un sta­tut public de l’Eglise dans les condi­tions nou­velles d’une socié­té très déchris­tia­ni­sée, mais aus­si très dépo­li­ti­sée, où le concept de laï­ci­té conserve son sta­tut de reli­gion d’Etat, mais qui a cédé la place, dans la masse de la popu­la­tion, à l’irréligion ordi­naire et à la babé­li­sa­tion des esprits. Chaque situa­tion natio­nale reste mar­quée par des condi­tions spé­ci­fiques, mais des phé­no­mènes com­pa­rables se remarquent ailleurs qu’en France, sur­tout en Ita­lie.
Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, a un rôle moteur en la matière au sein de l’épiscopat fran­çais. Il est connu pour ses dif­fé­rents rap­ports, dont le pre­mier (1994) avait pour thème la « pro­po­si­tion de la foi dans la socié­té actuelle ». Le terme « pro­po­si­tion » n’était pas choi­si au hasard, résu­mant d’une cer­taine manière toute une atti­tude, en confor­mi­té avec la ligne défi­nie dans la décla­ra­tion conci­liaire sur la liber­té reli­gieuse. Cette manière de pro­cé­der ne devrait pas sou­le­ver l’hostilité d’un monde pous­sé à détes­ter les leçons « assé­nées » du haut de la chaire, si sou­cieux de pro­té­ger sa liber­té d’opiner – celle-ci fût-elle cal­quée sur le confor­misme le plus pesant.
Dans une inter­ven­tion à un col­loque de décembre 2010, le socio­logue du reli­gieux Jean-Marie Done­ga­ni a très bien indi­qué les fron­tières à l’intérieur des­quelles cette pro­po­si­tion a le droit de se pré­sen­ter dans le cadre idéo­lo­gi­co-juri­dique actuel. La laï­ci­té, dit-il, impo­sée par voie consti­tu­tion­nelle, est plus qu’une règle de conduite, c’est une croyance repo­sant sur deux prin­cipes : l’autonomie, au sens fort (« […] convic­tion que la socié­té peut être diri­gée par un gou­ver­ne­ment qui ne trouve pas son ins­pi­ra­tion et sa légi­ti­mi­té dans la trans­cen­dance reli­gieuse »), et le plu­ra­lisme, « la laï­ci­té fait fond sur le sub­jec­ti­visme et entraîne un rela­ti­visme incon­tour­nable qui sou­met la véri­té aux seules recherches et expé­riences indi­vi­duelles » (« Sécu­la­ri­sa­tion et pré­sence publique de la reli­gion », dans Pen­ser l’inscription de l’Eglise, Parole et Silence, 2011, p. 103). J.-M. Done­ga­ni constate que le concile Vati­can II a acquies­cé aux deux piliers de cette croyance, recon­nais­sant la « légi­time auto­no­mie des réa­li­tés ter­restres » (Gau­dium et spes, 36) et conce­vant la manière de prê­cher la foi comme « une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation, de l’échange et du dia­logue grâce aux­quels les hommes exposent les uns aux autres la véri­té qu’ils ont trou­vée ou pensent avoir trou­vée, afin de s’aider mutuel­le­ment dans la quête de la véri­té » (Digni­ta­tis huma­nae, 3). D’où peuvent alors venir les dif­fi­cul­tés ? Tout sim­ple­ment d’un manque de cohé­rence du côté de l’Eglise, sus­ci­tant une réac­tion de rejet et ren­for­çant le sec­ta­risme d’une mino­ri­té atta­chée à une concep­tion arrié­rée de la laï­ci­té.
En ce qui concerne la cohé­rence, l’Eglise devrait com­prendre les consé­quences des choix conci­liaires. Le reli­gieux, lui rap­pelle le socio­logue, a droit de cité dans l’espace public, mais à la condi­tion de « s’exprimer publi­que­ment à titre pri­vé », c’est-à-dire en admet­tant les deux articles fon­da­men­taux que sont la légi­ti­mi­té du plu­ra­lisme (le rela­ti­visme) et l’abandon de toute visée en matière poli­tique. Dit autre­ment, le dis­cours catho­lique doit se pré­sen­ter, sin­cè­re­ment, comme une « convic­tion » éma­nant de « l’homme » et non du « citoyen », pour reprendre la dis­tinc­tion de la Décla­ra­tion de 1789. Les concep­tions du bien étant mul­tiples – en théo­rie, il y en a autant que d’individus – il convient non pas de les fusion­ner, mais d’en admettre expres­sé­ment la plu­ra­li­té. S’il doit y avoir influence de la foi sur le poli­tique, celle-ci doit pas­ser « par le canal de la conscience pri­vée », idée déjà posée en prin­cipe par Jacques Mari­tain (l’agir en chré­tien). Pour le reste, toute pro­po­si­tion peut être émise dans le débat, à condi­tion de se pré­sen­ter effec­ti­ve­ment comme dis­cu­table, et cer­tai­ne­ment pas comme une affir­ma­tion sou­ve­raine. Seule­ment il en est de cette atti­tude comme de la dis­sua­sion : pour qu’on y croie, il faut qu’elle soit véri­dique. J.-M. Done­ga­ni en retire que cela implique que « l’Eglise ne soit pas conçue d’abord comme une ins­ti­tu­tion hié­rar­chique et auto­ri­taire, mais comme une com­mu­nau­té de croyants, elle-même consti­tuée par la com­mu­ni­ca­tion et l’interprétation. […] Voi­là en quoi la place de l’Eglise dans le débat public a quelque chose à voir avec son auto-com­pré­hen­sion ».
Dans le cadre des pro­duc­tions idéo­lo­giques de socié­tés de pen­sée liées au Conseil de l’Europe, on a lan­cé depuis peu un néo­lo­gisme impro­non­çable, l’interconvictionnalité, consi­dé­ré comme allant plus loin que l’idée d’échanges cultu­rels. En jan­vier der­nier, le ministre belge de l’Enseignement obli­ga­toire, M.-D. Simo­net, récu­pé­rant l’expression, pré­ci­sait ain­si les choses, à pro­pos de l’école : « Le champ du dia­logue inter­con­vic­tion­nel devrait non seule­ment per­mettre à l’élève de s’interroger sur ses propres repré­sen­ta­tions, convic­tions et pra­tiques en décou­vrant celles des autres, mais aus­si de prendre conscience de la plu­ra­li­té des convic­tions dans une socié­té démo­cra­tique, et encore d’apprendre à dépas­ser les cli­vages, les sté­réo­types et les pré­ju­gés » (cité dans Eglise de Liège, mars 2012, p. 12). Ain­si, en amont de l’intervention dans le champ public devrait arri­ver une édu­ca­tion pré­ven­tive, au nom de la tolé­rance, laquelle per­met­trait à son tour de débattre, non pour cher­cher à convaincre (ce qui serait consi­dé­ré comme du pro­sé­ly­tisme) mais pour appor­ter sa pierre à une construc­tion com­mune du consen­sus.
Toutes ces consi­dé­ra­tions sont dif­fi­ciles à récu­ser dans la mesure où elles découlent de la phi­lo­so­phie démo­cra­tique telle qu’elle s’est réa­li­sée his­to­ri­que­ment. Elles devraient aider à com­prendre à quel point est vaine l’idée d’aller plus loin qu’une « ins­crip­tion » dans le kaléi­do­scope post­mo­derne.
Cepen­dant cette espé­rance, si c’en est une, se heurte à plu­sieurs obs­tacles, dont le pre­mier est indi­rect. Plus que jamais est vraie la for­mule d’Ernst-Wolfgang Böckenförde, beau­coup reprise ces der­nières années : « L’Etat libé­ral sécu­la­ri­sé vit de pré­sup­po­sés qu’il ne peut pas garan­tir », parce qu’en vou­lant impo­ser une uto­pie col­lec­tive, il se contre­di­rait (et com­bien de fois ne s’est-il pas contre­dit depuis qu’il a pris son essor !). Il ne peut se conten­ter de fon­der les rai­sons de son exis­tence sur la seule satis­fac­tion des dési­rs mul­tiples et contra­dic­toires des indi­vi­dus, c’est pour­quoi il a besoin de « l’offre de sens » chré­tienne. Le juriste alle­mand expo­sait cela en 1967. qua­rante-cinq ans après, déchris­tia­ni­sa­tion, hédo­nisme de masse et mul­ti­cul­tu­ra­lisme ont pous­sé à l’extrême son pro­pos, tan­dis que l’Etat nou­veau tend à sanc­tion­ner comme droits les convic­tions de cha­cun, à condi­tion du moins qu’ils adhèrent sans feinte au plu­ra­lisme impo­sé. Le pro­blème demeure donc entier mais les contra­dic­tions se sont aggra­vées.
A ce pre­mier obs­tacle s’en ajoutent d’autres, et d’abord le soup­çon jeté, non sans rai­son, sur la bonne foi de la « pro­po­si­tion ». En réa­li­té il est impos­sible à l’Eglise, même la plus « conci­liaire », de réduire tota­le­ment ce que les autres appellent son arro­gance : si elle le fai­sait, elle aban­don­ne­rait son rôle ins­ti­tué et per­drait tota­le­ment son iden­ti­té. Les dis­cus­sions autour de la visi­bi­li­té de l’Eglise ren­voient à sa pré­sence sociale, ou média­tique, à la fois très voyante épi­so­di­que­ment et plus que dis­crète au quo­ti­dien. Mais der­rière ce pre­mier niveau de visi­bi­li­té se situe un second niveau, bien plus fon­da­men­tal, qui est l’aptitude à être recon­nue comme l’Eglise du Christ. Or cette recon­nais­sance ne peut venir que de la ferme annonce de la Bonne Nou­velle, à la fois appel à décou­vrir l’enseignement évan­gé­lique et à la conver­sion, choses qui requièrent un lan­gage clair et accep­ta­tion de l’éventualité de déran­ger. En réa­li­té cha­cun dans l’Eglise est conscient de cette néces­si­té, et ceux qui n’en veulent plus rien entendre se placent ailleurs. Il est tou­jours pos­sible de faire pro­fil bas, et de se pré­sen­ter comme « un acteur par­mi d’autres », s’offrant à « accom­pa­gner les formes émer­gentes du lien social » appe­lées par la crise du moment, comme le sug­gère Fran­çois Moog (« L’Eglise, pro­po­si­tion cré­dible du lien social ver­tueux », dans Les voies divines de la liber­té, dir. J.-L. Sou­le­tie, Bayard 2011, p. 219). Mais ce retour à une reli­gion d’utilité sociale, par­fois solu­tion d’attente per­met­tant de béné­fi­cier de tolé­rance dans des régimes hos­tiles, est mal­gré tout bien en des­sous de la norme chré­tienne.

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C’est pro­ba­ble­ment pour ten­ter de sur­mon­ter cette pers­pec­tive insuf­fi­sante que l’on voit réap­pa­raître une nou­velle fois la théo­lo­gie poli­tique. Cette expres­sion a un conte­nu très mou­vant, dont le noyau concep­tuel se limite à cette véri­té d’évidence : il existe quelque rela­tion pos­sible entre poli­tique et reli­gion. L’un des deux termes peut absor­ber l’autre. D’un côté, selon l’interprétation emprun­tée – peut-être un peu rapi­de­ment – à Carl Schmitt, la théo­lo­gie poli­tique serait une poli­ti­sa­tion laï­ci­sée de la théo­lo­gie catho­lique, idée que réa­li­se­rait par des voies dif­fé­rentes mais dans un sens aggra­vé la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. D’un autre côté, la théo­lo­gie poli­tique pour­rait aus­si deve­nir une théo­lo­gi­sa­tion de la poli­tique. Dans la ver­sion d’un Johann Bap­tist Metz, elle est une sorte de théo­rie de l’engagement, renou­ve­lant, avec une nuance « de gauche », le per­son­na­lisme de Mari­tain. Cette veine exis­ten­tielle a croi­sé les idées de cer­tains auteurs nord-amé­ri­cains d’inspiration ana­bap­tiste (Yoder, Hauer­was), et de théo­lo­giens post­mo­dernes euro­péens (Mil­bank, Boeve), qui ont accen­tué la résorp­tion du poli­tique dans un domaine spi­ri­tuel pas­sa­ble­ment arti­fi­ciel. Il fau­drait aus­si men­tion­ner l’influence d’Erik Peter­son, avec sa théo­lo­gie poli­tique du mar­tyre.
Tout der­niè­re­ment, une nou­velle ten­ta­tive se des­sine, dans une direc­tion inter­mé­diaire, que l’on peut qua­li­fier d’identitaire, bien qu’elle revête un carac­tère très intel­lec­tuel. Son pro­mo­teur est un domi­ni­cain fran­çais, Ber­nard Bour­din, his­to­rien et théo­lo­gien, der­niè­re­ment édi­teur et com­men­ta­teur de trois œuvres de Carl Schmitt (La visi­bi­li­té de l’Eglise, Catho­li­cisme romain et forme poli­tique, Dono­so Cor­tés, Cerf, 2011). Pour lui, il s’agirait d’opérer un dépas­se­ment inclu­sif de la moder­ni­té, dans le sens d’une sépa­ra­tion intel­li­gente de domaines demeu­rant en néces­saire cor­ré­la­tion. Dépas­se­ment inclu­sif, car pour B. Bour­din il faut se féli­ci­ter, même si ce fut tar­dif, de ce que Vati­can II « s’approprie les concepts de démo­cra­tie et de liber­té reli­gieuse », met­tant ain­si fin aux « oppo­si­tions binaires avec les phi­lo­so­phies poli­tiques modernes ». Et cepen­dant dépas­se­ment néces­saire, car la neu­tra­li­sa­tion de l’espace public conduit à une impasse, une neu­tra­li­sa­tion d’ailleurs toute rela­tive, en ce sens qu’elle s’accompagne, au moins ten­dan­ciel­le­ment, de la relé­ga­tion de la reli­gion dans le domaine pri­vé indi­vi­duel.
B. Bour­din vou­drait défi­nir une vision théo­lo­gique com­pa­tible avec l’autonomie reven­di­quée par le sys­tème d’aujourd’hui, dépo­li­ti­sé, déna­tio­na­li­sé et, en appa­rence, dési­déo­lo­gi­sé. Il cherche de quelle manière éta­blir de nou­veaux rap­ports, sous-enten­dant l’affirmation de Böckenförde au sujet de l’incapacité de la démo­cra­tie à se légi­ti­mer : « L’excommunication publique de la reli­gion a atteint ses limites », car « la neu­tra­li­té de l’Etat démo­cra­tique sépa­ré de la reli­gion, désor­mais auto­nome par rap­port à toutes fina­li­tés méta­phy­siques et reli­gieuses, a besoin, de par sa neu­tra­li­té confes­sion­nelle, de signi­fier le sens de son action. Le para­doxe de son auto­no­mie lui fait requé­rir ce qui lui manque ». Or rien ne montre que les trans­for­ma­tions affec­tant le régime occi­den­tal auraient atteint les limites de l’exclusion de la reli­gion, tout au contraire, comme en témoigne l’accélération de toutes les trans­gres­sions ins­ti­tu­tion­nelles de la loi natu­relle. En réa­li­té la neu­tra­li­té confes­sion­nelle n’existe pas, la laï­ci­té demeu­rant plus que jamais, et pas seule­ment en France, une sorte de reli­gion de l’irréligion.
Face à cela, Ber­nard Bour­din cherche un moyen terme : « Ana­logue au Dieu de l’Incarnation et de la Tri­ni­té, l’Etat ne peut plus être une trans­cen­dance sur­plom­bant la socié­té, mais une média­tion entre la per­sonne et la socié­té. Le recours à l’analogie théo­lo­gi­co-poli­tique pour contrer les effets neu­tra­li­sants et dépo­li­ti­sants des imma­nences sécu­lières n’est viable qu’à la condi­tion d’articuler l’hétéronomie théo­lo­gique (une alté­ri­té trans­cen­dan­tale) au fon­de­ment auto­nome des démo­cra­ties. C’est donc prendre le che­min inverse d’une oppo­si­tion binaire entre une repré­sen­ta­tion hié­rar­chique de Dieu et de l’Etat et des repré­sen­ta­tions sécu­lières de l’autonomie. » Le vieux rêve de chris­tia­ni­sa­tion du libé­ra­lisme phi­lo­so­phique semble per­cer à nou­veau, tâchant à pré­sent de se glis­ser dans le mou­ve­ment post­mo­derne qui trans­forme l’Etat en notaire des volon­tés indi­vi­duelles. Mais com­ment y arri­ver ? Le domi­ni­cain devient ici vrai­ment très abs­trait : « A la repré­sen­ta­tion d’une trans­cen­dance « pleine » qui ferme tout espace à la pos­si­bi­li­té de l’autonomie de la sphère publique-poli­tique est sub­sti­tuée une trans­cen­dance « vide » ou en creux qui per­met une mise en œuvre d’une auto­no­mie fon­dée dans l’altérité » se trou­vant ain­si « autant à rebours d’une auto­suf­fi­sance de la moder­ni­té que du para­digme contre-révo­lu­tion­naire ». La trans­cen­dance pleine – l’invocation de la loi divine – est effec­ti­ve­ment anti­no­mique de l’absolue sou­ve­rai­ne­té du sujet humain ne se sou­met­tant qu’à sa propre loi – et peut paraître, en effet, « contre-révo­lu­tion­naire ». Ce que Mari­tain avait appe­lé la « chré­tien­té pro­fane » semble réap­pa­raître ici sous cette mys­té­rieuse réfé­rence à une trans­cen­dance vide : on peut craindre en effet qu’elle ne soit qu’un être de rai­son.

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Que sou­hai­ter, au terme des constats d’impasse qui pré­cèdent ? Tout d’abord peut-être, si l’on veut en sor­tir, que l’on com­mence par s’extraire de cer­tains empri­son­ne­ments logiques. Pour pen­ser en matière poli­tique (au moins dans la pers­pec­tive des rap­ports entre le poli­tique et le reli­gieux, d’ailleurs essen­tiels), une approche poli­tique n’est-elle pas la pre­mière exi­gence : prin­cipes phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques, cadres ins­ti­tu­tion­nels, forces concrè­te­ment à l’œuvre, méthodes et pro­cé­dures, l’ensemble for­mant un tout ? Voi­là qui devrait conduire à révi­ser cer­taines habi­tudes de pen­sée ancrées dans l’histoire récente, mêlant bons sen­ti­ments, dis­cours géné­raux et céci­té pra­tique.
Beau­coup d’obstacles tendent à blo­quer les efforts en ce sens, mais les choses ne res­te­ront pas en l’état et plus le temps pas­se­ra, plus l’écart gran­di­ra entre réa­li­té et repré­sen­ta­tions si l’on n’y prend garde. Une pre­mière dif­fi­cul­té vient du lan­gage. Il est très éton­nant que dans la culture du dia­logue adop­tée depuis cin­quante ans, on ait si peu prê­té atten­tion à la néces­si­té de don­ner un sens com­mun aux mots. « Nous plus que qui­conque, nous avons le culte de l’homme », disait Paul VI dans son dis­cours de clô­ture (7 décembre 1965). N’était-ce pas un pro­pos ris­qué ? En quoi cela a‑t-il ému nos « huma­nistes » ? Cette rhé­to­rique uni­la­té­rale est deve­nue com­mune. Mais le pre­mier effet des conces­sions ter­mi­no­lo­giques est d’affaiblir les motifs de s’opposer à la culture domi­nante puisqu’elles appa­raissent ad intra comme une légi­ti­ma­tion de ses « valeurs ». L’autre effet, ad extra, n’est guère meilleur : l’impression est don­née d’une trom­pe­rie, dont le seul moyen de s’exempter revien­drait à une impos­sible apos­ta­sie.
Un autre obs­tacle, non moins redou­table, réside dans le sen­ti­ment que les jeux sont faits. Or s’il est un domaine dans lequel s’applique à bon droit l’affirmation de Böckenförde, c’est bien celui du manque de sûre­té du sys­tème en vigueur : sa règle constante est le pari, la fuite en avant, et son des­tin est l’hétérogenèse des fins, l’échec final de ses pré­ten­tions (ce qui ne veut pas dire qu’entre-temps il n’accumule pas les dégâts). En aucun cas il ne pos­sède les moyens de fon­der ration­nel­le­ment les rai­sons de sa pré­ten­due conso­li­da­tion défi­ni­tive. Pour­quoi ne pas le voir et ne pas le dire ? Cela pour­rait évi­ter le déso­lant dilemme entre désho­no­rante et vaine col­la­bo­ra­tion et objec­tion de conscience cir­cons­crite aux indi­vi­dus.