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La messe et le sacré

Si le catho­li­cisme romain du milieu du ving­tième siècle avait eu le sens vivant et la connais­sance savou­reuse de la messe du rite latin, il ne se serait cer­tai­ne­ment pas hasar­dé à la sup­plan­ter par une forme mi-arbi­traire, mi-savante, impo­sée d’autorité et sans dou­ceur à l’ensemble de la catho­li­ci­té latine. La construc­tion qui en résulte ne souffre guère la com­pa­rai­son avec ce qu’elle enten­dait rem­pla­cer, ce tré­sor mul­ti­sé­cu­laire ne deman­dant qu’à être redé­cou­vert dans sa teneur intacte. Il l’aurait revi­vi­fié dans la pra­tique, quitte, dans un autre moment, à conti­nuer le tra­vail litur­gique à par­tir de ce tré­sor et non à côté de lui, voire en le déna­tu­rant comme on ne peut pas ne pas le res­sen­tir péni­ble­ment pour peu que l’on ait vrai­ment éprou­vé, comme C. Barthe nous y aide gran­de­ment ((. Claude Barthe, La Messe : une forêt de sym­boles. Com­men­taire allé­go­rique ou mys­tique de la messe romaine tra­di­tion­nelle avec indi­ca­tions his­to­riques et rituelles, Via Roma­na, novembre 2011, 258 p., 24,50 €.)) , la pro­fon­deur mys­tique et la beau­té sym­bo­lique ain­si que la richesse théo­lo­gique du rite tra­di­tion­nel ; ou, comme J. Hani nous le montre ((. Jean Hani, La divine litur­gie. Aper­çus sur la messe, L’Harmattan, coll. Theô­ria, novembre 2011, 168 p., 17 €.)) , son enra­ci­ne­ment dans la pro­fon­deur du sacré humain et son indé­pas­sable et uni­ver­sel sym­bo­lisme, assu­mé et trans­for­mé magni­fi­que­ment par la sym­bo­lique chré­tienne qui l’accomplit en lui don­nant un sens infi­ni. Qu’il suf­fise de pen­ser à l’inépuisable signi­fi­ca­tion de la croix, connue et rituel­le­ment pra­ti­quée de tout temps, et dont les innom­brables appli­ca­tions, dans la ges­tuelle, l’architecture, l’habillement ont constam­ment une exten­sion cos­mique.
Il est vrai que l’urgence était pré­sente de rééqui­li­brer la pié­té, voire la théo­lo­gie com­mune, ce qu’on a vou­lu pro­cu­rer par un retour aux sources, excellent dans son prin­cipe mais mar­qué dans son appli­ca­tion par une forme d’archéologisme, de pro­jec­tion dans le pas­sé de nos notions modernes, qui l’annule pra­ti­que­ment d’entrée de jeu. Ou bien une naïve condam­na­tion d’un mil­lé­naire entier de chris­tia­nisme ne fai­sant que reprendre les accu­sa­tions de l’anticléricalisme moder­niste de la fin du dix-neu­vième siècle, accu­sa­tions fon­dées sur des hypo­thèses his­to­riques aujourd’hui réfu­tées sans appel mais flot­tant tou­jours dans l’air du temps, s’accompagnant de la pré­ten­tion de res­tau­rer la pure­té du dogme de foi. C’est ain­si que l’on a cru décou­vrir le sacer­doce com­mun des fidèles. Il ne s’agissait que de réac­ti­ver les sciences sacrées par un caté­chu­mé­nat authen­tique.
« […] le prêtre est l’acteur prin­ci­pal du mimo­drame de la messe. Mais il n’en est pas le seul. Tous les fidèles aus­si en sont les acteurs. C’est pour­quoi des expres­sions telles que “entendre la messe” ou “assis­ter à la messe” sont tout à fait inadé­quates, dans la mesure où elles laissent croire que les laïcs ne jouent là qu’un rôle pure­ment pas­sif. Il faut dire qu’une cer­taine atti­tude du cler­gé, qui s’est ins­tal­lée dans l’Eglise d’Occident, a contri­bué à répandre cette opi­nion. Obli­gée par la Réforme pro­tes­tante, qui sup­pri­mait le sacer­doce minis­té­riel et, par là même, détrui­sait la messe, l’Eglise rap­pe­la avec force, et à juste titre, le rôle spé­ci­fique du prêtre. Mais le coup, si l’on peut employer ce tour fami­lier, por­ta trop loin et fit pra­ti­que­ment oublier, par la suite, qu’il existe un “sacer­doce des fidèles”. Et il est vrai­ment éton­nant que beau­coup par­mi les chré­tiens pour­tant fidèles à la tra­di­tion semblent s’obstiner à igno­rer cette réa­li­té qui a son fon­de­ment dans l’Ecriture. C’est saint Pierre lui-même, dans sa pre­mière épître, qui a dit de toute l’Eglise qu’elle était un “royaume de prêtres”, que les dis­ciples du Christ rece­vaient un “sacer­doce royal” (I Petr. 2, 9). Or, le pas­sage de cette épître est lu, le same­di après Pâques, en rap­port avec les nou­veaux bap­ti­sés, ce qui est tout à fait remar­quable, car on annonce par là le sacer­doce de tous les chré­tiens à ceux qui viennent d’entrer dans l’Eglise. L’affirmation de cette véri­té a été constante dans la Tra­di­tion depuis les Apôtres. » (J. Hani, op. cit., p. 132)
Quel mépris se laisse devi­ner envers le peuple des simples fidèles, envers la valeur du caté­chu­mé­nat et de la culture, tant litur­gique que théo­lo­gique, qu’il trans­met à qui se donne la peine de la cueillir, dans cette invo­ca­tion qui fut constam­ment faite de la néces­si­té de rendre le rite acces­sible ! Ne s’agit-il pas plu­tôt pour le peuple chré­tien d’avoir accès au Père par le Saint Sacri­fice de Jésus-Christ Prêtre, par le seul che­min sûr, d’autant plus sûr qu’il est inac­ces­sible aux modes cultu­relles ?

Le drame anthro­po­lo­gique

Mais si l’on a agi de la sorte, c’est à la suite des mêmes causes que celles qui ont pro­duit ce qu’on pour­rait nom­mer en manière d’observation déta­chée le malaise du Concile. On a cru bien faire : c’est le pré­ju­gé favo­rable qu’il convient d’accorder à ceux qui ont été les agents de cette entre­prise d’acculturation d’avance condam­née à l’échec du fait de l’ignorance de l’enjeu réel, enjeu qui ne semble pas avoir été per­çu. Pour ne pas ater­moyer, disons en bref que les débats dog­ma­tiques que recouvre l’expression actuelle d’herméneutique de Vati­can II, expres­sion pro­po­sée par le Saint-Père lui-même, ne peuvent, en défi­ni­tive, par­ve­nir à une quel­conque réso­lu­tion sans envi­sa­ger ce qui fut le véri­table drame où était mêlé le Concile. Or, ce drame n’est pas tant théo­lo­gique qu’anthropologique, et c’est pour cette rai­son que les impli­ca­tions théo­lo­giques en sont immenses pour une reli­gion qui est celle de l’Incarnation, qui est celle de la Révé­la­tion de Dieu en un Homme qui est aus­si son Verbe consub­stan­tiel. Pour sai­sir au plus près de quoi il s’agit, nous pour­rions dire que la messe et ce qu’on allait en faire n’était pas prin­ci­pa­le­ment des­ti­née à répondre aux urgences du temps. Il ne s’agissait pas tant de savoir com­ment adap­ter la messe, ce qui n’était que la sur­face émer­gée de l’iceberg théo­lo­gi­co-pas­to­ral, et ce que la plu­part crurent sans doute la seule ques­tion et la seule tâche : il s’agissait, beau­coup plus radi­ca­le­ment de savoir si, oui ou non, la messe était encore le coeur même de la reli­gion vécue, sa source et sa fin. Et si la réponse était indé­cise – comme nous croyons qu’elle le fut de fait – il fal­lait faire que la messe ne soit plus tout à fait elle-même, tout en étant quand même ce qu’elle devait être pour l’essentiel, mais qu’elle soit aus­si tout autre chose, qu’elle se jus­ti­fie de l’importance que l’Eglise vou­lait tou­jours lui accor­der, qu’elle se jus­ti­fie auprès de ce qui deve­nait la réfé­rence et la mesure, à savoir l’esprit du temps, et qu’elle puisse même conti­nuer à exis­ter et à se jus­ti­fier au besoin par tous les élé­ments adven­tices par les­quels on vou­lait la « faire pas­ser » plu­tôt que par la force propre de son mys­tère.
Para­doxa­le­ment, une abon­dante lit­té­ra­ture ten­dant à valo­ri­ser au maxi­mum la messe est contem­po­raine des abords du Concile et même de ses suites, en dépit, pour­rait-on dire, des affais­se­ments que pro­vo­qua ou qui accom­pa­gnèrent la mise en oeuvre de la réforme litur­gique. Cette contra­dic­tion éton­nante est en réa­li­té révé­la­trice du mal qui semble avoir échap­pé aux obser­va­teurs, ce mal anthro­po­lo­gique par­ve­nu à son degré cri­tique de noci­vi­té, à savoir la schi­zo­phré­nie cultu­relle propre au monde moderne et dont la crise de la Réforme au sei­zième siècle repré­sente un jalon signi­fi­ca­tif, mais qui n’a pas épar­gné le catho­li­cisme le plus intran­si­geant, et l’a au contraire atteint bien sou­vent dans son intran­si­geance même, otage qu’il res­tait de la pro­blé­ma­tique propre à l’hérésie que l’on condamne, de sorte que, tout en pro­té­geant le mys­tère de la foi et l’intégrité du sacre­ment eucha­ris­tique grâce à une assis­tance toute spé­ciale du Saint-Esprit, la catho­li­ci­té n’en a pas moins été atteinte dans des pro­por­tions consi­dé­rables par le même désordre cultu­rel que celui qui contri­bua en très grande part à pro­vo­quer le schisme d’Occident. Car le schisme où s’engouffre la Réforme pro­tes­tante est la perte du dogme de la foi par accueil d’une manière de pen­ser, de vivre et de s’exprimer pour l’homme et la socié­té, qui s’élabore, pour ain­si dire, en haine non seule­ment de la foi mais, ce qui est nou­veau, de la nature humaine en dehors de laquelle la foi n’a plus de ter­rain où ger­mer et croître.
La culture moderne, telle qu’elle com­mence à avan­cer ses pré­sup­po­sés phi­lo­so­phiques sans doute dès la fin du trei­zième siècle, et telle qu’elle abou­tit dans ses der­nières consé­quences de nos jours, n’est pas une vraie culture, mais bien une contre-culture car elle est par essence une désa­cra­li­sa­tion de l’espace phy­sique, men­tal, social où s’élabore l’humain dans ce qu’il a de spé­ci­fique, c’est-à-dire le sacré, non dans l’acception socio­lo­gique anec­do­tique que confère à ce mot une cer­taine anthro­po­lo­gie, par exemple struc­tu­ra­liste, mais dans la signi­fi­ca­tion essen­tielle de rela­tion consti­tu­tive avec le tout et avec le trans­cen­dant. […]