Revue de réflexion politique et religieuse.

Essor et déclin de l’es­prit du concile en Ita­lie

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Mais même lorsque les foyers s’éteindront ou se trans­for­me­ront en s’accrochant, après des décen­nies, à des posi­tions défen­sives, le para­digme exté­rieur, deve­nu auto­nome, pour­sui­vra son che­min – s’affirmera len­te­ment, même en se modé­rant – dans la lit­té­ra­ture théo­lo­gique tout comme dans la lit­té­ra­ture de vul­ga­ri­sa­tion, dans la pré­di­ca­tion comme dans les thèses de doc­to­rat. Cela coïn­cide exac­te­ment, à mon avis, avec la forme intel­lec­tuelle de ce qu’on a appe­lé l’esprit du concile. La coïn­ci­dence est révé­la­trice, puisque comme la notion, ou le terme d’esprit évoque une dis­tinc­tion d’opposition avec la lettre – l’esprit pré­cède la lettre, l’anime et lui sur­vit : ain­si le veulent les lieux com­muns – le para­digme exté­rieur choi­sit immé­dia­te­ment dans la « lettre » du cor­pus conci­liaire ce qui sert à sa propre for­mu­la­tion et affir­ma­tion, il se sert à lui-même de réfé­rence, il pro­duit sa « langue de bois », il se per­pé­tue (et s’exténue) comme une tra­di­tion close. La ter­mi­no­lo­gie typi­que­ment ita­lienne est connue, par laquelle on jus­ti­fie­ra dans des écrits, des col­loques, des ouvrages impor­tants, la conso­li­da­tion du para­digme éla­bo­ré sur les marges média­tiques et poli­tiques du concile : il s’agissait de dis­cer­ner, de sépa­rer du reste, de déve­lop­per les consé­quences des par­ties « motrices » ou « por­teuses » du concile, qu’elles soient conte­nues dans les énon­cés (à condi­tion de trier et puri­fier du poids des com­pro­mis réa­li­sés en com­mis­sions et dans l’aula) ou bien qu’elles soient pos­tu­lées comme les inten­tions des pères conci­liaires. Je n’insiste pas plus sur ce point, qui est un de mes thèmes d’étude et qui requiert un gros appro­fon­dis­se­ment ; cepen­dant une consé­quence me semble aujourd’hui évi­dente et contrai­gnante pour l’Eglise.
Le para­digme exté­rieur, qui, pre­miè­re­ment, est consti­tué dans le texte conci­liaire à par­tir d’une sélec­tion par­ti­cu­lière de textes et de signi­fi­ca­tions (cette der­nière sélec­tion, dans le sens de « ce que le concile sera et devra être », pré­cède logi­que­ment les tra­vaux mêmes du concile) et deuxiè­me­ment, est déve­lop­pé dans les milieux péri­con­ci­liaires et dans des formes média­tiques (celles d’alors), déter­mine cin­quante ans après, dans une forme affai­blie et bana­li­sée, ou pour par­ler comme Bau­man, sous forme liquide, la récep­tion dif­fuse, modale, de Vati­can II. Dans sa géo­mé­trie variable, il prend la forme polé­mique des groupes de base, soit celle voi­lée, sous-jacente, de la majeure par­tie des livres savants, soit la can­ti­lène, la basse conti­nue des par­lers « ecclé­siaux ».
Le centre, c’est-à-dire Rome, quelques épis­co­pats, quelques milieux théo­lo­giques et ecclé­sias­tiques en ont tou­jours été libres ou bien peuvent, s’ils le veulent, s’en libé­rer, non sans dif­fi­cul­tés ni contra­dic­tions. Mais le tra­vail, déme­su­ré, à accom­plir pour retrou­ver l’esprit (mens) des pères conci­liaires et du sens effec­tif des textes reste en grande par­tie à accom­plir. Ain­si la ques­tion de l’herméneutique du Concile pour le pré­sent comme pour l’avenir de l’Eglise requiert-elle un pro­ces­sus rétro­ac­tif, un retour à l’origine, une pars des­truens. Au fil de ce que j’ai dit, je crois avoir répon­du à votre pre­mière inter­ro­ga­tion. Il est peut-être inté­res­sant pour un lec­teur fran­çais, mais aus­si désor­mais ita­lien (à cause de l’oubli qui plane sur les évé­ne­ments et les « cli­mats ») de faire un petit rap­pel et de por­ter un juge­ment sur l’Institut des Sciences reli­gieuses de Bologne, son lan­ce­ment, le tra­vail intel­lec­tuel et de recherches qui s’y dérou­la entre 1964 et le début des années soixante-dix ((. Pour un tableau plus détaillé, cf. P. De Mar­co, « L’Istituto per le Scienze Reli­giose di Bolo­gna. Pro­me­mo­ria da un com­pa­gno di cam­mi­no », sur www.chiesa.espressonline.it du 30 août 2005.)) . Je ne suis pas un très bon connais­seur des affaires de la ville de Bologne à l’époque de Ler­ca­ro, ce qui peut paraître un para­doxe alors que j’ai fré­quen­té la ville et l’église bolo­naises dans les années de gloire, puis de la fin de son épis­co­pat.
Mais le Centre de docu­men­ta­tion (pre­mière déno­mi­na­tion de l’actuel Ins­ti­tut) était un milieu d’études très absor­bant et rela­ti­ve­ment auto­suf­fi­sant. La majo­ri­té des bour­siers n’étaient pas de Bologne, et je reve­nais à Flo­rence chaque same­di. Mais ce qui comp­tait le plus, c’était le style des études, alors prin­ci­pa­le­ment his­to­rio­gra­phique, avec un accent par­ti­cu­lier sur le concile de Trente, l’ère tri­den­tine, saint Charles Bor­ro­mée, et les ques­tions liées à ce contexte, la pré­ré­forme, la réforme pro­tes­tante, la réforme catho­lique. La réfé­rence tuté­laire était Hubert Jedin, mais aus­si Delio Can­ti­mo­ri ((. Can­ti­mo­ri (1904–1966), notable figure d’intellectuel, fas­ciste au temps de sa jeu­nesse, ensuite com­mu­niste, consul­tant de l’éditeur Einau­di, his­to­rien, d’autorité inter­na­tio­nale, des mou­ve­ments héré­tiques du XVIe siècle, grand connais­seur de la culture alle­mande, qui a favo­ri­sé jusqu’à sa mort l’enracinement de l’Histoire de l’Eglise dans les dis­ci­plines his­to­riques du cycle uni­ver­si­taire. C’est par la volon­té de Can­ti­mo­ri qu’Alberigo a pu ensei­gner à Flo­rence, et à sa suite (1967) Michele Ran­chet­ti, un autre intel­lec­tuel lié au Centre de Docu­men­ta­tion.)) . Le milieu monas­tique de Mon­te­ve­glio, autour de Giu­seppe Dos­set­ti, don­nait sa contri­bu­tion, per­met­tant une osmose entre notre tra­vail et les études patris­tiques et his­to­ri­co-litur­giques. La constel­la­tion ita­lienne et euro­péenne d’amis et col­lègues était prin­ci­pa­le­ment consti­tuée d’historiens (de la théo­lo­gie et d’histoire de l’Eglise), des spé­cia­listes de patro­lo­gie à ceux, plus rares, de l’époque contem­po­raine. Comme tel, et sauf excep­tions indi­vi­duelles, le tra­vail sys­té­ma­tique du Centre n’était pas des­ti­né à l’archidiocèse de Bologne ni com­man­di­té par lui. Les rap­ports étroits étaient d’ordre per­son­nel et réser­vés à des Bolo­nais (Albe­ri­go, Pro­di).
En outre, Giu­seppe Albe­ri­go avait une vision de l’Institut moderne et ambi­tieuse : non pas celle d’une sup­pléance des carences ita­liennes, réelles ou sup­po­sées, mais une recherche de niveau immé­dia­te­ment inter­na­tio­nal, selon les demandes qui étaient faites aux sciences reli­gieuses (ou dont on pen­sait qu’elles allaient être faites) par l’Eglise uni­ver­selle. Le pro­jet était d’opposer la for­mule du Centre à celle des facul­tés ecclé­sias­tiques, sur­tout, mais pas seule­ment, les facul­tés romaines. Une concur­rence en matière de pro­grammes de for­ma­tion, de dota­tion de livres, de thèmes de recherche, et à laquelle s’ajoutait la convic­tion de n’être infé­rieur à aucun des centres euro­péens (fran­çais, belges et alle­mands) où l’on fai­sait de la théo­lo­gie. Pour para­phra­ser le titre d’un livre célèbre d’Eugenio Garin, La filo­so­fia come sapere sto­ri­co [La phi­lo­so­phie comme savoir his­to­rique] (1959), la théo­lo­gie était alors conçue comme (et en tant que) « savoir his­to­rique », et en pra­ti­quant celui-ci, nous nous sen­tions plus en avant que les facul­tés théo­lo­giques, avec leur ensei­gne­ment doc­tri­naux et de manuels. La for­ma­tion des jeunes étu­diants était com­plé­tée auprès d’un maître euro­péen. Le ciment du groupe, pour ain­si dire, était cer­tai­ne­ment celui de la réforme de l’Eglise, mais pas dans le même sens que les groupes du « dis­sen­ti­ment » catho­lique des années post­con­ci­liaires, avec en géné­ral leurs manières mili­tantes. L’Eglise des pauvres (Ler­ca­ro) devait se construire sur la réforme in capite et mem­bris, non sur l’effervescence sociale et idéo­lo­gique, alors très net­te­ment orien­tée à gauche. On ne doit pas oublier la dis­tance qui sépa­rait alors le Centre d’avec la tra­di­tion du catho­li­cisme poli­tique, « popu­laire » [démo­crate-chré­tien] et en géné­ral de la culture dite « de mou­ve­ment catho­lique » et du laï­cat d’Action catho­lique (qui étaient alors igno­rés, y com­pris sur le plan his­to­rio­gra­phique). La frac­ture dans la vie de Dos­set­ti jouait comme un point de départ his­to­rique.
Ces carac­té­ris­tiques qui, je le répète, concernent la deuxième par­tie des années soixante, à peine plus (sur­tout en matière his­to­rio­gra­phique), me per­mettent d’ajouter quelque chose à la typo­lo­gie des centres pro­mo­teurs du para­digme « dyna­mique » du concile et de son « esprit ». L’Institut, comme d’autres en Europe, se pré­sen­tait comme por­teur d’une ortho­doxie renou­ve­lée mais rigou­reuse. Si l’on avait vou­lu y iden­ti­fier des com­po­santes « moder­nistes », des expres­sions du moder­nisme catho­lique latent qui traî­naient au XXe siècle et qui pro­fi­tèrent du concile (en soi étran­ger au moder­nisme his­to­rique) pour s’affirmer de nou­veau, je pen­se­rais à quelques intel­lec­tuels et cher­cheurs du même âge que moi, qui ont vite quit­té le Centre et chez qui la com­po­sante anti­ro­maine, anti­dog­ma­tique, « cri­tique » et spi­ri­tua­liste a ensuite pré­va­lu. Je dirais que les membres actuels de l’ISR sont pro­ba­ble­ment plus proches du para­digme « cri­tique » et anti­ro­main, anti­dog­ma­tique et spi­ri­tua­liste que ne le fut la géné­ra­tion des maîtres. Mais je me trompe peut-être. Le lan­ce­ment et le suc­cès (on a par­lé d’hégémonie) du Centre (et ensuite de l’Institut) ont dépen­du, dans la logique de ce que je viens de dire, d’avoir cher­ché et don­né une forme savante au para­digme exté­rieur, en ten­tant de mon­trer avec beau­coup de convic­tion et avec l’appui d’autres intel­lec­tuels – c’est le sens même de la vaste et très docu­men­tée His­toire du concile Vati­can II – que celui-ci était en réa­li­té fon­dé dans l’histoire interne et les textes du concile lui-même. En somme, le pres­tige de l’Institut pro­vient d’un tra­vail d’intellectuels « orga­niques » et « ortho­doxes » au ser­vice du vaste « mou­ve­ment » (et du sen­ti­ment, pré­sent jusque dans la hié­rar­chie) « conci­liaire » d’ordre mili­tant. Expres­sion savante, par­mi les plus aguer­ries, du para­digme exté­rieur, l’Institut est aujourd’hui en posi­tion excen­trée par rap­port à la pro­fonde dis­cus­sion et révi­sion de ce der­nier, en pleine invo­lu­tion. Sa dégra­da­tion polé­mique, sa bana­li­sa­tion, son appau­vris­se­ment et l’incapacité de ses « gar­diens » à s’opposer à ce pro­ces­sus sont évi­dents. Le tra­vail his­to­rio­gra­phique de l’Institut reste utile, dans ses propres limites, comme tout autre tra­vail aca­dé­mique, mais mal­gré cela son enga­ge­ment « poli­tique » n’est plus au ser­vice de rien du tout. L’absence de for­ma­tion théo­lo­gique ((. L’unique tête théo­lo­gique de l’ISR reste Giu­seppe Rug­gie­ri. Sont de qua­li­té ses éla­bo­ra­tions de thèmes « conci­liaires » spé­ci­fiques du para­digme, tels que « l’Eglise comme fra­ter­ni­té évan­gé­lique », « le remède de la misé­ri­corde », « l’Evangile et rien d’autre », dans son Cris­tia­ne­si­mo, chiese e van­ge­lo, Il Muli­no, Bologne, 2002 (coll. « Tes­ti e stu­di » dell’ISR).))  – non pas celle qui est pré­ten­due post-théo­lo­gique –, la per­sis­tance d’une « uti­li­sa­tion poli­tique » (ecclé­sias­tique) de l’histoire et la constante anti­ro­maine retirent à ses membres la pos­si­bi­li­té scien­ti­fique et pra­tique de reve­nir au centre de la réflexion catho­lique. Rebus sic stan­ti­bus.
Avec votre troi­sième ques­tion, nous chan­geons de ter­rain. Du moins devons-nous obser­ver le « contexte » ecclé­sial dont les foyers intel­lec­tuels qui ont été les pro­ta­go­nistes de l’époque post­con­ci­liaire ont per­du le contrôle. Le cadre ecclé­sial-ecclé­sias­tique, l’ecclésiosphère ita­lienne, a connu un chan­ge­ment de route signi­fi­ca­tif sous Jean-Paul II (je trouve très appro­priée la méta­phore qui pré­sente le pape Woj­tyła comme timo­nier). Le pape a don­né force, avec l’énergie d’un com­bat­tant et encore plus par la force de son cha­risme, à l’opposition romaine et curiale aux affir­ma­tions idéo­lo­giques et à la prise en otage du corps ins­ti­tu­tion­nel par l’esprit du concile. Toute per­sonne qui désap­prouve (et pour l’essentiel j’en suis une) la dégra­da­tion de la réforme litur­gique dans ses formes com­munes oublie, ou n’a pas connu l’expérience de ce que « la mise en oeuvre du concile dans la vie de foi des com­mu­nau­tés chré­tiennes » était déjà en pré­pa­ra­tion dans les pro­jets « réfor­ma­teurs ». Du sub­jec­ti­visme litur­gique à la théo­lo­gie en situa­tion, en pas­sant par la démo­cra­ti­sa­tion des dio­cèses et des paroisses et la perte de signi­fi­ca­tion du sacer­doce, tout est mas­qué ou seule­ment recon­nais­sable en poin­tillé sous l’accoutrement du ver­biage post­con­ci­liaire. La fin des années soixante-dix – comme cli­mat dif­fus, effer­ves­cence et vul­gate idéo­lo­gique – a favo­ri­sé l’oeuvre de répa­ra­tion et de recons­truc­tion de Rome. Les catho­liques ita­liens ont redé­cou­vert, a/ la légi­ti­mi­té, et même la digni­té qu’il y a de mani­fes­ter leur pré­sence publique « comme catho­liques » et non comme imi­ta­teurs des autres, ain­si que la légi­ti­mi­té et la digni­té de la forme posi­tive, ins­ti­tuée, de la foi et de l’Eglise ; b/ le rôle de guide « poli­tique » de la hié­rar­chie en matière de foi et de morale. Au cours des années quatre-vingt la média­tion exer­cée (entre catho­liques et hié­rar­chie) par le catho­li­cisme poli­tique (la DC) et le rôle de guide de l’intelligentsia conci­liaire sur les « com­mu­nau­tés » et les cultures catho­liques se sont affai­blis, pour des rai­sons diverses mais avec des effets com­plé­men­taires. Avec ce qu’on a appe­lé la fin de la « Pre­mière répu­blique » (1993–94) la direc­tion de la confé­rence épis­co­pale ita­lienne prend en main la déso­rien­ta­tion pos­sible des catho­liques – pra­ti­quants ou non, ils res­tent la majo­ri­té dans le pays – et évite de faire cause com­mune avec les mino­ri­tés « popu­laires » (c’est-à-dire ce qui reste de la DC) qui mani­festent une oppo­si­tion radi­cale et mora­li­sa­trice à la nou­velle for­ma­tion poli­tique diri­gée par Sil­vio Ber­lus­co­ni. Le dépla­ce­ment de l’ancien élec­to­rat démo­crate-chré­tien, et anté­rieu­re­ment socia­liste-réfor­miste, vers une nou­velle for­ma­tion de centre-droit impose à l’Eglise de suivre avec atten­tion la réor­ga­ni­sa­tion poli­tique de son « peuple ». La constel­la­tion conflic­tuelle des formes catho­liques publiques d’existence et d’action, reli­gieuse et poli­tique, après 1993–94, ne pou­vait qu’être gui­dée par la luci­di­té d’un homme d’Eglise (ce qu’a com­pris le Car­di­nal Camil­lo Rui­ni). Il ne s’agissait pas d’une sup­pléance contin­gente, mais d’un retour expli­cite à une fonc­tion de la hié­rar­chie, néces­saire et tou­jours pra­ti­quée à par­tir de la conso­li­da­tion de l’Etat libé­ral régi par la laï­ci­té conti­nen­tale. La majo­ri­té catho­lique, qui vit sou­vent en marge des paroisses (aujourd’hui notam­ment par la faute d’une pas­to­rale pen­sée pour des com­mu­nau­tés res­treintes de type « conci­liaire ») exige une ali­men­ta­tion catho­lique de prin­cipes et de valeurs venant du centre de l’ecclésiosphère. Si telle est une dimen­sion de notre réa­li­té (lar­ge­ment due à la conco­mi­tance de l’action à contre-cou­rant de deux timo­niers, l’un pour l’Eglise uni­ver­selle, l’autre pour l’Eglise ita­lienne), d’où peut venir une image sta­tique de la situa­tion ita­lienne chez quelqu’un qui la connaît un tant soit peu ? Je cherche à m’approcher d’une réponse.
L’épiscopat ita­lien est divi­sé, même si ce n’est pas sous forme d’un conflit aigu. L’action « poli­tique » du car­di­nal Rui­ni (qui a été par­fois appe­lé Riche­lieu ou Maza­rin par plai­san­te­rie admi­ra­tive, par exemple lors de la « vic­toire » au réfé­ren­dum sur la pro­créa­tion assis­tée) a été plus subie que com­prise ou approu­vée. En outre si la condi­tion mino­ri­taire de l’Eglise peut atti­rer, la condi­tion majo­ri­taire, plus réa­liste, pèse mais s’impose. Un évêque est encore en Ita­lie le guide reli­gieux d’une popu­la­tion, du moins s’il y consent. Mais agir et déci­der en pas­teur en s’adressant en même temps à des caté­go­ries de croyants très diverses (par milieux sociaux, posi­tion poli­tique, culture, reli­gio­si­té et inten­si­té de pra­tique) est com­pli­qué, et le cler­gé lui-même a des réponses, des conduites et des opi­nions très diverses, tra­vaillant sou­vent pour son propre compte, avec ses convic­tions per­son­nelles, dans l’isolement de la paroisse, au mieux d’un vica­riat ou bien d’un réseau trans-dio­cé­sain (de là l’influence de cer­taines com­mu­nau­tés monas­tiques, telles celle de Bose ou des Camal­dules).
C’est tout cela qui échappe à l’observateur exté­rieur, tout ce tra­vail du cler­gé dio­cé­sain, tra­vail peu visible et contra­dic­toire : pla­cé entre ins­tances d’évangélisation et « res­pect de la laï­ci­té et du plu­ra­lisme », entre le débat bioé­thique public et les urgences sociales, entre confiance éle­vée envers l’Eglise de la part des gens et crois­sance des indices de sécu­la­ri­sa­tion, entre sur­vi­vances « pro­gres­sistes » et nou­veau­té « tra­di­tio­na­liste ». De plus les évêques sont sous les yeux de Rome. L’immobilité très majo­ri­taire que vous rele­vez n’est peut-être qu’une appa­rence. Les besoins d’une « Eglise du peuple » par­ta­gée, les mul­tiples « urgences » col­lec­tives, les nom­breux adver­saires publics – le défi anti­clé­ri­cal contre Rome et contre la CEI est constant – induisent plus d’un dio­cèse ita­lien à opé­rer à cou­vert et dans l’incertitude ou bien « à vue ». Je n’exclus pas, natu­rel­le­ment, les sourdes résis­tances : la leçon des deux der­niers pon­ti­fi­cats, à rebours du para­digme « conci­liaire » répan­du par l’intelligentsia, est dif­fi­cile à ava­ler tant par cer­tains évêques que par une par­tie du cler­gé et du laï­cat.
A par­tir de là, il m’est facile d’anticiper la réponse à votre cin­quième ques­tion. De ce que je viens de dire, vous pour­riez trou­ver une confir­ma­tion du diag­nos­tic que vous por­tez sur l’Eglise comme « socié­té blo­quée », d’une pesan­teur qui empêche la « liber­té inté­rieure » au sein de l’Eglise. Un « moder­niste », mais aus­si un « spi­ri­tua­liste » dis­ciple de Lévi­nas pour­rait être d’accord, sauf à se rendre compte un ins­tant plus tard qu’il est en désac­cord sur tout (qui crée le blo­cage, et quoi ; qu’est-ce que la liber­té inté­rieure et quel est son objet, etc.).
Je crois com­prendre, et là je suis plei­ne­ment d’accord avec vous, que la liber­té inté­rieure qui est empê­chée aujourd’hui est avant tout celle des sim­pli­ciores qui ont pré­fé­ré à l’esprit du concile la sécu­laire (même réno­vée) for­ma­tion catho­lique, caté­chis­tique et spi­ri­tuelle, dévo­tion­nelle et morale ; mais aus­si, et plus expli­ci­te­ment, la liber­té de ceux qui par­mi les plus doctes, prêtres et laïcs, théo­lo­giens et âmes spi­ri­tuelles, rejettent la domi­na­tion de cet « esprit » et de son para­digme. Le cas ita­lien, avec son « Eglise du peuple », consti­tue un bon espace de véri­fi­ca­tion. Il y demeure un « peuple catho­lique », que l’on peut éva­luer, selon l’extension des cri­tères socio-reli­gieux de catho­li­ci­té, de 60 à 80 %, ou plus, de la popu­la­tion, ce qui est évi­dem­ment beau­coup plus que le taux des pra­ti­quants régu­liers, et doit être dif­fé­ren­cié par modèles de reli­gio­si­té, degrés d’appartenance et de confor­mi­té à l’enseignement moral de l’Eglise. Ce peuple non « ver­tueux » semble sou­vent plus dégoû­té qu’attiré par les « appli­ca­tions » du concile (de l’architecture sacrée aux litur­gies et au style reli­gieux des prêtres). De plus il n’est pas encou­ra­gé, dans le tis­su des paroisses, à suivre libre­ment ses pro­pen­sions rituelles, dévo­tion­nelles, voire intel­lec­tuelles (celles d’un élé­men­taire intel­lec­tus fidei). Mais pour lui, la pos­si­bi­li­té de trou­ver des milieux accueillants est bien plus grande auprès des ordres reli­gieux. Le monde fran­cis­cain ne se résume pas à Assise, il est aus­si au sanc­tuaire de saint Antoine de Padoue. Il s’agit d’une très clas­sique offre reli­gieuse dif­fé­ren­ciée du catho­li­cisme, de sa com­plexio oppo­si­to­rum, que l’esprit du concile rigo­riste ou « gnos­tique » n’a pas réus­si à faire dis­pa­raître. Un tel rigo­risme a été sur­tout arrê­té (ou au moins délé­gi­ti­mé) sur ce point par le pon­ti­fi­cat de Jean-Paul II et sa pas­sion mariale, ses nou­veaux saints dont le nombre et la varié­té consti­tuent le modèle de tout ce qu’il est catho­li­que­ment pos­sible d’être et d’honorer. Cela peut ne pas suf­fire à répondre à votre pré­oc­cu­pa­tion (ni à la mienne) : mais n’y a‑t-il pas là comme un jus sanc­to­rum à même de pro­té­ger le simple croyant des outrances « conci­liaires » de tel curé, de tel jour­na­liste ou théo­lo­gien ? Pas vrai­ment. Pour l’esprit du concile, les saints, expul­sés des églises nou­velles, ne seraient pas un modèle de réfé­rence, ils n’auraient presque plus de lien avec l’Eglise. Mais l’esprit du concile tel que nous venons de le thé­ma­ti­ser montre toutes ses défaillances, son carac­tère arbi­traire et ses erreurs. Mon pro­nos­tic (heu­reux) regarde donc en direc­tion du cli­mat intel­lec­tuel et spi­ri­tuel d’un « nou­veau sérieux » catho­lique en voie de for­ma­tion, en mesure de s’imposer sur le ter­rain même de ce que vous appe­lez « une sorte d’establishment assu­rant la para­ly­sie de l’institution ecclé­siale ita­lienne ».
A l’encontre d’une opi­nion encore influente, je dirais, pour conclure pro­vi­soi­re­ment, que les pré­ten­dues « espé­rances » du concile (qui ont influé sur la construc­tion arbi­traire de son esprit) n’ont été que de qua­li­té contin­gente, infé­rieure aux ins­tru­ments théo­lo­giques alors déployés pour les réa­li­ser, en réa­li­té pour les dis­ci­pli­ner. Il est cou­rant que les attentes per­son­nelles échouent, et les espoirs sub­ver­sifs se sont effon­drés, et non sans dom­mages. Les espé­rances « naïves » qui sont res­tées cohé­rentes avec un sen­sus Eccle­siae fon­da­men­tal ont éprou­vé un mélange de suc­cès et d’insuccès. Seules les théo­lo­gies du concile, du moins celles liées à la tra­di­tio et au magis­tère, ont été et demeurent plus solides que les pro­nos­tics des contem­po­rains, y com­pris de cer­tains pères conci­liaires. C’est de cette dis­tinc­tion que nous devons repar­tir.

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