Numéro 116 : Logique des compromis
Tout dernièrement, une nouvelle tentative se dessine, dans une direction intermédiaire, que l’on peut qualifier d’identitaire, bien qu’elle revête un caractère très intellectuel. Son promoteur est un dominicain français, Bernard Bourdin, historien et théologien, dernièrement éditeur et commentateur de trois œuvres de Carl Schmitt (La visibilité de l’Eglise, Catholicisme romain et forme politique, Donoso Cortés, Cerf, 2011). Pour lui, il s’agirait d’opérer un dépassement inclusif de la modernité, dans le sens d’une séparation intelligente de domaines demeurant en nécessaire corrélation. Dépassement inclusif, car pour B. Bourdin il faut se féliciter, même si ce fut tardif, de ce que Vatican II « s’approprie les concepts de démocratie et de liberté religieuse », mettant ainsi fin aux « oppositions binaires avec les philosophies politiques modernes ». Et cependant dépassement nécessaire, car la neutralisation de l’espace public conduit à une impasse, une neutralisation d’ailleurs toute relative, en ce sens qu’elle s’accompagne, au moins tendanciellement, de la relégation de la religion dans le domaine privé individuel.
B. Bourdin voudrait définir une vision théologique compatible avec l’autonomie revendiquée par le système d’aujourd’hui, dépolitisé, dénationalisé et, en apparence, désidéologisé. Il cherche de quelle manière établir de nouveaux rapports, sous-entendant l’affirmation de Böckenförde au sujet de l’incapacité de la démocratie à se légitimer : « L’excommunication publique de la religion a atteint ses limites », car « la neutralité de l’Etat démocratique séparé de la religion, désormais autonome par rapport à toutes finalités métaphysiques et religieuses, a besoin, de par sa neutralité confessionnelle, de signifier le sens de son action. Le paradoxe de son autonomie lui fait requérir ce qui lui manque ». Or rien ne montre que les transformations affectant le régime occidental auraient atteint les limites de l’exclusion de la religion, tout au contraire, comme en témoigne l’accélération de toutes les transgressions institutionnelles de la loi naturelle. En réalité la neutralité confessionnelle n’existe pas, la laïcité demeurant plus que jamais, et pas seulement en France, une sorte de religion de l’irréligion.
Face à cela, Bernard Bourdin cherche un moyen terme : « Analogue au Dieu de l’Incarnation et de la Trinité, l’Etat ne peut plus être une transcendance surplombant la société, mais une médiation entre la personne et la société. Le recours à l’analogie théologico-politique pour contrer les effets neutralisants et dépolitisants des immanences séculières n’est viable qu’à la condition d’articuler l’hétéronomie théologique (une altérité transcendantale) au fondement autonome des démocraties. C’est donc prendre le chemin inverse d’une opposition binaire entre une représentation hiérarchique de Dieu et de l’Etat et des représentations séculières de l’autonomie. » Le vieux rêve de christianisation du libéralisme philosophique semble percer à nouveau, tâchant à présent de se glisser dans le mouvement postmoderne qui transforme l’Etat en notaire des volontés individuelles. Mais comment y arriver ? Le dominicain devient ici vraiment très abstrait : « A la représentation d’une transcendance « pleine » qui ferme tout espace à la possibilité de l’autonomie de la sphère publique-politique est substituée une transcendance « vide » ou en creux qui permet une mise en œuvre d’une autonomie fondée dans l’altérité » se trouvant ainsi « autant à rebours d’une autosuffisance de la modernité que du paradigme contre-révolutionnaire ». La transcendance pleine – l’invocation de la loi divine – est effectivement antinomique de l’absolue souveraineté du sujet humain ne se soumettant qu’à sa propre loi – et peut paraître, en effet, « contre-révolutionnaire ». Ce que Maritain avait appelé la « chrétienté profane » semble réapparaître ici sous cette mystérieuse référence à une transcendance vide : on peut craindre en effet qu’elle ne soit qu’un être de raison.
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Que souhaiter, au terme des constats d’impasse qui précèdent ? Tout d’abord peut-être, si l’on veut en sortir, que l’on commence par s’extraire de certains emprisonnements logiques. Pour penser en matière politique (au moins dans la perspective des rapports entre le politique et le religieux, d’ailleurs essentiels), une approche politique n’est-elle pas la première exigence : principes philosophiques et théologiques, cadres institutionnels, forces concrètement à l’œuvre, méthodes et procédures, l’ensemble formant un tout ? Voilà qui devrait conduire à réviser certaines habitudes de pensée ancrées dans l’histoire récente, mêlant bons sentiments, discours généraux et cécité pratique.
Beaucoup d’obstacles tendent à bloquer les efforts en ce sens, mais les choses ne resteront pas en l’état et plus le temps passera, plus l’écart grandira entre réalité et représentations si l’on n’y prend garde. Une première difficulté vient du langage. Il est très étonnant que dans la culture du dialogue adoptée depuis cinquante ans, on ait si peu prêté attention à la nécessité de donner un sens commun aux mots. « Nous plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme », disait Paul VI dans son discours de clôture (7 décembre 1965). N’était-ce pas un propos risqué ? En quoi cela a‑t-il ému nos « humanistes » ? Cette rhétorique unilatérale est devenue commune. Mais le premier effet des concessions terminologiques est d’affaiblir les motifs de s’opposer à la culture dominante puisqu’elles apparaissent ad intra comme une légitimation de ses « valeurs ». L’autre effet, ad extra, n’est guère meilleur : l’impression est donnée d’une tromperie, dont le seul moyen de s’exempter reviendrait à une impossible apostasie.
Un autre obstacle, non moins redoutable, réside dans le sentiment que les jeux sont faits. Or s’il est un domaine dans lequel s’applique à bon droit l’affirmation de Böckenförde, c’est bien celui du manque de sûreté du système en vigueur : sa règle constante est le pari, la fuite en avant, et son destin est l’hétérogenèse des fins, l’échec final de ses prétentions (ce qui ne veut pas dire qu’entre-temps il n’accumule pas les dégâts). En aucun cas il ne possède les moyens de fonder rationnellement les raisons de sa prétendue consolidation définitive. Pourquoi ne pas le voir et ne pas le dire ? Cela pourrait éviter le désolant dilemme entre déshonorante et vaine collaboration et objection de conscience circonscrite aux individus.