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De Lépante à Vienne

Le 7 octobre 1571, à Lépante, la flotte chré­tienne défait la flotte du sul­tan turc et musul­man de Constan­ti­nople. Le 12 sep­tembre 1683, près de Vienne, l’armée chré­tienne inflige une lourde défaite et contraint à la retraite l’armée turque et musul­mane, qui fai­sait le siège de la capi­tale impé­riale. Ces deux dates sont fon­da­men­tales pour l’histoire de l’Europe et de la chré­tien­té, quelle que soit l’orientation que l’on veuille don­ner à leur ana­lyse, qu’il s’agisse de les trai­ter avec le plus grand enthou­siasme, comme on le fai­sait à une cer­taine époque, ou de s’attacher à ne pas leur accor­der une impor­tance exces­sive, comme on le fait sou­vent main­te­nant.
Ces deux batailles ont mar­qué la men­ta­li­té et l’opinion publique euro­péennes. Pour s’en rendre compte, il suf­fit de voir com­bien de poèmes ont été écrits sur ces batailles dans la période qui les a immé­dia­te­ment sui­vies et com­bien de chan­sons popu­laires, dans le même temps, sont nées spon­ta­né­ment sur les lèvres des hommes. La vic­toire de Vienne eut des consé­quences toutes par­ti­cu­lières. Non seule­ment le 12 sep­tembre devint à par­tir de ce moment-là la fête du Saint Nom de Marie, non seule­ment les célé­bra­tions durèrent long­temps, mais la nou­velle de la vic­toire, rapi­de­ment dif­fu­sée, sur­tout à par­tir de Venise, eut des consé­quences durables sur l’art, la lit­té­ra­ture, les tra­di­tions popu­laires, la litur­gie, la manière de consi­dé­rer l’ennemi turc.
Deux livres ont récem­ment été consa­crés à ces batailles par deux his­to­riens ita­liens : Ales­san­dro Bar­be­ro pour Lépante ((. Ales­san­dro Bar­be­ro, Lepan­to. La bat­ta­glia dei tre impe­ri, Later­za, Rome-Bari, 2010, 24 €. Plus de 600 p. de texte com­plé­tées de 100 p. de notes et d’une biblio­gra­phie par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante com­po­sée à la fois de sources directes et d’ouvrages sur le sujet. Le livre contient éga­le­ment une des­crip­tion pré­cise des forces mili­taires chré­tiennes en pré­sence, que ce soit sur terre, uni­té par uni­té, ou sur mer, bateau par bateau, ain­si que deux cartes. Une édi­tion fran­çaise est en pré­pa­ra­tion.)) , Fran­co Car­di­ni pour Vienne ((. Fran­co Car­di­ni, Il Tur­co a Vien­na. Sto­ria del grande asse­dio del 1683, Later­za, Rome-Bari, 2011, 28 €. Plus de 500 p. de texte sont com­plé­tées par 100 autres p. de notes, ain­si que par une biblio­gra­phie consi­dé­rable, com­po­sée à la fois de sources directes et d’ouvrages sur le sujet, d’une chro­no­lo­gie, d’un glos­saire et d’un ensemble de cartes.)) . Ces deux ouvrages sont com­plé­men­taires comme le sont les deux batailles, oppo­sant les deux fronts sur les­quels Euro­péens et Turcs se sont oppo­sés au cours des siècles.
Le pre­mier de ces fronts est la Médi­ter­ra­née, où l’essentiel de la lutte a été sou­te­nue par Venise. Le second est la région du Danube et des Bal­kans, où l’engagement prin­ci­pal fut celui de l’Autriche. Sur les théâtres de guerre furent éga­le­ment pré­sents l’Espagne et dif­fé­rents royaumes et ter­ri­toires espa­gnols (sur le front médi­ter­ra­néen), la Hon­grie et la Pologne (sur le front conti­nen­tal), la papau­té étant elle-même très impli­quée. De l’autre côté, les Turcs purent comp­ter qua­si­ment tout le temps sur l’aide, orga­ni­sée ou spon­ta­née, des puis­sances bar­ba­resques de l’Afrique du Nord occi­den­tale. La posi­tion du royaume de France, quant à elle fut dif­fé­rente sui­vant les moments et spé­ci­fique, même si elle res­ta presque tou­jours bien­veillante à l’égard des Turcs, jusqu’à être offi­ciel­le­ment leurs alliés, si bien que le titre de « roi très chré­tien » fut trans­for­mé iro­ni­que­ment et dans un contexte polé­mique en « turc très chré­tien » ((. Un exemple : d’octobre 1543 à avril 1544, Fran­çois Ier auto­ri­sa Khair ed-Din (Bar­be­rousse) et sa flotte à pas­ser l’hiver à Tou­lon, qui devint ain­si pen­dant six mois une cité turque. En réa­li­té, comme le sou­ligne F. Car­di­ni, il est dif­fi­cile de conce­voir un Louis XIV dési­reux d’une vic­toire défi­ni­tive de la Tur­quie, mais il est vrai que la France cher­chait à s’étendre vers le Rhin au détri­ment de l’Empire, de sorte qu’il lui était bien natu­rel de dési­rer que l’Autriche soit enga­gée sur le front bal­ka­nique car cela ren­dait impos­sible à cette der­nière une réponse effi­cace à la France sur son front occi­den­tal. C’est l’application du fameux pro­verbe : « Les enne­mis de mes enne­mis sont mes amis ».)) . Sur le front orien­tal se trou­vait le royaume de Perse, enne­mi des Turcs, avec lequel les Etats chré­tiens par­vinrent à cer­tains moments à éta­blir des alliances. Voi­là com­ment était orga­ni­sé le théâtre « glo­bal » des affron­te­ments. Les Turcs n’ont tou­te­fois jamais vrai­ment été en mesure de com­battre simul­ta­né­ment sur les deux fronts, médi­ter­ra­néen et danu­bo-bal­ka­nique.
Mal­gré la pré­sence des guerres et des mani­fes­ta­tions d’hostilité, les échanges et les rela­tions entre les deux blocs étaient per­ma­nents et intenses. On fai­sait du com­merce, on voya­geait, on étu­diait, on échan­geait des ambas­sades. Des hommes et des femmes pas­saient « de l’autre côté » : plus nom­breux étaient cepen­dant ceux qui se conver­tis­saient à l’islam que l’inverse. Et ces mêmes rené­gats – comme on a tou­jours eu l’habitude de nom­mer ces chré­tiens pas­sés à l’islam – jouaient un rôle impor­tant de liai­son entre les par­ties. Par­ti­cu­liè­re­ment impor­tants furent les liens entre­te­nus du fait des femmes chré­tiennes rejoi­gnant le sérail d’Istamboul, qu’elles soient res­tées chré­tiennes ou qu’elles se soient, avec plus ou moins de sin­cé­ri­té, conver­ties à l’islam, parce que ces femmes étaient en contact étroit avec le sul­tan, sou­vent avec une posi­tion impor­tante comme favo­rites ou même comme mères du sul­tan régnant ((. Une musul­mane ne peut pas épou­ser un chré­tien, mais un musul­man peut épou­ser une chré­tienne sans que celle-ci doive néces­sai­re­ment se conver­tir à l’islam.)) .
Bien que com­plé­men­taires, les deux ouvrages sont dif­fé­rents dans leur conte­nu et leur struc­tu­ra­tion. Le pre­mier, celui d’Alessandro Bar­be­ro, est tota­le­ment cen­tré sur la bataille de Lépante de 1571, sur ce qui la pré­cède et sur ses consé­quences. Il rap­pelle un autre très beau livre, consa­cré lui aus­si à une bataille navale qui, en 1905, a été déci­sive pour la guerre rus­so-japo­naise : Tsu­shi­ma. Il roman­zo di una guer­ra navale, de Frank Thiess, consa­cré qua­si­ment exclu­si­ve­ment à l’affrontement final entre les deux flottes russe et japo­naise, tan­dis que la bataille ter­restre entre les deux armées, même si elle fait l’objet d’une ana­lyse pré­cise, ne fait office que d’introduction et d’arrière-plan à l’événement prin­ci­pal qui déter­mine de lui-même la fin du conflit et sa solu­tion ((. Frank Thiess, Tsu­shi­ma. Il roman­zo di una guer­ra navale, trad. it., Turin, 1942.)) . Dans l’ouvrage de F. Thiess, ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable, c’est le récit de la longue navi­ga­tion de la flotte russe vers les eaux extrême-orien­tales, en contour­nant l’Afrique, avec des pro­blèmes de ravi­taille­ment et de soins, et qui a fait la moi­tié du che­min alors que l’affrontement naval semble deve­nu inutile. Mais on com­bat quand même. Il en va de même à Lépante puisque Chypre est déjà tom­bée aux mains des Turcs. Mais la bataille sur mer est gagnée par les chré­tiens, avec toutes les consé­quences posi­tives que cela va avoir.
Ales­san­dro Bar­be­ro pré­sente la bataille de Lépante dans son contexte his­to­rique et diplo­ma­tique, en por­tant une grande atten­tion aux pro­blèmes tech­niques ren­con­trés par les deux flottes, étroi­te­ment liés aux condi­tions des Etats par­ties au conflit. On n’improvise pas une flotte. On ne par­vient à rien si l’on n’a pas un bon bagage de connais­sances pré­cises et une orga­ni­sa­tion com­plète. Les navires doivent être construits et équi­pés, dotés d’un équi­page adap­té com­po­sé soit de marins et de rameurs, soit de sol­dats, même si les deux caté­go­ries par­ti­ci­paient aux com­bats. Ils doivent être armés.
Pour les bateaux, il n’est pas seule­ment néces­saire d’avoir du bois de bonne qua­li­té et abon­dant, ce dont les Turcs dis­posent tan­dis que l’Espagne en manque. Mais il faut aus­si avoir des éta­blis­se­ments équi­pés pour la construc­tion, les arse­naux. La meilleure des places, dans le domaine, qu’il s’agisse de l’organisation, de la qua­li­té des tra­vaux, de l’habileté des tech­ni­ciens et des ouvriers, est celle de Venise, qui avait déjà atti­ré l’attention de Dante Ali­ghie­ri, qui l’évoque dans sa Divine comé­die. Celle de Constan­ti­nople a moins bonne répu­ta­tion. En ce qui concerne les marins et les rameurs, les dif­fé­rences entre les Etats sont éga­le­ment impor­tantes. L’Empire turc est grand, mais peu peu­plé, il a donc du mal à recru­ter des rameurs, qui sont sou­vent de mau­vaise qua­li­té, parce que ce sont des pay­sans qui n’ont aucune expé­rience de la mer. L’Espagne est éga­le­ment en dif­fi­cul­té sur ce point. La situa­tion de Venise est bien meilleure puisqu’elle dis­pose des for­mi­dables rameurs dal­mates, hommes libres nés et vivant sur la mer et avec la mer. A leurs côtés se trouvent, outre les hommes libres, des condam­nés et des esclaves.
Le pro­blème des épi­dé­mies dans les équi­pages est tou­jours extrê­me­ment grave. Elles frappent tout le monde, avec quelques nuances d’intensité, mais avec une fré­quence par­ti­cu­liè­re­ment grande. Il n’existe qua­si­ment pas de cam­pagne navale qui ne se tra­duise par un tri­but impor­tant ver­sé à la mort par mala­die. De plus, au-delà du fait que les connais­sances médi­cales étaient moins impor­tantes à l’époque qu’aujourd’hui, la forte concen­tra­tion de popu­la­tion sur les bateaux de l’époque contri­buait pour une part notable à la conta­mi­na­tion. De cette sorte, le pro­blème du recru­te­ment des rameurs res­tait extrê­me­ment pré­sent à tout moment et pour toute la flotte.
En ce qui concerne les armes, A. Bar­be­ro sou­ligne la capa­ci­té de feu des navires véni­tiens, rem­plis de canons de dif­fé­rents calibres et dotés d’équipages bien four­nis en arque­buses. Un nou­veau type de navire, la galeaz­za, très lent, mais de grande dimen­sion, des­ti­né avant tout à por­ter l’artillerie de grand calibre, com­plé­tait l’avance que déte­nait la flotte de Venise. Rien de tel dans la flotte turque : très peu de canons et un usage encore fré­quent de l’arc. Mar­can­to­nio Bar­ba­ro lui-même, ambas­sa­deur de Venise à Constan­ti­nople, avait noté le manque d’artillerie sur les navires turcs.
Ce furent jus­te­ment lar­ge­ment le canon et l’arquebuse, et l’usage géné­reux qu’en firent les Véni­tiens, qui déter­mi­nèrent la vic­toire chré­tienne. La bataille de Lépante est la pre­mière bataille navale moderne domi­née par l’usage des armes à feu. Les canons frap­pèrent, abî­mèrent et cou­lèrent les navires enne­mis. Le déchar­ge­ment des fusils qui pré­cé­da immé­dia­te­ment les abor­dages déci­ma les équi­pages turcs avant même l’entrée en contact des hommes. Le grand avan­tage des Véni­tiens sur tous les autres ne consis­tait pas seule­ment dans le fait d’avoir de nom­breuses armes à feu, tan­dis que les musul­mans n’en avaient que très peu. L’avantage prin­ci­pal rési­dait en ce que non seule­ment ils les avaient, mais qu’ils savaient pour­quoi ils les avaient et com­ment ils avaient l’intention d’en user ((. F. Car­di­ni fait remar­quer que les Turcs man­quaient éga­le­ment d’artillerie pour leur cam­pagne ter­restre, en par­ti­cu­lier de canons de siège.)) .
Comme le fait remar­quer Bar­be­ro, au moins quelques com­man­dants chré­tiens – don Juan d’Autriche, Sébas­tien Venier, Mar­can­to­nio Colon­na – avaient com­pris, bien que d’une manière encore confuse, le rôle d’une bataille déci­sive en mer, dépas­sant l’approche d’une flotte des­ti­née exclu­si­ve­ment à appuyer des opé­ra­tions ter­restres, dont étaient encore étroi­te­ment dépen­dants les ami­raux turcs. Comme le fait remar­quer F. Car­di­ni, la supé­rio­ri­té chré­tienne ne réside pas dans la tech­no­lo­gie en tant que telle mais dans la pro­fonde trans­for­ma­tion cultu­relle qui a don­né son ori­gine au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. Les sul­tans enrô­lèrent des tech­ni­ciens euro­péens, pen­sant ain­si résoudre leurs pro­blèmes, mais ne se ren­dant pas compte que ces experts et leur tech­no­lo­gie étaient jus­te­ment le résul­tat de cette trans­for­ma­tion. C’est ici que se trouve le vrai retard de l’Empire turc.
Le livre de Fran­co Car­di­ni, à la dif­fé­rence du pre­mier, contient une vaste fresque et accorde la majeure par­tie de ses pages aux évé­ne­ments qui ont conduit au siège de Vienne en 1683. Il couvre une période de temps plus grande. Avant le siège de Vienne, il rap­pelle les faits de Lépante et la guerre de Can­die qui oppo­sa la Répu­blique véni­tienne et l’Empire otto­man au XVIIe siècle, puis va jusqu’à la guerre de Morée et les der­nières guerres véni­tiennes, lorsque la Séré­nis­sime se trouve en dif­fi­cul­té et tombe dans une cer­taine déca­dence, tout en conti­nuant, au début du XVIIIe siècle, à expri­mer une volon­té et un cou­rage admi­rables. L’auteur expose le cadre de la poli­tique inter­na­tio­nale, com­po­sé d’une série très nom­breuse d’acteurs grands et petits, des Empires aux grands Etats et aux plus petites orga­ni­sa­tions poli­tiques ita­liennes et alle­mandes. Il porte éga­le­ment une grande atten­tion aux aspects anthro­po­lo­giques, aux men­ta­li­tés et aux cou­tumes, de même qu’aux indi­vi­dus, ana­lyses qui sont d’autant plus inté­res­santes quand elles concernent des per­sonnes moins connues. Les vicis­si­tudes d’un per­son­nage qui n’est pas un acteur de pre­mier plan comme le capi­taine Gian­bat­tis­ta Ben­ve­nu­ti da Cre­ma nous per­mettent de com­prendre mieux que cent rai­son­ne­ments l’incroyable entre­mê­le­ment de langues, d’ethnies, de reli­gions dont était com­po­sée l’Europe danu­bienne à la fin du XVIIe siècle, tout comme la men­ta­li­té de ces sol­dats, par­mi les­quels les ques­tions pure­ment « pro­fes­sion­nelles » et celles de l’honneur étaient étroi­te­ment liées. Le groupe de cava­liers polo­nais com­man­dé par Jean III Sobies­ki, roi de Pologne, qui en 1683, au der­nier moment, a char­gé les armées otto­manes, les met­tant en fuite et libé­rant Vienne, est décrit avec effi­ca­ci­té par F. Car­di­ni, employant une série d’adjectifs pré­cis : « Le bruyant, bagar­reur, cou­ra­geux, bigar­ré, joyeux et féroce contin­gent polo­nais ».
Pour Fran­co Car­di­ni, le long conflit entre Europe chré­tienne et Levant musul­man est un conflit d’Etats et de puis­sances et non un affron­te­ment de civi­li­sa­tion ((. Le sous-titre de l’ouvrage d’Alessandro Bar­be­ro, La Bat­ta­glia dei tre impe­ri, met éga­le­ment en évi­dence le carac­tère émi­nem­ment poli­tique du conflit.)) . Ce n’est pas non plus une guerre de reli­gion au sens strict, parce que « jamais en réa­li­té les chré­tiens et les musul­mans ne se sont détes­tés avec cette féro­ci­té sys­té­ma­tique, cette volon­té opi­niâtre et réci­proque de des­truc­tion avec les­quelles se sont affron­tés les catho­liques et les hugue­nots dans la France du XVIe siècle, ou les papistes et les réfor­més en Irlande, en Ecosse et en Europe cen­trale. » Ce furent en revanche des guerres entre « hommes reli­gieux », parce que dans les deux socié­tés « la foi consti­tuait le fon­de­ment de la vision du monde, de l’ordre juri­dique, de la morale ».
Ce n’est pas un hasard si des reli­gieux par­ti­ci­pèrent à ces évé­ne­ments, y com­pris aux actions mili­taires. L’époque du siège de Vienne voit la pré­sence et l’activité de Mar­co d’Aviano, frère capu­cin du Frioul, lequel, non seule­ment encou­rage le com­bat dans sa pré­di­ca­tion, mais for­mule une doc­trine péni­ten­tielle de la croi­sade. Par sa parole et ses écrits, il appelle les sou­ve­rains, les chefs d’armées et les ecclé­sias­tiques à s’engager dans les com­bats et dans la poli­tique. Lors du siège de Buda en 1686, il affronte le feu de l’ennemi comme s’il était sûr d’être invul­né­rable.
Tou­jours durant le siège de Vienne, cette fois dans le camp musul­man, se mani­feste la pré­sence, plus dis­crète mais très effi­cace de Meh­med Vani Effen­di, le « direc­teur spi­ri­tuel » de Kara Mus­ta­fa, com­man­dant des forces otto­manes. Il fut selon toute vrai­sem­blance « l’authentique ins­pi­ra­teur des rêves de conquête uni­ver­selle otto­mane et musul­mane de ce qui avait été l’Empire romain dans son ensemble, en pas­sant par Vienne jusqu’à Rome ».
A Lépante, écrit Ales­san­dro Bar­be­ro, les rituels mis en oeuvre sur les navires des deux camps avant la bataille furent très com­pa­rables. Sur le bâti­ment de l’amiral Ali furent his­sés des éten­dards por­tant le nom d’Allah répé­tés un nombre de fois consi­dé­rable, sur le bateau du capi­taine chré­tien les éten­dards étaient mar­qués du Christ cru­ci­fié ou, côté véni­tien, de saint Marc. Et sur les navires des deux camps, peu avant d’entamer la bataille, on enten­dait des musiques mili­taires ain­si que les prières enton­nées par les équi­pages.
Deux siècles plus tard, sou­ligne F. Car­di­ni, au der­nier jour de la bataille qui allait conduire à la libé­ra­tion de Vienne, les chré­tiens enta­mèrent le com­bat après la messe, la confes­sion et l’eucharistie, tan­dis que les musul­mans avaient prié à l’aube tour­nés vers la Mecque. Sur les éten­dards impé­riaux et polo­nais se trou­vaient les images du Christ et de la Madone, sur ceux des musul­mans étaient écrits les noms d’Allah et des ver­sets du Coran. « Et les cris de guerre étaient des cris de foi ».
Fran­co Car­di­ni est un adver­saire réso­lu du vieil adage « l’histoire ne se fait pas avec des “si” ». Au contraire, « non seule­ment on peut, mais on doit pen­ser l’histoire au condi­tion­nel pour mieux com­prendre la valeur et l’importance de ce qui s’est effec­ti­ve­ment pas­sé ». Pre­nons deux exemples. Selim II, sul­tan qui rai­sonne à long terme en aidant la révolte des Morisques en Anda­lou­sie et en leur conseillant une alliance avec les luthé­riens, fait aus­si étu­dier la pos­si­bi­li­té d’un canal entre le Don et la Vol­ga. Qu’aurait-il pu arri­ver si les flottes musul­manes avaient eu la pos­si­bi­li­té de pas­ser de la mer Noire à la mer Cas­pienne, en atta­quant à par­tir d’un lieu impré­vi­sible l’Empire perse, qui consti­tuait une menace per­ma­nente pour l’Empire otto­man et qui était par­fois l’allié des puis­sances euro­péennes ?
Sébas­tien, roi du Por­tu­gal né en 1554, était un per­son­nage sin­gu­lier, oscil­lant entre des pro­jets concrets et sen­sés et des rêves splen­dides mais impos­sibles et irréa­li­sables. En 1578, aidé par les que­relles internes du Maroc, il passe avec son armée en Afrique du Nord, où les royaumes his­pa­niques dis­po­saient de points d’appui robustes, afin de pour­suivre l’oeuvre de la recon­quis­ta déjà ache­vée dans la pénin­sule ibé­rique. L’entreprise se ter­mine mal : le roi dis­pa­raît durant la bataille et per­sonne ne sau­ra plus rien de lui, même si une légende en a long­temps fait attendre le retour. Si le pro­jet de Sébas­tien du Por­tu­gal « avait réus­si […] l’histoire de la Médi­ter­ra­née et de l’humanité aurait pro­ba­ble­ment été dif­fé­rente » ((. On pour­rait ajou­ter de nom­breux autres exemples. Que se serait-il pas­sé si Chris­tophe Colomb avait décou­vert l’Amérique qua­rante ou cin­quante ans plus tard ? L’Espagne n’aurait pas eu à s’engager sur trois fronts simul­ta­nés : l’expansion en Amé­rique, la recon­quis­ta en Afrique ain­si que la guerre contre les Turcs en Médi­ter­ra­née, la lutte en Europe contre les pro­tes­tants. Les éphé­mères vic­toires et brèves recon­quêtes de villes en Afrique du Nord auraient été à l’inverse sui­vies d’une recon­quête ample et durable. Aujourd’hui, nous n’aurions pas l’islam en Médi­ter­ra­née et notre his­toire aurait été et serait radi­ca­le­ment dif­fé­rente.)) . Si l’histoire se fait bien avec des « si », il en résulte, selon F. Car­di­ni, qu’elle n’a pas de « sens ». Mais atten­tion : cela ne signi­fie pas que l’histoire est uni­que­ment une suc­ces­sion chao­tique de faits inco­hé­rents et incom­pré­hen­sibles. Cela signi­fie en revanche que l’histoire ne va pas néces­sai­re­ment dans une seule direc­tion contrainte, dont elle ne peut pas s’écarter. Elle est faite par les hommes avec leurs déci­sions, en par­tie condi­tion­nées et en par­tie libres, qu’elles soient ou se révèlent ensuite justes ou mau­vaises. Elle n’émane pas d’une « rai­son imma­nente de l’histoire ». Machia­vel écri­vait que la for­tune, c’est-à-dire les condi­tion­ne­ments aux­quels nous sommes sou­mis, gou­verne la moi­tié de notre monde, mais qu’elle nous laisse l’autre moi­tié, à nous et à nos déci­sions. L’histoire des évé­ne­ments humains est donc riche de pos­si­bi­li­tés, de bifur­ca­tions, d’alternatives et c’est l’analyse de ces alter­na­tives qui peut se révé­ler par­ti­cu­liè­re­ment utile pour mieux com­prendre ce qui s’est pas­sé et com­ment et pour­quoi cela est arri­vé ((. Ales­san­dro Bar­be­ro affirme éga­le­ment que, si la bataille de Lépante avait eu lieu en juin, comme cela aurait pu être le cas, les vain­queurs auraient pu tirer un avan­tage de cette vic­toire bien plus grand que cela ne fut le cas.)) .
Mais, si l’histoire est faite par les hommes, lorsque nous la racon­tons et ten­tons de la com­prendre, nous nous trou­vons néces­sai­re­ment face à deux mys­tères inson­dables : l’esprit et le coeur de l’homme. Parce que, même si nous par­tions du prin­cipe que tout ce qui est écrit et dit est tou­jours véri­dique et sin­cère, il est alors évident qu’il y a beau­coup de choses que les hommes n’auraient jamais dites ni écrites. Le mys­tère de l’homme reste entier.
Pre­nons là aus­si deux exemples. A la bataille de Saint-Gothard, le 1er août 1664, Rai­mon­do Mon­te­cuc­co­li, que Fran­co Car­di­ni défi­nit comme le « par­fait gen­til­homme catho­lique », prend des risques mais emporte la vic­toire, parce que l’ennemi se met lui-même en situa­tion de défaite : « L’avait-il pré­vu ? L’avait-il fran­che­ment pro­gram­mé ? S’était-il fié à la Pro­vi­dence ou à sa bonne étoile ? » Que vou­lait vrai­ment faire Kara Mus­ta­fa, le grand vizir, lorsqu’il par­tit pour l’expédition mili­taire qui le condui­sit aux portes de Vienne ? A‑t-il choi­si de se diri­ger vers Vienne suite à la réunion déci­sive du 6 août 1682 à Istam­boul ? Si ce n’est pas le cas, quand a‑t-il pris sa déci­sion ? Est-il volon­tai­re­ment par­ti sans artille­rie de siège, ou bien a‑t-il com­mis une erreur dans la pré­pa­ra­tion de sa cam­pagne ? A‑t-il osé fixer l’objectif de l’expédition sans l’accord du sul­tan ou même contre sa volon­té ? En réa­li­té, savoir com­ment et quand sont nées les déci­sions reste un mys­tère.
Les his­to­riens qui croient connaître et com­prendre toutes ces choses sont soit dans l’illusion, soit posent sans s’en rendre compte un juge­ment post even­tum, après coup, qui, s’il peut pré­sen­ter une appa­rence sédui­sante du fait de l’explication qu’il four­nit, a peu de chance de reflé­ter cor­rec­te­ment la com­plexi­té des faits qui conduisent aux déci­sions et aux évé­ne­ments his­to­riques.