Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 116 : Logique des com­pro­mis

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En ce qui concerne la cohé­rence, l’Eglise devrait com­prendre les consé­quences des choix conci­liaires. Le reli­gieux, lui rap­pelle le socio­logue, a droit de cité dans l’espace public, mais à la condi­tion de « s’exprimer publi­que­ment à titre pri­vé », c’est-à-dire en admet­tant les deux articles fon­da­men­taux que sont la légi­ti­mi­té du plu­ra­lisme (le rela­ti­visme) et l’abandon de toute visée en matière poli­tique. Dit autre­ment, le dis­cours catho­lique doit se pré­sen­ter, sin­cè­re­ment, comme une « convic­tion » éma­nant de « l’homme » et non du « citoyen », pour reprendre la dis­tinc­tion de la Décla­ra­tion de 1789. Les concep­tions du bien étant mul­tiples – en théo­rie, il y en a autant que d’individus – il convient non pas de les fusion­ner, mais d’en admettre expres­sé­ment la plu­ra­li­té. S’il doit y avoir influence de la foi sur le poli­tique, celle-ci doit pas­ser « par le canal de la conscience pri­vée », idée déjà posée en prin­cipe par Jacques Mari­tain (l’agir en chré­tien). Pour le reste, toute pro­po­si­tion peut être émise dans le débat, à condi­tion de se pré­sen­ter effec­ti­ve­ment comme dis­cu­table, et cer­tai­ne­ment pas comme une affir­ma­tion sou­ve­raine. Seule­ment il en est de cette atti­tude comme de la dis­sua­sion : pour qu’on y croie, il faut qu’elle soit véri­dique. J.-M. Done­ga­ni en retire que cela implique que « l’Eglise ne soit pas conçue d’abord comme une ins­ti­tu­tion hié­rar­chique et auto­ri­taire, mais comme une com­mu­nau­té de croyants, elle-même consti­tuée par la com­mu­ni­ca­tion et l’interprétation. […] Voi­là en quoi la place de l’Eglise dans le débat public a quelque chose à voir avec son auto-com­pré­hen­sion ».
Dans le cadre des pro­duc­tions idéo­lo­giques de socié­tés de pen­sée liées au Conseil de l’Europe, on a lan­cé depuis peu un néo­lo­gisme impro­non­çable, l’interconvictionnalité, consi­dé­ré comme allant plus loin que l’idée d’échanges cultu­rels. En jan­vier der­nier, le ministre belge de l’Enseignement obli­ga­toire, M.-D. Simo­net, récu­pé­rant l’expression, pré­ci­sait ain­si les choses, à pro­pos de l’école : « Le champ du dia­logue inter­con­vic­tion­nel devrait non seule­ment per­mettre à l’élève de s’interroger sur ses propres repré­sen­ta­tions, convic­tions et pra­tiques en décou­vrant celles des autres, mais aus­si de prendre conscience de la plu­ra­li­té des convic­tions dans une socié­té démo­cra­tique, et encore d’apprendre à dépas­ser les cli­vages, les sté­réo­types et les pré­ju­gés » (cité dans Eglise de Liège, mars 2012, p. 12). Ain­si, en amont de l’intervention dans le champ public devrait arri­ver une édu­ca­tion pré­ven­tive, au nom de la tolé­rance, laquelle per­met­trait à son tour de débattre, non pour cher­cher à convaincre (ce qui serait consi­dé­ré comme du pro­sé­ly­tisme) mais pour appor­ter sa pierre à une construc­tion com­mune du consen­sus.
Toutes ces consi­dé­ra­tions sont dif­fi­ciles à récu­ser dans la mesure où elles découlent de la phi­lo­so­phie démo­cra­tique telle qu’elle s’est réa­li­sée his­to­ri­que­ment. Elles devraient aider à com­prendre à quel point est vaine l’idée d’aller plus loin qu’une « ins­crip­tion » dans le kaléi­do­scope post­mo­derne.
Cepen­dant cette espé­rance, si c’en est une, se heurte à plu­sieurs obs­tacles, dont le pre­mier est indi­rect. Plus que jamais est vraie la for­mule d’Ernst-Wolfgang Böckenförde, beau­coup reprise ces der­nières années : « L’Etat libé­ral sécu­la­ri­sé vit de pré­sup­po­sés qu’il ne peut pas garan­tir », parce qu’en vou­lant impo­ser une uto­pie col­lec­tive, il se contre­di­rait (et com­bien de fois ne s’est-il pas contre­dit depuis qu’il a pris son essor !). Il ne peut se conten­ter de fon­der les rai­sons de son exis­tence sur la seule satis­fac­tion des dési­rs mul­tiples et contra­dic­toires des indi­vi­dus, c’est pour­quoi il a besoin de « l’offre de sens » chré­tienne. Le juriste alle­mand expo­sait cela en 1967. qua­rante-cinq ans après, déchris­tia­ni­sa­tion, hédo­nisme de masse et mul­ti­cul­tu­ra­lisme ont pous­sé à l’extrême son pro­pos, tan­dis que l’Etat nou­veau tend à sanc­tion­ner comme droits les convic­tions de cha­cun, à condi­tion du moins qu’ils adhèrent sans feinte au plu­ra­lisme impo­sé. Le pro­blème demeure donc entier mais les contra­dic­tions se sont aggra­vées.
A ce pre­mier obs­tacle s’en ajoutent d’autres, et d’abord le soup­çon jeté, non sans rai­son, sur la bonne foi de la « pro­po­si­tion ». En réa­li­té il est impos­sible à l’Eglise, même la plus « conci­liaire », de réduire tota­le­ment ce que les autres appellent son arro­gance : si elle le fai­sait, elle aban­don­ne­rait son rôle ins­ti­tué et per­drait tota­le­ment son iden­ti­té. Les dis­cus­sions autour de la visi­bi­li­té de l’Eglise ren­voient à sa pré­sence sociale, ou média­tique, à la fois très voyante épi­so­di­que­ment et plus que dis­crète au quo­ti­dien. Mais der­rière ce pre­mier niveau de visi­bi­li­té se situe un second niveau, bien plus fon­da­men­tal, qui est l’aptitude à être recon­nue comme l’Eglise du Christ. Or cette recon­nais­sance ne peut venir que de la ferme annonce de la Bonne Nou­velle, à la fois appel à décou­vrir l’enseignement évan­gé­lique et à la conver­sion, choses qui requièrent un lan­gage clair et accep­ta­tion de l’éventualité de déran­ger. En réa­li­té cha­cun dans l’Eglise est conscient de cette néces­si­té, et ceux qui n’en veulent plus rien entendre se placent ailleurs. Il est tou­jours pos­sible de faire pro­fil bas, et de se pré­sen­ter comme « un acteur par­mi d’autres », s’offrant à « accom­pa­gner les formes émer­gentes du lien social » appe­lées par la crise du moment, comme le sug­gère Fran­çois Moog (« L’Eglise, pro­po­si­tion cré­dible du lien social ver­tueux », dans Les voies divines de la liber­té, dir. J.-L. Sou­le­tie, Bayard 2011, p. 219). Mais ce retour à une reli­gion d’utilité sociale, par­fois solu­tion d’attente per­met­tant de béné­fi­cier de tolé­rance dans des régimes hos­tiles, est mal­gré tout bien en des­sous de la norme chré­tienne.

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C’est pro­ba­ble­ment pour ten­ter de sur­mon­ter cette pers­pec­tive insuf­fi­sante que l’on voit réap­pa­raître une nou­velle fois la théo­lo­gie poli­tique. Cette expres­sion a un conte­nu très mou­vant, dont le noyau concep­tuel se limite à cette véri­té d’évidence : il existe quelque rela­tion pos­sible entre poli­tique et reli­gion. L’un des deux termes peut absor­ber l’autre. D’un côté, selon l’interprétation emprun­tée – peut-être un peu rapi­de­ment – à Carl Schmitt, la théo­lo­gie poli­tique serait une poli­ti­sa­tion laï­ci­sée de la théo­lo­gie catho­lique, idée que réa­li­se­rait par des voies dif­fé­rentes mais dans un sens aggra­vé la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. D’un autre côté, la théo­lo­gie poli­tique pour­rait aus­si deve­nir une théo­lo­gi­sa­tion de la poli­tique. Dans la ver­sion d’un Johann Bap­tist Metz, elle est une sorte de théo­rie de l’engagement, renou­ve­lant, avec une nuance « de gauche », le per­son­na­lisme de Mari­tain. Cette veine exis­ten­tielle a croi­sé les idées de cer­tains auteurs nord-amé­ri­cains d’inspiration ana­bap­tiste (Yoder, Hauer­was), et de théo­lo­giens post­mo­dernes euro­péens (Mil­bank, Boeve), qui ont accen­tué la résorp­tion du poli­tique dans un domaine spi­ri­tuel pas­sa­ble­ment arti­fi­ciel. Il fau­drait aus­si men­tion­ner l’influence d’Erik Peter­son, avec sa théo­lo­gie poli­tique du mar­tyre.

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