Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 116 : Logique des com­pro­mis

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Tout der­niè­re­ment, une nou­velle ten­ta­tive se des­sine, dans une direc­tion inter­mé­diaire, que l’on peut qua­li­fier d’identitaire, bien qu’elle revête un carac­tère très intel­lec­tuel. Son pro­mo­teur est un domi­ni­cain fran­çais, Ber­nard Bour­din, his­to­rien et théo­lo­gien, der­niè­re­ment édi­teur et com­men­ta­teur de trois œuvres de Carl Schmitt (La visi­bi­li­té de l’Eglise, Catho­li­cisme romain et forme poli­tique, Dono­so Cor­tés, Cerf, 2011). Pour lui, il s’agirait d’opérer un dépas­se­ment inclu­sif de la moder­ni­té, dans le sens d’une sépa­ra­tion intel­li­gente de domaines demeu­rant en néces­saire cor­ré­la­tion. Dépas­se­ment inclu­sif, car pour B. Bour­din il faut se féli­ci­ter, même si ce fut tar­dif, de ce que Vati­can II « s’approprie les concepts de démo­cra­tie et de liber­té reli­gieuse », met­tant ain­si fin aux « oppo­si­tions binaires avec les phi­lo­so­phies poli­tiques modernes ». Et cepen­dant dépas­se­ment néces­saire, car la neu­tra­li­sa­tion de l’espace public conduit à une impasse, une neu­tra­li­sa­tion d’ailleurs toute rela­tive, en ce sens qu’elle s’accompagne, au moins ten­dan­ciel­le­ment, de la relé­ga­tion de la reli­gion dans le domaine pri­vé indi­vi­duel.
B. Bour­din vou­drait défi­nir une vision théo­lo­gique com­pa­tible avec l’autonomie reven­di­quée par le sys­tème d’aujourd’hui, dépo­li­ti­sé, déna­tio­na­li­sé et, en appa­rence, dési­déo­lo­gi­sé. Il cherche de quelle manière éta­blir de nou­veaux rap­ports, sous-enten­dant l’affirmation de Böckenförde au sujet de l’incapacité de la démo­cra­tie à se légi­ti­mer : « L’excommunication publique de la reli­gion a atteint ses limites », car « la neu­tra­li­té de l’Etat démo­cra­tique sépa­ré de la reli­gion, désor­mais auto­nome par rap­port à toutes fina­li­tés méta­phy­siques et reli­gieuses, a besoin, de par sa neu­tra­li­té confes­sion­nelle, de signi­fier le sens de son action. Le para­doxe de son auto­no­mie lui fait requé­rir ce qui lui manque ». Or rien ne montre que les trans­for­ma­tions affec­tant le régime occi­den­tal auraient atteint les limites de l’exclusion de la reli­gion, tout au contraire, comme en témoigne l’accélération de toutes les trans­gres­sions ins­ti­tu­tion­nelles de la loi natu­relle. En réa­li­té la neu­tra­li­té confes­sion­nelle n’existe pas, la laï­ci­té demeu­rant plus que jamais, et pas seule­ment en France, une sorte de reli­gion de l’irréligion.
Face à cela, Ber­nard Bour­din cherche un moyen terme : « Ana­logue au Dieu de l’Incarnation et de la Tri­ni­té, l’Etat ne peut plus être une trans­cen­dance sur­plom­bant la socié­té, mais une média­tion entre la per­sonne et la socié­té. Le recours à l’analogie théo­lo­gi­co-poli­tique pour contrer les effets neu­tra­li­sants et dépo­li­ti­sants des imma­nences sécu­lières n’est viable qu’à la condi­tion d’articuler l’hétéronomie théo­lo­gique (une alté­ri­té trans­cen­dan­tale) au fon­de­ment auto­nome des démo­cra­ties. C’est donc prendre le che­min inverse d’une oppo­si­tion binaire entre une repré­sen­ta­tion hié­rar­chique de Dieu et de l’Etat et des repré­sen­ta­tions sécu­lières de l’autonomie. » Le vieux rêve de chris­tia­ni­sa­tion du libé­ra­lisme phi­lo­so­phique semble per­cer à nou­veau, tâchant à pré­sent de se glis­ser dans le mou­ve­ment post­mo­derne qui trans­forme l’Etat en notaire des volon­tés indi­vi­duelles. Mais com­ment y arri­ver ? Le domi­ni­cain devient ici vrai­ment très abs­trait : « A la repré­sen­ta­tion d’une trans­cen­dance « pleine » qui ferme tout espace à la pos­si­bi­li­té de l’autonomie de la sphère publique-poli­tique est sub­sti­tuée une trans­cen­dance « vide » ou en creux qui per­met une mise en œuvre d’une auto­no­mie fon­dée dans l’altérité » se trou­vant ain­si « autant à rebours d’une auto­suf­fi­sance de la moder­ni­té que du para­digme contre-révo­lu­tion­naire ». La trans­cen­dance pleine – l’invocation de la loi divine – est effec­ti­ve­ment anti­no­mique de l’absolue sou­ve­rai­ne­té du sujet humain ne se sou­met­tant qu’à sa propre loi – et peut paraître, en effet, « contre-révo­lu­tion­naire ». Ce que Mari­tain avait appe­lé la « chré­tien­té pro­fane » semble réap­pa­raître ici sous cette mys­té­rieuse réfé­rence à une trans­cen­dance vide : on peut craindre en effet qu’elle ne soit qu’un être de rai­son.

* * *

Que sou­hai­ter, au terme des constats d’impasse qui pré­cèdent ? Tout d’abord peut-être, si l’on veut en sor­tir, que l’on com­mence par s’extraire de cer­tains empri­son­ne­ments logiques. Pour pen­ser en matière poli­tique (au moins dans la pers­pec­tive des rap­ports entre le poli­tique et le reli­gieux, d’ailleurs essen­tiels), une approche poli­tique n’est-elle pas la pre­mière exi­gence : prin­cipes phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques, cadres ins­ti­tu­tion­nels, forces concrè­te­ment à l’œuvre, méthodes et pro­cé­dures, l’ensemble for­mant un tout ? Voi­là qui devrait conduire à révi­ser cer­taines habi­tudes de pen­sée ancrées dans l’histoire récente, mêlant bons sen­ti­ments, dis­cours géné­raux et céci­té pra­tique.
Beau­coup d’obstacles tendent à blo­quer les efforts en ce sens, mais les choses ne res­te­ront pas en l’état et plus le temps pas­se­ra, plus l’écart gran­di­ra entre réa­li­té et repré­sen­ta­tions si l’on n’y prend garde. Une pre­mière dif­fi­cul­té vient du lan­gage. Il est très éton­nant que dans la culture du dia­logue adop­tée depuis cin­quante ans, on ait si peu prê­té atten­tion à la néces­si­té de don­ner un sens com­mun aux mots. « Nous plus que qui­conque, nous avons le culte de l’homme », disait Paul VI dans son dis­cours de clô­ture (7 décembre 1965). N’était-ce pas un pro­pos ris­qué ? En quoi cela a‑t-il ému nos « huma­nistes » ? Cette rhé­to­rique uni­la­té­rale est deve­nue com­mune. Mais le pre­mier effet des conces­sions ter­mi­no­lo­giques est d’affaiblir les motifs de s’opposer à la culture domi­nante puisqu’elles appa­raissent ad intra comme une légi­ti­ma­tion de ses « valeurs ». L’autre effet, ad extra, n’est guère meilleur : l’impression est don­née d’une trom­pe­rie, dont le seul moyen de s’exempter revien­drait à une impos­sible apos­ta­sie.
Un autre obs­tacle, non moins redou­table, réside dans le sen­ti­ment que les jeux sont faits. Or s’il est un domaine dans lequel s’applique à bon droit l’affirmation de Böckenförde, c’est bien celui du manque de sûre­té du sys­tème en vigueur : sa règle constante est le pari, la fuite en avant, et son des­tin est l’hétérogenèse des fins, l’échec final de ses pré­ten­tions (ce qui ne veut pas dire qu’entre-temps il n’accumule pas les dégâts). En aucun cas il ne pos­sède les moyens de fon­der ration­nel­le­ment les rai­sons de sa pré­ten­due conso­li­da­tion défi­ni­tive. Pour­quoi ne pas le voir et ne pas le dire ? Cela pour­rait évi­ter le déso­lant dilemme entre désho­no­rante et vaine col­la­bo­ra­tion et objec­tion de conscience cir­cons­crite aux indi­vi­dus.

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