Revue de réflexion politique et religieuse.

De Lépante à Vienne

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En ce qui concerne les armes, A. Bar­be­ro sou­ligne la capa­ci­té de feu des navires véni­tiens, rem­plis de canons de dif­fé­rents calibres et dotés d’équipages bien four­nis en arque­buses. Un nou­veau type de navire, la galeaz­za, très lent, mais de grande dimen­sion, des­ti­né avant tout à por­ter l’artillerie de grand calibre, com­plé­tait l’avance que déte­nait la flotte de Venise. Rien de tel dans la flotte turque : très peu de canons et un usage encore fré­quent de l’arc. Mar­can­to­nio Bar­ba­ro lui-même, ambas­sa­deur de Venise à Constan­ti­nople, avait noté le manque d’artillerie sur les navires turcs.
Ce furent jus­te­ment lar­ge­ment le canon et l’arquebuse, et l’usage géné­reux qu’en firent les Véni­tiens, qui déter­mi­nèrent la vic­toire chré­tienne. La bataille de Lépante est la pre­mière bataille navale moderne domi­née par l’usage des armes à feu. Les canons frap­pèrent, abî­mèrent et cou­lèrent les navires enne­mis. Le déchar­ge­ment des fusils qui pré­cé­da immé­dia­te­ment les abor­dages déci­ma les équi­pages turcs avant même l’entrée en contact des hommes. Le grand avan­tage des Véni­tiens sur tous les autres ne consis­tait pas seule­ment dans le fait d’avoir de nom­breuses armes à feu, tan­dis que les musul­mans n’en avaient que très peu. L’avantage prin­ci­pal rési­dait en ce que non seule­ment ils les avaient, mais qu’ils savaient pour­quoi ils les avaient et com­ment ils avaient l’intention d’en user ((. F. Car­di­ni fait remar­quer que les Turcs man­quaient éga­le­ment d’artillerie pour leur cam­pagne ter­restre, en par­ti­cu­lier de canons de siège.)) .
Comme le fait remar­quer Bar­be­ro, au moins quelques com­man­dants chré­tiens – don Juan d’Autriche, Sébas­tien Venier, Mar­can­to­nio Colon­na – avaient com­pris, bien que d’une manière encore confuse, le rôle d’une bataille déci­sive en mer, dépas­sant l’approche d’une flotte des­ti­née exclu­si­ve­ment à appuyer des opé­ra­tions ter­restres, dont étaient encore étroi­te­ment dépen­dants les ami­raux turcs. Comme le fait remar­quer F. Car­di­ni, la supé­rio­ri­té chré­tienne ne réside pas dans la tech­no­lo­gie en tant que telle mais dans la pro­fonde trans­for­ma­tion cultu­relle qui a don­né son ori­gine au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. Les sul­tans enrô­lèrent des tech­ni­ciens euro­péens, pen­sant ain­si résoudre leurs pro­blèmes, mais ne se ren­dant pas compte que ces experts et leur tech­no­lo­gie étaient jus­te­ment le résul­tat de cette trans­for­ma­tion. C’est ici que se trouve le vrai retard de l’Empire turc.
Le livre de Fran­co Car­di­ni, à la dif­fé­rence du pre­mier, contient une vaste fresque et accorde la majeure par­tie de ses pages aux évé­ne­ments qui ont conduit au siège de Vienne en 1683. Il couvre une période de temps plus grande. Avant le siège de Vienne, il rap­pelle les faits de Lépante et la guerre de Can­die qui oppo­sa la Répu­blique véni­tienne et l’Empire otto­man au XVIIe siècle, puis va jusqu’à la guerre de Morée et les der­nières guerres véni­tiennes, lorsque la Séré­nis­sime se trouve en dif­fi­cul­té et tombe dans une cer­taine déca­dence, tout en conti­nuant, au début du XVIIIe siècle, à expri­mer une volon­té et un cou­rage admi­rables. L’auteur expose le cadre de la poli­tique inter­na­tio­nale, com­po­sé d’une série très nom­breuse d’acteurs grands et petits, des Empires aux grands Etats et aux plus petites orga­ni­sa­tions poli­tiques ita­liennes et alle­mandes. Il porte éga­le­ment une grande atten­tion aux aspects anthro­po­lo­giques, aux men­ta­li­tés et aux cou­tumes, de même qu’aux indi­vi­dus, ana­lyses qui sont d’autant plus inté­res­santes quand elles concernent des per­sonnes moins connues. Les vicis­si­tudes d’un per­son­nage qui n’est pas un acteur de pre­mier plan comme le capi­taine Gian­bat­tis­ta Ben­ve­nu­ti da Cre­ma nous per­mettent de com­prendre mieux que cent rai­son­ne­ments l’incroyable entre­mê­le­ment de langues, d’ethnies, de reli­gions dont était com­po­sée l’Europe danu­bienne à la fin du XVIIe siècle, tout comme la men­ta­li­té de ces sol­dats, par­mi les­quels les ques­tions pure­ment « pro­fes­sion­nelles » et celles de l’honneur étaient étroi­te­ment liées. Le groupe de cava­liers polo­nais com­man­dé par Jean III Sobies­ki, roi de Pologne, qui en 1683, au der­nier moment, a char­gé les armées otto­manes, les met­tant en fuite et libé­rant Vienne, est décrit avec effi­ca­ci­té par F. Car­di­ni, employant une série d’adjectifs pré­cis : « Le bruyant, bagar­reur, cou­ra­geux, bigar­ré, joyeux et féroce contin­gent polo­nais ».
Pour Fran­co Car­di­ni, le long conflit entre Europe chré­tienne et Levant musul­man est un conflit d’Etats et de puis­sances et non un affron­te­ment de civi­li­sa­tion ((. Le sous-titre de l’ouvrage d’Alessandro Bar­be­ro, La Bat­ta­glia dei tre impe­ri, met éga­le­ment en évi­dence le carac­tère émi­nem­ment poli­tique du conflit.)) . Ce n’est pas non plus une guerre de reli­gion au sens strict, parce que « jamais en réa­li­té les chré­tiens et les musul­mans ne se sont détes­tés avec cette féro­ci­té sys­té­ma­tique, cette volon­té opi­niâtre et réci­proque de des­truc­tion avec les­quelles se sont affron­tés les catho­liques et les hugue­nots dans la France du XVIe siècle, ou les papistes et les réfor­més en Irlande, en Ecosse et en Europe cen­trale. » Ce furent en revanche des guerres entre « hommes reli­gieux », parce que dans les deux socié­tés « la foi consti­tuait le fon­de­ment de la vision du monde, de l’ordre juri­dique, de la morale ».
Ce n’est pas un hasard si des reli­gieux par­ti­ci­pèrent à ces évé­ne­ments, y com­pris aux actions mili­taires. L’époque du siège de Vienne voit la pré­sence et l’activité de Mar­co d’Aviano, frère capu­cin du Frioul, lequel, non seule­ment encou­rage le com­bat dans sa pré­di­ca­tion, mais for­mule une doc­trine péni­ten­tielle de la croi­sade. Par sa parole et ses écrits, il appelle les sou­ve­rains, les chefs d’armées et les ecclé­sias­tiques à s’engager dans les com­bats et dans la poli­tique. Lors du siège de Buda en 1686, il affronte le feu de l’ennemi comme s’il était sûr d’être invul­né­rable.
Tou­jours durant le siège de Vienne, cette fois dans le camp musul­man, se mani­feste la pré­sence, plus dis­crète mais très effi­cace de Meh­med Vani Effen­di, le « direc­teur spi­ri­tuel » de Kara Mus­ta­fa, com­man­dant des forces otto­manes. Il fut selon toute vrai­sem­blance « l’authentique ins­pi­ra­teur des rêves de conquête uni­ver­selle otto­mane et musul­mane de ce qui avait été l’Empire romain dans son ensemble, en pas­sant par Vienne jusqu’à Rome ».
A Lépante, écrit Ales­san­dro Bar­be­ro, les rituels mis en oeuvre sur les navires des deux camps avant la bataille furent très com­pa­rables. Sur le bâti­ment de l’amiral Ali furent his­sés des éten­dards por­tant le nom d’Allah répé­tés un nombre de fois consi­dé­rable, sur le bateau du capi­taine chré­tien les éten­dards étaient mar­qués du Christ cru­ci­fié ou, côté véni­tien, de saint Marc. Et sur les navires des deux camps, peu avant d’entamer la bataille, on enten­dait des musiques mili­taires ain­si que les prières enton­nées par les équi­pages.
Deux siècles plus tard, sou­ligne F. Car­di­ni, au der­nier jour de la bataille qui allait conduire à la libé­ra­tion de Vienne, les chré­tiens enta­mèrent le com­bat après la messe, la confes­sion et l’eucharistie, tan­dis que les musul­mans avaient prié à l’aube tour­nés vers la Mecque. Sur les éten­dards impé­riaux et polo­nais se trou­vaient les images du Christ et de la Madone, sur ceux des musul­mans étaient écrits les noms d’Allah et des ver­sets du Coran. « Et les cris de guerre étaient des cris de foi ».
Fran­co Car­di­ni est un adver­saire réso­lu du vieil adage « l’histoire ne se fait pas avec des “si” ». Au contraire, « non seule­ment on peut, mais on doit pen­ser l’histoire au condi­tion­nel pour mieux com­prendre la valeur et l’importance de ce qui s’est effec­ti­ve­ment pas­sé ». Pre­nons deux exemples. Selim II, sul­tan qui rai­sonne à long terme en aidant la révolte des Morisques en Anda­lou­sie et en leur conseillant une alliance avec les luthé­riens, fait aus­si étu­dier la pos­si­bi­li­té d’un canal entre le Don et la Vol­ga. Qu’aurait-il pu arri­ver si les flottes musul­manes avaient eu la pos­si­bi­li­té de pas­ser de la mer Noire à la mer Cas­pienne, en atta­quant à par­tir d’un lieu impré­vi­sible l’Empire perse, qui consti­tuait une menace per­ma­nente pour l’Empire otto­man et qui était par­fois l’allié des puis­sances euro­péennes ?
Sébas­tien, roi du Por­tu­gal né en 1554, était un per­son­nage sin­gu­lier, oscil­lant entre des pro­jets concrets et sen­sés et des rêves splen­dides mais impos­sibles et irréa­li­sables. En 1578, aidé par les que­relles internes du Maroc, il passe avec son armée en Afrique du Nord, où les royaumes his­pa­niques dis­po­saient de points d’appui robustes, afin de pour­suivre l’oeuvre de la recon­quis­ta déjà ache­vée dans la pénin­sule ibé­rique. L’entreprise se ter­mine mal : le roi dis­pa­raît durant la bataille et per­sonne ne sau­ra plus rien de lui, même si une légende en a long­temps fait attendre le retour. Si le pro­jet de Sébas­tien du Por­tu­gal « avait réus­si […] l’histoire de la Médi­ter­ra­née et de l’humanité aurait pro­ba­ble­ment été dif­fé­rente » ((. On pour­rait ajou­ter de nom­breux autres exemples. Que se serait-il pas­sé si Chris­tophe Colomb avait décou­vert l’Amérique qua­rante ou cin­quante ans plus tard ? L’Espagne n’aurait pas eu à s’engager sur trois fronts simul­ta­nés : l’expansion en Amé­rique, la recon­quis­ta en Afrique ain­si que la guerre contre les Turcs en Médi­ter­ra­née, la lutte en Europe contre les pro­tes­tants. Les éphé­mères vic­toires et brèves recon­quêtes de villes en Afrique du Nord auraient été à l’inverse sui­vies d’une recon­quête ample et durable. Aujourd’hui, nous n’aurions pas l’islam en Médi­ter­ra­née et notre his­toire aurait été et serait radi­ca­le­ment dif­fé­rente.)) . Si l’histoire se fait bien avec des « si », il en résulte, selon F. Car­di­ni, qu’elle n’a pas de « sens ». Mais atten­tion : cela ne signi­fie pas que l’histoire est uni­que­ment une suc­ces­sion chao­tique de faits inco­hé­rents et incom­pré­hen­sibles. Cela signi­fie en revanche que l’histoire ne va pas néces­sai­re­ment dans une seule direc­tion contrainte, dont elle ne peut pas s’écarter. Elle est faite par les hommes avec leurs déci­sions, en par­tie condi­tion­nées et en par­tie libres, qu’elles soient ou se révèlent ensuite justes ou mau­vaises. Elle n’émane pas d’une « rai­son imma­nente de l’histoire ». Machia­vel écri­vait que la for­tune, c’est-à-dire les condi­tion­ne­ments aux­quels nous sommes sou­mis, gou­verne la moi­tié de notre monde, mais qu’elle nous laisse l’autre moi­tié, à nous et à nos déci­sions. L’histoire des évé­ne­ments humains est donc riche de pos­si­bi­li­tés, de bifur­ca­tions, d’alternatives et c’est l’analyse de ces alter­na­tives qui peut se révé­ler par­ti­cu­liè­re­ment utile pour mieux com­prendre ce qui s’est pas­sé et com­ment et pour­quoi cela est arri­vé ((. Ales­san­dro Bar­be­ro affirme éga­le­ment que, si la bataille de Lépante avait eu lieu en juin, comme cela aurait pu être le cas, les vain­queurs auraient pu tirer un avan­tage de cette vic­toire bien plus grand que cela ne fut le cas.)) .
Mais, si l’histoire est faite par les hommes, lorsque nous la racon­tons et ten­tons de la com­prendre, nous nous trou­vons néces­sai­re­ment face à deux mys­tères inson­dables : l’esprit et le coeur de l’homme. Parce que, même si nous par­tions du prin­cipe que tout ce qui est écrit et dit est tou­jours véri­dique et sin­cère, il est alors évident qu’il y a beau­coup de choses que les hommes n’auraient jamais dites ni écrites. Le mys­tère de l’homme reste entier.
Pre­nons là aus­si deux exemples. A la bataille de Saint-Gothard, le 1er août 1664, Rai­mon­do Mon­te­cuc­co­li, que Fran­co Car­di­ni défi­nit comme le « par­fait gen­til­homme catho­lique », prend des risques mais emporte la vic­toire, parce que l’ennemi se met lui-même en situa­tion de défaite : « L’avait-il pré­vu ? L’avait-il fran­che­ment pro­gram­mé ? S’était-il fié à la Pro­vi­dence ou à sa bonne étoile ? » Que vou­lait vrai­ment faire Kara Mus­ta­fa, le grand vizir, lorsqu’il par­tit pour l’expédition mili­taire qui le condui­sit aux portes de Vienne ? A‑t-il choi­si de se diri­ger vers Vienne suite à la réunion déci­sive du 6 août 1682 à Istam­boul ? Si ce n’est pas le cas, quand a‑t-il pris sa déci­sion ? Est-il volon­tai­re­ment par­ti sans artille­rie de siège, ou bien a‑t-il com­mis une erreur dans la pré­pa­ra­tion de sa cam­pagne ? A‑t-il osé fixer l’objectif de l’expédition sans l’accord du sul­tan ou même contre sa volon­té ? En réa­li­té, savoir com­ment et quand sont nées les déci­sions reste un mys­tère.
Les his­to­riens qui croient connaître et com­prendre toutes ces choses sont soit dans l’illusion, soit posent sans s’en rendre compte un juge­ment post even­tum, après coup, qui, s’il peut pré­sen­ter une appa­rence sédui­sante du fait de l’explication qu’il four­nit, a peu de chance de reflé­ter cor­rec­te­ment la com­plexi­té des faits qui conduisent aux déci­sions et aux évé­ne­ments his­to­riques.

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