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De la reli­gion à la gnose scien­ti­fique

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, p. 42–50]
Direc­teur du Centre de recherches sur l’Amérique à l’Université de Bay­reuth, Georg Kam­phau­sen fait par­tie, avec Cle­mens Albrecht ((. Auteur de Zivi­li­sa­tion und Gesell­schaft [Civi­li­sa­tion et socié­té], Wil­hem Fink Ver­lag, Munich, 1995, recen­sé dans Catho­li­ca, n. 48, été 1995, pp. 99–101.)) , de la géné­ra­tion des der­niers élèves de Frie­drich-Hein­rich Ten­bruck, ce socio­logue alle­mand aujourd’hui décé­dé, à l’origine d’une cri­tique radi­cale des sciences humaines ((. L’oeuvre prin­ci­pale dans laquelle est expri­mée cette prise de posi­tion est Die Abschaf­fung des Men­schen. Die unbewäl­tig­ten Sozial­wis­sen­schaf­ten [L’abolition de l’homme. Les sciences sociales non domes­ti­quées], Sty­ria, Graz, 1983. Voir notam­ment « Sciences humaines et idéo­lo­gie », Catho­li­ca, n. 38, juin 1993, pp. 35–40. On trou­ve­ra plus loin l’expression de « sciences sociales » [Sozial­wis­sen­schaf­ten], plus com­mu­né­ment usi­tée en Alle­magne que celle de « sciences sociales » ; rap­pe­lons que les deux expres­sions ont une source com­mune, d’ailleurs ger­ma­nique, dans le concept de Geis­tes­wis­sen­schaf­ten (sciences de l’esprit), titre de l’ouvrage fon­da­teur de Wil­helm Dil­they, dont l’édition fran­çaise, en 1942, a typi­que­ment été inti­tu­lée Intro­duc­tion aux sciences humaines.)) .

Si les psy­cho­logues, les péda­gogues et autres adeptes des sciences sociales jouent un rôle déci­sif dans la socié­té en tant qu’élites pro­fes­sion­nelles, c’est parce que ces experts de la réa­li­té ont impo­sé une nou­velle vision du monde et de nou­veaux espoirs. A l’époque où j’ai écrit ma thèse, j’étais très influen­cé par la pers­pec­tive théo­rique de mon pro­fes­seur Friedrich‑H. Ten­bruck. Je croyais à la thèse d’un vaste com­plot des sciences sociales pour impo­ser leur idéo­lo­gie et prendre ain­si le pou­voir. Il fal­lait donc dénon­cer la machi­na­tion, faire tom­ber les masques des idéo­logues et la véri­té devait s’installer natu­rel­le­ment. Avec le recul, il me semble que la réa­li­té est bien plus com­plexe et ne peut être décrite en termes de com­plot pur et simple. Quand j’ai écrit mon livre, je pen­sais que le phé­no­mène concer­nait essen­tiel­le­ment le domaine ecclé­sial et que c’était à ce niveau que s’était exer­cée une pres­sion sur la pas­to­rale tra­di­tion­nelle. Entre-temps, j’ai pu consta­ter que cette influence s’est avé­rée plus déci­sive encore dans le domaine des men­ta­li­tés, l’idéologie des sciences sociales s’étant en fait bana­li­sée pour deve­nir le cre­do de mon­sieur tout-le-monde. Les appren­tis experts ont en défi­ni­tive fabri­qué une « réa­li­té » qui, s’étant répan­due au-delà de la sphère scien­ti­fique pour impré­gner tous les sec­teurs de la vie, leur a pro­gres­si­ve­ment échap­pé. A par­tir de là, il ne res­tait plus qu’à confir­mer cette réa­li­té ou à la refu­ser. Or, il est très dif­fi­cile pour des intel­lec­tuels qui gagnent leur vie par leurs écrits et leurs dis­cours de contre­dire les inter­pré­ta­tions des hommes ordi­naires qui ne font que reprendre à leur compte ce qu’ils ont enten­du des experts. On a affaire à un cercle vicieux qui ne fait que s’aggraver : ne pou­vant désa­vouer ce qu’ils ont eux-mêmes semé, les intel­lec­tuels se limitent à refor­mu­ler les idées com­munes dans un lan­gage plus scien­ti­fique. Du fait de ce jeu de miroir, il est de plus en plus dif­fi­cile de faire une dif­fé­rence entre la concep­tion de l’homme ordi­naire et celle de l’expert.
Cette uni­for­mi­sa­tion idéo­lo­gique par le biais de la gnose scien­ti­fique et tech­nique atteint tous les sec­teurs de la vie mais c’est dans le domaine reli­gieux qu’elle est la plus signi­fi­ca­tive. L’Eglise a eu en effet ten­dance à anthro­po­lo­gi­ser son dis­cours en jouant de plus en plus sur la rhé­to­rique du besoin : il ne s’agit plus de savoir où est la véri­té mais de dis­cer­ner ce que l’homme attend de l’Eglise. Du côté des prêtres, la ten­ta­tion a été éga­le­ment grande de natu­ra­li­ser la fonc­tion sacer­do­tale en la rédui­sant à une forme huma­niste d’assistanat social. Dès lors dis­pa­raît le Dieu qui punit ain­si que toute forme de culpa­bi­li­té. Si l’Eglise se montre com­plai­sante, elle est la bien­ve­nue. En revanche, là où elle s’affirme et s’oppose, comme par exemple au sujet de la dis­tinc­tion entre amour et sexua­li­té, là où elle exige une pers­pec­tive bien par­ti­cu­lière fon­dée sur la dis­tance vis-à-vis de soi-même, elle est mal reçue. On l’accuse d’être étran­gère au monde, de ne pas com­prendre les vrais besoins des hommes. Evi­dem­ment, il est tou­jours pos­sible de réin­ter­pré­ter la tra­di­tion dans un sens moderne mais cela signi­fie que la tra­di­tion devient négo­ciable, et le rela­ti­visme his­to­ri­ciste n’est pas loin. La théo­lo­gie et l’Eglise ne peuvent démordre de leur Pro­prium, cette façon très par­ti­cu­lière de voir les choses, dans laquelle ce ne sont pré­ci­sé­ment pas l’homme et l’idée qu’il a de lui-même qui sont au centre mais où ce point de vue anthro­po­lo­gique ne prend sa signi­fi­ca­tion que dans l’orientation vers Dieu. Quand je com­prends ce pro­ces­sus d’orientation de l’homme vers Dieu de manière trop humaine, quand je me vois pro­gres­si­ve­ment inca­pable de recon­naître dans le pro­chain le reflet de Dieu, quand je fais de la créa­tion un objet, je déna­ture non seule­ment l’homme mais éga­le­ment la nature dans un pro­ces­sus d’hominisation, d’humanisation de la pers­pec­tive.
Si cer­tains clercs ont été ten­tés de natu­ra­li­ser la fonc­tion sacer­do­tale en la rédui­sant à un rôle d’accompagnement psy­cho­lo­gique, on peut s’interroger sur l’influence qu’ont pu avoir dans ce pro­ces­sus les sciences sociales et notam­ment la psy­cho­lo­gie. Il est éton­nant de consta­ter que ceux qui pré­tendent déte­nir la clé du fonc­tion­ne­ment de l’âme en se récla­mant de la psy­cha­na­lyse et des méthodes de dyna­mique de groupe ne sont pas dans la plu­part des cas de véri­tables experts. Maî­tri­sant la rhé­to­rique et les tech­niques de dis­cus­sion, ils affirment dis­po­ser de la com­pé­tence psy­cho­lo­gique mais n’ont bien sou­vent ni for­ma­tion médi­cale ni com­pé­tence psy­chia­trique ((. Je met­trai à part le cas de la plu­part des psy­cho­logues alle­mands qui, géné­ra­le­ment adeptes de Jung, viennent de la psy­cho­lo­gie sociale et de la tra­di­tion psy­cho­lo­gique spi­ri­tua­liste.)) . Ils pro­duisent donc une com­pé­tence d’un autre style qui a plus à voir avec la cré­di­bi­li­té. En invo­quant leur sta­tut de thé­ra­peutes, ils pro­duisent d’autant plus de cré­di­bi­li­té chez leurs patients que ceux-ci sont acquis aux ver­tus scien­ti­fiques et médi­cales de la psy­cho­lo­gie. Si les psy­cho­logues se sont appro­prié un dis­cours pseu­do-scien­ti­fique qui les rend plau­sibles, cette plau­si­bi­li­té est en fait du même ordre que celle des livres que l’on trouve dans le rayon éso­té­rique des librai­ries. L’influence des sciences sociales et des psy­cho­logues ne résulte abso­lu­ment pas du carac­tère scien­ti­fique de leur pro­pos. Au contraire, c’est dans la mesure où ils offrent un habillage scien­ti­fique à la jus­ti­fi­ca­tion de la praxis domi­nante qu’ils jouent un rôle cen­tral pour apai­ser les consciences. Qui n’a pas enten­du dire à titre d’argument de jus­ti­fi­ca­tion : « Mais n’as-tu pas lu le livre d’Eugen Dre­wer­mann ? Ne sais-tu pas que le fémi­nisme… ? » Tout cela cor­res­pond en fait à une forme d’anti-institutionnalisme : ce n’est pas le prêtre en tant que per­sonne qui appa­raît comme étran­ger et gênant, mais l’Eglise en tant qu’institution mil­lé­naire rap­pe­lant à l’homme ses devoirs et sa condi­tion contin­gente. C’est là toute la dif­fé­rence entre le vieil anti­clé­ri­ca­lisme et cette radi­cale aver­sion pour l’institution ecclé­siale.
Je ne crois pas que la créa­tion d’une agence spé­cia­li­sée dans l’élimination des déchets de l’âme per­met­tra de rendre l’homme heu­reux. Le psy­cho­thé­ra­peute n’est pas en mesure d’absoudre quelqu’un de sa faute per­son­nelle. Il ne peut pas dire : « Cette faute, c’est toi qui l’a com­mise. C’est ta faute per­son­nelle et tu ne dois pas seule­ment te récon­ci­lier avec toi-même et ton pro­chain mais éga­le­ment avec Dieu ». Le psy­cho­thé­ra­peute se limite donc à ren­voyer l’homme à ses pro­blèmes sans véri­ta­ble­ment les résoudre. C’est la méthode psy­cho­lo­gique de la refor­mu­la­tion, cette tech­nique de miroir qui ren­voie la conscience à sa res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle. Cepen­dant, même si vous pre­nez conscience des liens qui vous rendent cou­pables et com­pre­nez pour­quoi cela s’est pas­sé ain­si, vous aurez beau vous trou­ver toutes les excuses pos­sibles, cela ne régle­ra pas votre pro­blème. A la base, il y a en fait l’idée que les pro­blèmes sont mes pro­blèmes et que je peux seul les résoudre. Si vous êtes suf­fi­sam­ment fort, vous par­vien­drez à décrire un che­min de sor­tie mais dans tous les cas, ce n’est pas la science qui vous sou­la­ge­ra la conscience. Je crois que beau­coup de gens res­sentent cer­tains échecs comme des fautes sub­jec­tives et en souffrent for­te­ment. Cepen­dant, ayant per­du tout repère et tout cri­tère de juge­ment, ce n’est pas le psy­cho­logue qui les aide­ra à trou­ver la voie et la véri­té. Au contraire, en retra­vaillant sans cesse la bio­gra­phie de son patient, le psy­cho­logue n’offre comme seule alter­na­tive que la fuite en avant dans un pro­ces­sus sans com­men­ce­ment ni fin qui laisse l’homme seul face à une exis­tence chao­tique consti­tuée de rup­tures suc­ces­sives. Si aujourd’hui il a un tra­vail, demain il n’en aura plus. S’il est marié et a des enfants, demain il vivra seul sans enfants. S’il vit en ville, demain il vivra à la cam­pagne. La réa­li­té, c’est que per­sonne ne veut d’une bio­gra­phie chao­tique. Cha­cun cherche donc à se construire un monde fait de conti­nui­tés. Ayant besoin d’ordre, d’autorité et de dog­ma­tique, l’homme cherche un point d’ancrage qui lui per­mette d’énoncer une nou­velle phrase et de prendre du recul par rap­port à son expé­rience immé­diate. L’homme a besoin d’une pers­pec­tive qui donne sens à cette vie ter­restre. Sur ce point, les experts des sciences sociales ne peuvent appor­ter aucune aide. Ils ont tou­jours eu cette pré­ten­tion d’aider les gens dans les situa­tions de crise mais ils sont deve­nus des conseillers inef­fi­caces et ont de ce fait per­du toute cré­di­bi­li­té.
Para­doxa­le­ment, c’est au moment où les psy­cho­logues perdent celle-ci que l’on assiste à la mon­tée des dis­ci­plines de conseil ain­si qu’à la tech­ni­ci­sa­tion de l’ensemble des pro­fes­sions. Sans diplômes tech­niques, une reli­gieuse ne peut plus être consi­dé­rée comme une pro­fes­sion­nelle de l’assistance aux malades. A quoi cela sert-il de dire le rosaire pen­dant que les gens meurent ? Ce n’est ni scien­ti­fique ni direc­te­ment utile maté­riel­le­ment. A une struc­ture basée sur la cha­leur humaine suc­cède donc une struc­ture fon­dée sur la construc­tion de la com­pé­tence. De plus en plus de jeunes se lancent dans cette filière psy­cho­lo­gique. Il faut bien leur trou­ver des débou­chés. Ils se retrouvent donc dans la police cri­mi­nelle, dans les pri­sons, dans les écoles ou font de l’assistance psy­cho­lo­gique en milieu hos­pi­ta­lier. Le jar­gon pseu­do-scien­ti­fique ne sert qu’à mas­quer leur propre incom­pé­tence. Quand on voit la vio­lence à l’école, on devrait s’interroger sur les rai­sons pro­fondes d’un tel phé­no­mène mais, au lieu de cela, on pré­fère nom­mer un média­teur ou un psy­cho­logue sco­laire. Le pos­tu­lat de base, c’est que quelqu’un qui a un diplôme est néces­sai­re­ment plus intel­li­gent que quelqu’un qui n’en a pas. L’idée qui sous-tend la pré­sence des experts de ce style est que les gens sont inca­pables de résoudre leurs propres pro­blèmes. Or cela ne cor­res­pond pas à la réa­li­té. C’est une vision pes­si­miste des choses que de dire que les gens sont si bêtes qu’ils ne peuvent se pas­ser d’experts.
Cette mon­tée des pra­ti­ciens des sciences sociales sonne en défi­ni­tive comme le chant du cygne. Les sciences humaines et la psy­cho­lo­gie connaissent en effet une crise pro­fonde. L’intellectuel n’a plus à se jus­ti­fier par rap­port à lui-même et sa dis­ci­pline mais doit sans cesse consi­dé­rer l’utilité sociale de ce qu’il fait. Il s’agit d’un pro­blème très géné­ral qui touche l’ensemble des ins­ti­tu­tions, Eglise y com­pris. Le concept d’arcane (de secret, de saint des saints) dis­pa­raît pour lais­ser la place au para­digme uti­li­ta­riste. Les Lumières sont aujourd’hui arri­vées au bout de leur logique. Il ne s’agit plus de connais­sance et de dévoi­le­ment. Le mot d’ordre de Kant, « sapere aude » — ose savoir ! —, est per­du de vue. La seule chose qui compte aujourd’hui, c’est la tech­nique. Même si la cré­di­bi­li­té conti­nue à s’obtenir par l’emballage rhé­to­rique, on peut dire mal­gré tout que la reli­gion scien­ti­fique est for­te­ment ébran­lée. Vis-à-vis de l’expert, on trouve désor­mais un mélange de doute et de croyance. Si un livre com­porte des notes en quan­ti­té, on en dédui­ra tan­tôt l’imposture, tan­tôt l’admiration. L’essentiel pour les gens, c’est l’emballage scien­ti­fique, c’est l’accumulation des infor­ma­tions qui aug­mente la plau­si­bi­li­té scien­ti­fique de ce que l’on expose.
Le concept de des­tin est essen­tiel pour com­prendre cette nou­velle atmo­sphère. On com­prend pour­quoi l’ésotérisme et la reli­gio­si­té de type gnos­tique ont tant de suc­cès. La men­ta­li­té ambiante est au fata­lisme. Dans le drame thé­ra­peu­tique des années soixante, il y avait l’idée que la simple énon­cia­tion des pro­blèmes per­met­tait de les résoudre. On retrou­vait là cette croyance irrai­son­née à la com­mu­ni­ca­tion qui oublie que c’est dans le silence qu’on règle le mieux ses dif­fi­cul­tés.
Aujourd’hui, c’est l’absence de parole (Spra­chlo­sig­keit) qui devient pro­blé­ma­tique. Il ne s’agit ni de silence ni de contem­pla­tion, mais de mutisme. On arrive à la situa­tion où on ne par­vient plus à for­mu­ler les dif­fi­cul­tés que l’on a avec soi-même et son entou­rage. Pour cela, il faut en effet une gram­maire, des repères et des cri­tères pour pou­voir prendre du recul par rap­port à ce que l’on est en train de vivre. Et ce n’est pas en invo­quant une néces­si­té his­to­rique qu’on règle le pro­blème sur­tout quand celle-ci est per­çue comme com­plè­te­ment fac­tice. Pre­nons ces grands concepts de glo­ba­li­sa­tion, d’individualisation, de ratio­na­li­sa­tion. Il s’agit dans chaque cas d’une forme de réduc­tion­nisme qui ne cor­res­pond pas à la réa­li­té des rela­tions entre les hommes. L’homme ne vit pas une situa­tion glo­bale com­plexe : il n’y a que les médias qui rendent les choses com­plexes.
Quand on vous explique à lon­gueur de jour­née que vous n’êtes qu’un grain de sable, qu’un rouage insé­ré dans une machi­ne­rie com­plexe et incon­trô­lable, cela a pour effet de vous désar­mer intel­lec­tuel­le­ment, de vous rendre muet. S’il y a un fos­sé de plus en plus consi­dé­rable entre la com­pré­hen­sion du monde de l’homme ordi­naire et celle des experts, en même temps, ces der­niers sont de plus en plus insi­gni­fiants parce qu’ils ne donnent aucune réponse uni­fiée. La confu­sion deve­nant de plus en plus grande, tout se passe comme s’il n’y avait plus de solu­tion réelle, que ce soit dans le domaine poli­tique, éco­no­mique ou de la vie quo­ti­dienne si bien que n’importe quelle déci­sion peut être légi­ti­mée a pos­te­rio­ri par un expert. Nous vivons à une époque où le besoin d’autorité, de repères est extrê­me­ment grand mais où, en même temps, les auto­ri­tés deve­nues de plus en plus insi­gni­fiantes ne sont plus en mesure d’exercer un rôle.
L’optimisme lié à la croyance pro­gres­siste ayant dis­pa­ru pour lais­ser place à la dés­illu­sion, c’est le quié­tisme qui s’installe. On cherche la paix, le confort et on se dés­in­té­resse du reste pour évi­ter de s’engager. Chez les jeunes, il est éton­nant par exemple de voir à quel point le confor­misme est grand, notam­ment dans les choix d’orientation d’études ou les choix pro­fes­sion­nels. L’objectif est de s’insérer et de gagner la sécu­ri­té d’une bonne place. Tout le reste est sans inté­rêt. Pour­quoi fau­drait-il étu­dier les langues anciennes dans la mesure où elles sont inutiles pour obte­nir un bon job ? Même si la socio­lo­gie a ten­dance à tout décrire en termes de pro­ces­sus d’autonomisation, d’individualisation et de ratio­na­li­sa­tion — le fait de jouer à la bourse dès l’âge de seize ans est ain­si le signe d’une plus grande matu­ri­té — la réa­li­té est plu­tôt celle de l’embourgeoisement pré­coce de jeunes vieillis avant l’âge. Du coup, ayant tout vu, tout connu, c’est l’ennui qui domine ; l’esthétique, dans la mesure où elle offre une pos­si­bi­li­té de chan­ge­ment et de renou­vel­le­ment, consti­tue le der­nier refuge. Ce qui compte, ce n’est donc plus le fond des choses mais leur appa­rence exté­rieure. Boire du vin n’a rien d’original dans la mesure où tout le monde en boit. Mais ce qui compte, c’est qu’il soit cher, que la bou­teille soit belle, que l’étiquette soit ori­gi­nale, etc. Le cri­tère esthé­tique devient alors déter­mi­nant. Instable et fra­gile, l’identité indi­vi­duelle se trans­forme en une construc­tion, un raf­fi­ne­ment arti­fi­ciel, une sty­li­sa­tion. Par­ler de style de vie n’est à cet égard pas inno­cent : l’identité se construit en réfé­rence à des modèles tout faits offerts comme des pro­duits de consom­ma­tion sur les rayons du mar­ché de l’identité. Les phé­no­mènes de mode jouant à plein, il faut évi­dem­ment être flexible, adap­ta­tif. La recherche de soi-même consti­tue le concept clé de cette nou­velle idéo­lo­gie : qui n’a pas enten­du par­ler du nou­vel impé­ra­tif d’être soi-même ? Ce concept d’identité est à mettre en rela­tion avec le prin­cipe du doute sur soi-même : « Suis-je ce que je suis ? Ma femme est-elle ce qu’elle est ? Mes enfants sont-ils ce qu’ils doivent être ? » Je pense que cette immé­dia­te­té contient une absence de dis­tance, la faim d’une cer­taine sorte de com­plé­tude dans un contexte humain où l’on n’expérimente que des dif­fé­rences. Alors on veut être au moins en accord avec soi-même. Le confor­misme, cette forme d’insertion dans des caté­go­ries toutes faites, ne s’explique para­doxa­le­ment que par cette volon­té d’être quelque chose de com­plè­te­ment spé­ci­fique et sin­gu­lier. C’est ce qu’explique Toc­que­ville dans De la démo­cra­tie en Amé­rique mais éga­le­ment Bern­hard Groe­thuy­sen dans un livre inti­tu­lé Die Ents­te­hung der bür­ger­li­chen Welt — und Leben­san­schauung in Fran­kreich ((. Les ori­gines de l’esprit bour­geois en France, Franc­fort-sur-le-Main, 1978.)) . Ce der­nier décrit com­ment, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’Eglise et le monde s’affrontent sur des visions dif­fé­rentes et com­ment les clercs finissent par admettre les hypo­thèses intel­lec­tuelles du camp adverse. A cela s’ajoute le fait qu’au XIXe siècle se déve­loppe avec l’historicisme une plu­ra­li­sa­tion des visions du monde. On admet qu’il y a plu­sieurs manières de voir les choses et on voit naître ain­si de mul­tiples groupes d’appartenance à carac­tère idéo­lo­gique : les posi­ti­vistes, les idéa­listes, les natio­na­listes, etc. Les idées n’étant en défi­ni­tive que des ins­tru­ments de pou­voir et de construc­tion de l’identité, l’expérience que l’on fait alors, c’est que l’on peut chan­ger de point de vue sans avoir le sen­ti­ment de se par­ju­rer. C’est la décou­verte de l’opportunisme. Quelqu’un comme Georges Sorel a par­cou­ru tout le spectre idéo­lo­gique, du posi­ti­visme au syn­di­ca­lisme en pas­sant par le fas­cisme. Il n’y a aucune vision du monde qui oblige de manière abso­lue. Certes, elle néces­site une adhé­sion mais celle-ci ne vaut qu’aussi long­temps qu’elle garde un carac­tère de plau­si­bi­li­té vis-à-vis de l’individu. Le lien à l’idéologie n’a donc rien à voir avec le lien à la patrie ou la tra­di­tion ; il est de l’ordre de la reli­gion par­ti­cu­lière, non de la reli­gio au sens fort du terme.
L’individu se déter­mine intel­lec­tuel­le­ment en fai­sant en sorte que ce qu’il tient pour vrai soit iden­tique avec ce qu’il pense. Entre ce qu’il croit, ce qu’il pense et ce qu’il sait, il n’y a pas de dif­fé­rence. On ne va plus aller au fond des choses. Le dis­cours post­mo­derne répond selon moi à une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion d’une phi­lo­so­phie de la super­fi­cia­li­té. C’est l’impression que l’on a dans de nom­breux col­loques : les dis­cus­sions ne sont pas inin­té­res­santes mais on se demande en défi­ni­tive quelle est la ques­tion. C’est la fin de la logique binaire la plus élé­men­taire. Si des étu­diants, face à des thèses contra­dic­toires, tentent de reve­nir à la logique la plus simple en mon­trant que si A est vrai, alors B est faux, ils reçoivent géné­ra­le­ment comme réponse : « Pour­quoi ? je ne com­prends pas. Il y en a un qui est d’un avis et un autre qui est d’un autre ». Je crois que la gra­vi­té de la situa­tion ne réside pas tant dans le carac­tère dan­ge­reux des idéo­lo­gies aux­quelles on a affaire mais dans le fait que la base de la logique binaire la plus simple est désor­mais détruite. Nous vivons dans un monde où cha­cun doit avoir immé­dia­te­ment des réponses aux pro­blèmes posés. Cela me fait pen­ser à la phrase de Ches­ter­ton : « Le monde est plein de réponses à des pro­blèmes que per­sonne n’a posés ». Per­sonne ne sait plus où sont les ques­tions. Alors les dis­cus­sions sont bien sou­vent sans logique ni objet. On entre dans l’ère du dis­cours pour le dis­cours, celle du diver­tis­se­ment à l’état pur.