Revue de réflexion politique et religieuse.

De la reli­gion à la gnose scien­ti­fique

Article publié le 9 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Para­doxa­le­ment, c’est au moment où les psy­cho­logues perdent celle-ci que l’on assiste à la mon­tée des dis­ci­plines de conseil ain­si qu’à la tech­ni­ci­sa­tion de l’ensemble des pro­fes­sions. Sans diplômes tech­niques, une reli­gieuse ne peut plus être consi­dé­rée comme une pro­fes­sion­nelle de l’assistance aux malades. A quoi cela sert-il de dire le rosaire pen­dant que les gens meurent ? Ce n’est ni scien­ti­fique ni direc­te­ment utile maté­riel­le­ment. A une struc­ture basée sur la cha­leur humaine suc­cède donc une struc­ture fon­dée sur la construc­tion de la com­pé­tence. De plus en plus de jeunes se lancent dans cette filière psy­cho­lo­gique. Il faut bien leur trou­ver des débou­chés. Ils se retrouvent donc dans la police cri­mi­nelle, dans les pri­sons, dans les écoles ou font de l’assistance psy­cho­lo­gique en milieu hos­pi­ta­lier. Le jar­gon pseu­do-scien­ti­fique ne sert qu’à mas­quer leur propre incom­pé­tence. Quand on voit la vio­lence à l’école, on devrait s’interroger sur les rai­sons pro­fondes d’un tel phé­no­mène mais, au lieu de cela, on pré­fère nom­mer un média­teur ou un psy­cho­logue sco­laire. Le pos­tu­lat de base, c’est que quelqu’un qui a un diplôme est néces­sai­re­ment plus intel­li­gent que quelqu’un qui n’en a pas. L’idée qui sous-tend la pré­sence des experts de ce style est que les gens sont inca­pables de résoudre leurs propres pro­blèmes. Or cela ne cor­res­pond pas à la réa­li­té. C’est une vision pes­si­miste des choses que de dire que les gens sont si bêtes qu’ils ne peuvent se pas­ser d’experts.
Cette mon­tée des pra­ti­ciens des sciences sociales sonne en défi­ni­tive comme le chant du cygne. Les sciences humaines et la psy­cho­lo­gie connaissent en effet une crise pro­fonde. L’intellectuel n’a plus à se jus­ti­fier par rap­port à lui-même et sa dis­ci­pline mais doit sans cesse consi­dé­rer l’utilité sociale de ce qu’il fait. Il s’agit d’un pro­blème très géné­ral qui touche l’ensemble des ins­ti­tu­tions, Eglise y com­pris. Le concept d’arcane (de secret, de saint des saints) dis­pa­raît pour lais­ser la place au para­digme uti­li­ta­riste. Les Lumières sont aujourd’hui arri­vées au bout de leur logique. Il ne s’agit plus de connais­sance et de dévoi­le­ment. Le mot d’ordre de Kant, « sapere aude » — ose savoir ! —, est per­du de vue. La seule chose qui compte aujourd’hui, c’est la tech­nique. Même si la cré­di­bi­li­té conti­nue à s’obtenir par l’emballage rhé­to­rique, on peut dire mal­gré tout que la reli­gion scien­ti­fique est for­te­ment ébran­lée. Vis-à-vis de l’expert, on trouve désor­mais un mélange de doute et de croyance. Si un livre com­porte des notes en quan­ti­té, on en dédui­ra tan­tôt l’imposture, tan­tôt l’admiration. L’essentiel pour les gens, c’est l’emballage scien­ti­fique, c’est l’accumulation des infor­ma­tions qui aug­mente la plau­si­bi­li­té scien­ti­fique de ce que l’on expose.
Le concept de des­tin est essen­tiel pour com­prendre cette nou­velle atmo­sphère. On com­prend pour­quoi l’ésotérisme et la reli­gio­si­té de type gnos­tique ont tant de suc­cès. La men­ta­li­té ambiante est au fata­lisme. Dans le drame thé­ra­peu­tique des années soixante, il y avait l’idée que la simple énon­cia­tion des pro­blèmes per­met­tait de les résoudre. On retrou­vait là cette croyance irrai­son­née à la com­mu­ni­ca­tion qui oublie que c’est dans le silence qu’on règle le mieux ses dif­fi­cul­tés.
Aujourd’hui, c’est l’absence de parole (Spra­chlo­sig­keit) qui devient pro­blé­ma­tique. Il ne s’agit ni de silence ni de contem­pla­tion, mais de mutisme. On arrive à la situa­tion où on ne par­vient plus à for­mu­ler les dif­fi­cul­tés que l’on a avec soi-même et son entou­rage. Pour cela, il faut en effet une gram­maire, des repères et des cri­tères pour pou­voir prendre du recul par rap­port à ce que l’on est en train de vivre. Et ce n’est pas en invo­quant une néces­si­té his­to­rique qu’on règle le pro­blème sur­tout quand celle-ci est per­çue comme com­plè­te­ment fac­tice. Pre­nons ces grands concepts de glo­ba­li­sa­tion, d’individualisation, de ratio­na­li­sa­tion. Il s’agit dans chaque cas d’une forme de réduc­tion­nisme qui ne cor­res­pond pas à la réa­li­té des rela­tions entre les hommes. L’homme ne vit pas une situa­tion glo­bale com­plexe : il n’y a que les médias qui rendent les choses com­plexes.
Quand on vous explique à lon­gueur de jour­née que vous n’êtes qu’un grain de sable, qu’un rouage insé­ré dans une machi­ne­rie com­plexe et incon­trô­lable, cela a pour effet de vous désar­mer intel­lec­tuel­le­ment, de vous rendre muet. S’il y a un fos­sé de plus en plus consi­dé­rable entre la com­pré­hen­sion du monde de l’homme ordi­naire et celle des experts, en même temps, ces der­niers sont de plus en plus insi­gni­fiants parce qu’ils ne donnent aucune réponse uni­fiée. La confu­sion deve­nant de plus en plus grande, tout se passe comme s’il n’y avait plus de solu­tion réelle, que ce soit dans le domaine poli­tique, éco­no­mique ou de la vie quo­ti­dienne si bien que n’importe quelle déci­sion peut être légi­ti­mée a pos­te­rio­ri par un expert. Nous vivons à une époque où le besoin d’autorité, de repères est extrê­me­ment grand mais où, en même temps, les auto­ri­tés deve­nues de plus en plus insi­gni­fiantes ne sont plus en mesure d’exercer un rôle.
L’optimisme lié à la croyance pro­gres­siste ayant dis­pa­ru pour lais­ser place à la dés­illu­sion, c’est le quié­tisme qui s’installe. On cherche la paix, le confort et on se dés­in­té­resse du reste pour évi­ter de s’engager. Chez les jeunes, il est éton­nant par exemple de voir à quel point le confor­misme est grand, notam­ment dans les choix d’orientation d’études ou les choix pro­fes­sion­nels. L’objectif est de s’insérer et de gagner la sécu­ri­té d’une bonne place. Tout le reste est sans inté­rêt. Pour­quoi fau­drait-il étu­dier les langues anciennes dans la mesure où elles sont inutiles pour obte­nir un bon job ? Même si la socio­lo­gie a ten­dance à tout décrire en termes de pro­ces­sus d’autonomisation, d’individualisation et de ratio­na­li­sa­tion — le fait de jouer à la bourse dès l’âge de seize ans est ain­si le signe d’une plus grande matu­ri­té — la réa­li­té est plu­tôt celle de l’embourgeoisement pré­coce de jeunes vieillis avant l’âge. Du coup, ayant tout vu, tout connu, c’est l’ennui qui domine ; l’esthétique, dans la mesure où elle offre une pos­si­bi­li­té de chan­ge­ment et de renou­vel­le­ment, consti­tue le der­nier refuge. Ce qui compte, ce n’est donc plus le fond des choses mais leur appa­rence exté­rieure. Boire du vin n’a rien d’original dans la mesure où tout le monde en boit. Mais ce qui compte, c’est qu’il soit cher, que la bou­teille soit belle, que l’étiquette soit ori­gi­nale, etc. Le cri­tère esthé­tique devient alors déter­mi­nant. Instable et fra­gile, l’identité indi­vi­duelle se trans­forme en une construc­tion, un raf­fi­ne­ment arti­fi­ciel, une sty­li­sa­tion. Par­ler de style de vie n’est à cet égard pas inno­cent : l’identité se construit en réfé­rence à des modèles tout faits offerts comme des pro­duits de consom­ma­tion sur les rayons du mar­ché de l’identité. Les phé­no­mènes de mode jouant à plein, il faut évi­dem­ment être flexible, adap­ta­tif. La recherche de soi-même consti­tue le concept clé de cette nou­velle idéo­lo­gie : qui n’a pas enten­du par­ler du nou­vel impé­ra­tif d’être soi-même ? Ce concept d’identité est à mettre en rela­tion avec le prin­cipe du doute sur soi-même : « Suis-je ce que je suis ? Ma femme est-elle ce qu’elle est ? Mes enfants sont-ils ce qu’ils doivent être ? » Je pense que cette immé­dia­te­té contient une absence de dis­tance, la faim d’une cer­taine sorte de com­plé­tude dans un contexte humain où l’on n’expérimente que des dif­fé­rences. Alors on veut être au moins en accord avec soi-même. Le confor­misme, cette forme d’insertion dans des caté­go­ries toutes faites, ne s’explique para­doxa­le­ment que par cette volon­té d’être quelque chose de com­plè­te­ment spé­ci­fique et sin­gu­lier. C’est ce qu’explique Toc­que­ville dans De la démo­cra­tie en Amé­rique mais éga­le­ment Bern­hard Groe­thuy­sen dans un livre inti­tu­lé Die Ents­te­hung der bür­ger­li­chen Welt — und Leben­san­schauung in Fran­kreich ((. Les ori­gines de l’esprit bour­geois en France, Franc­fort-sur-le-Main, 1978.)) . Ce der­nier décrit com­ment, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’Eglise et le monde s’affrontent sur des visions dif­fé­rentes et com­ment les clercs finissent par admettre les hypo­thèses intel­lec­tuelles du camp adverse. A cela s’ajoute le fait qu’au XIXe siècle se déve­loppe avec l’historicisme une plu­ra­li­sa­tion des visions du monde. On admet qu’il y a plu­sieurs manières de voir les choses et on voit naître ain­si de mul­tiples groupes d’appartenance à carac­tère idéo­lo­gique : les posi­ti­vistes, les idéa­listes, les natio­na­listes, etc. Les idées n’étant en défi­ni­tive que des ins­tru­ments de pou­voir et de construc­tion de l’identité, l’expérience que l’on fait alors, c’est que l’on peut chan­ger de point de vue sans avoir le sen­ti­ment de se par­ju­rer. C’est la décou­verte de l’opportunisme. Quelqu’un comme Georges Sorel a par­cou­ru tout le spectre idéo­lo­gique, du posi­ti­visme au syn­di­ca­lisme en pas­sant par le fas­cisme. Il n’y a aucune vision du monde qui oblige de manière abso­lue. Certes, elle néces­site une adhé­sion mais celle-ci ne vaut qu’aussi long­temps qu’elle garde un carac­tère de plau­si­bi­li­té vis-à-vis de l’individu. Le lien à l’idéologie n’a donc rien à voir avec le lien à la patrie ou la tra­di­tion ; il est de l’ordre de la reli­gion par­ti­cu­lière, non de la reli­gio au sens fort du terme.
L’individu se déter­mine intel­lec­tuel­le­ment en fai­sant en sorte que ce qu’il tient pour vrai soit iden­tique avec ce qu’il pense. Entre ce qu’il croit, ce qu’il pense et ce qu’il sait, il n’y a pas de dif­fé­rence. On ne va plus aller au fond des choses. Le dis­cours post­mo­derne répond selon moi à une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion d’une phi­lo­so­phie de la super­fi­cia­li­té. C’est l’impression que l’on a dans de nom­breux col­loques : les dis­cus­sions ne sont pas inin­té­res­santes mais on se demande en défi­ni­tive quelle est la ques­tion. C’est la fin de la logique binaire la plus élé­men­taire. Si des étu­diants, face à des thèses contra­dic­toires, tentent de reve­nir à la logique la plus simple en mon­trant que si A est vrai, alors B est faux, ils reçoivent géné­ra­le­ment comme réponse : « Pour­quoi ? je ne com­prends pas. Il y en a un qui est d’un avis et un autre qui est d’un autre ». Je crois que la gra­vi­té de la situa­tion ne réside pas tant dans le carac­tère dan­ge­reux des idéo­lo­gies aux­quelles on a affaire mais dans le fait que la base de la logique binaire la plus simple est désor­mais détruite. Nous vivons dans un monde où cha­cun doit avoir immé­dia­te­ment des réponses aux pro­blèmes posés. Cela me fait pen­ser à la phrase de Ches­ter­ton : « Le monde est plein de réponses à des pro­blèmes que per­sonne n’a posés ». Per­sonne ne sait plus où sont les ques­tions. Alors les dis­cus­sions sont bien sou­vent sans logique ni objet. On entre dans l’ère du dis­cours pour le dis­cours, celle du diver­tis­se­ment à l’état pur.

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