- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Numé­ro 115 : Une culture de la culpa­bi­li­té

Loin des pers­pec­tives de récon­ci­lia­tion entre l’Eglise et le « monde de ce temps » c’est le thème du rela­ti­visme et de sa « dic­ta­ture » qui est aujourd’hui une pré­oc­cu­pa­tion majeure. La socié­té post­mo­derne n’est guère accueillante, elle va même au-delà de l’indifférence de masse envers la reli­gion, par­ti­cu­liè­re­ment dans les pays d’ancienne chré­tien­té euro­péenne. Elle est même en pleine guerre cultu­relle, avec pour armes le dis­cours sophis­tique, la mani­pu­la­tion séman­tique, l’intimidation, la cor­rup­tion morale, l’exclusion, sans cepen­dant omettre la contrainte légale. Dans toute guerre psy­cho­lo­gique, la culpa­bi­li­sa­tion est une arme pri­vi­lé­giée. Elle tend à miner le moral de l’adversaire non seule­ment en le fai­sant dou­ter de sa cause mais en insuf­flant en lui la honte de la défendre, et ain­si obte­nir sans effort sa mise hors de com­bat. L’Art de la guerre de Sun Tzu posait ce prin­cipe : « Il faut plu­tôt sub­ju­guer l’ennemi sans don­ner bataille : ce sera là le cas où plus vous vous élè­ve­rez au-des­sus du bon, plus vous appro­che­rez de l’incomparable et de l’excellent ». De là, à toute époque, le rôle des agents d’influence char­gés de convaincre de l’inutilité de pour­suivre la lutte per­due d’avance alors quecouverture-115 conces­sions ou red­di­tion négo­ciée per­met­traient de sau­ver vies et biens. La nou­veau­té moderne est d’avoir uti­li­sé le pro­cé­dé dans une pers­pec­tive pré­ven­tive. L’important n’est pas de faire ces­ser le com­bat, mais d’anéantir l’idée même de com­bat au béné­fice de la pas­si­vi­té. L’époque des Lumières avait déjà per­mis de véri­fier à quel point pou­vait être effi­cace la désta­bi­li­sa­tion intel­lec­tuelle et morale préa­lable à l’accès au pou­voir d’une nou­velle classe révo­lu­tion­naire. La stra­té­gie de Gram­sci s’est clai­re­ment ins­pi­rée de ce pré­cé­dent. Elle a théo­ri­sé la sape des assises morales de la socié­té à abattre en s’en pre­nant à ses élites, cher­chant à délé­gi­ti­mer a prio­ri leurs convic­tions, à obte­nir l’adhésion à la culture sub­ver­sive avant d’envisager le recours éven­tuel à la vio­lence phy­sique : une « guerre de posi­tions » préa­lable à une hypo­thé­tique et pro­ba­ble­ment inutile « guerre de mou­ve­ment ». Dans cette entre­prise, jeter le soup­çon sur les valeurs éta­blies tient une place essen­tielle. (Elle peut néan­moins se retour­ner contre ceux qui l’utilisent, comme Augus­to Del Noce l’a bien mon­tré à pro­pos de Gram­sci, consi­dé­rant qu’à force de jeter le doute il s’est fait le fos­soyeur de l’idée révo­lu­tion­naire elle-même. Mais cela est une autre ques­tion.)
Une méthode ana­logue a été employée à grande échelle dans l’Allemagne d’après-guerre, avec la mise en oeuvre de la déna­zi­fi­ca­tion (Ent­na­zi­fi­zie­rung), mise au point par des membres de l’Ecole de Franc­fort réfu­giés aux Etats-Unis, en vue de para­ly­ser dans l’oeuf le bel­li­cisme ger­ma­nique et toute la chaîne de ses causes et condi­tions sup­po­sées. Ce pro­gramme s’est tra­duit par une dépré­cia­tion sys­té­ma­tique des ver­tus mili­taires tra­di­tion­nelles de l’Allemagne, telles que le cou­rage, l’héroïsme, le patrio­tisme, mais aus­si de la légi­ti­mi­té des struc­tures fami­liales et des modes de vie tra­di­tion­nels consi­dé­rés comme leur foyer natu­rel. Même frei­né par les contre­coups de la Guerre froide, ce pro­jet reste une grande ten­ta­tive de culpa­bi­li­sa­tion de masse à vue pré­ven­tive (cf. Ador­no et al., Etudes sur la per­son­na­li­té auto­ri­taire, Allia, 2007).
D’autres stra­té­gies cultu­relles, mises en oeuvre sous nos yeux, sont plus com­plexes du fait qu’elles ne reposent pas sur une orga­ni­sa­tion cen­tra­li­sée (comme pou­vait l’être le par­ti com­mu­niste dans la pen­sée de Gram­sci) ou ne résultent d’aucune mis­sion offi­cielle sou­te­nue par des puis­sances mili­taires vic­to­rieuses, comme ce fut le cas pour la déna­zi­fi­ca­tion ; à l’inverse, elles mettent en jeu des struc­tures encore plus puis­santes et diver­si­fiées, et elles inter­viennent dans un cli­mat de décom­po­si­tion des démo­cra­ties for­melles, de bou­le­ver­se­ment social et démo­gra­phique, de pres­sions supra­na­tio­nales et alors que l’Eglise est encore en pleine crise. C’est pour ces rai­sons que par­ler de « dic­ta­ture du rela­ti­visme » est insuf­fi­sant, car ce que nous voyons ain­si s’opérer relève d’un pro­ces­sus de très grande ampleur, pro­ba­ble­ment appe­lé à voir se pro­lon­ger lon­gue­ment ses effets. Si la culpa­bi­li­sa­tion n’est pas la seule arme qui s’y trouve mise en jeu, elle en est tou­te­fois un moyen pri­vi­lé­gié pour obte­nir la neu­tra­li­sa­tion de toute résis­tance. Elle est l’instrument par lequel est recher­ché le consen­te­ment de la vic­time à sa propre éli­mi­na­tion, consen­te­ment qui doit s’exprimer dans des actes publics et répé­tés, com­mu­né­ment pla­cés sous le vocable empha­tique de repen­tance.
Le fait est que les injonc­tions à la repen­tance ont une fonc­tion « décep­tive », qui ne vise pas tant à obte­nir le regret d’actes mau­vais du pas­sé – réels, majo­rés voire inven­tés de toutes pièces – de la part de ceux qui les ont com­mis, qu’à délé­gi­ti­mer, bien au-delà de ces actes, l’ensemble des repères poli­tiques, reli­gieux, moraux, intel­lec­tuels, artis­tiques, etc. qui ont consti­tué le cadre du pas­sé, autre­ment dit à consi­dé­rer ces réfé­rences comme intrin­sè­que­ment mau­vaises, et obte­nir qu’elles soient effec­ti­ve­ment reje­tées par ceux-là mêmes qui devraient le plus les hono­rer, ne serait-ce que par une conduite exem­plaire. Le dépla­ce­ment est donc net, du repen­tir des inté­res­sés à leur consen­te­ment à l’autodestruction.
La culpa­bi­li­sa­tion pro­fite lar­ge­ment de la culture chré­tienne, dont elle récu­père et détourne les concepts. D’autre part elle ne réus­sit son effet, dans l’hypothèse où elle s’appuie sur des crimes ima­gi­naires ou, ce qui est plus sub­til, ampli­fiés, que sur des consciences mal struc­tu­rées, labiles, sen­ti­men­tales, scru­pu­leuses, faciles à ébran­ler. Ou bien alors sur la dupli­ci­té, qui feint d’éprouver des remords pour en tirer quelque avan­tage ; il est inutile de sou­li­gner qu’un ver­nis de culture chré­tienne faci­lite indi­rec­te­ment ce genre d’hypocrisie. Dans l’un et l’autre cas ceux qui tombent dans le piège de la culpa­bi­li­té se trans­forment en alliés – res­pec­ti­ve­ment « objec­tifs » ou « sub­jec­tifs » – de ceux qui le leur tendent. L’ennemi n’a plus besoin de Che­val de Troie, il a déjà ses alliés dans la place.

* * *

La repen­tance, démarche que recherche la culpa­bi­li­sa­tion évo­quée ici, n’est deve­nue un phé­no­mène poli­tique signi­fi­ca­tif, puis enva­his­sant, que de manière récente, liée au départ, semble-t-il, à ce que Nor­man Fin­kel­stein a appe­lé l’« indus­trie de l’Holocauste », appa­rue à par­tir des années 1970. D’autres formes de pres­sion sans lien avec de telles requêtes ont emboî­té le pas, telles les grandes cam­pagnes anti­ra­cistes de la fin des années 1980, ou pen­dant la même période, l’apparition des mou­ve­ments acti­vistes fémi­nistes et « gay », ou encore l’anticolonialisme a pos­te­rio­ri des « études post­co­lo­niales » actuel­le­ment en pleine expan­sion. La diver­si­té des acteurs et des thèmes est donc patente, mais tout aus­si évi­dente la grande paren­té des méthodes et des résul­tats. Aujourd’hui il est assez clair que l’utilisation de l’arme de la culpa­bi­li­sa­tion est prin­ci­pa­le­ment employée au pro­fit de l’imposition de la socié­té mul­ti­cul­tu­relle, néces­saire à la marche en avant des impé­ria­lismes éco­no­miques pla­né­taires. Cela n’exclut pas pour autant d’autres théâtres d’opérations.
Le manque de sin­cé­ri­té des repen­tances offi­cielles entre dans la pano­plie du machia­vé­lisme ordi­naire, le jeu de bas­cule entre forces acti­vistes « du mou­ve­ment » et « par­ti de l’ordre » per­met­tant d’arriver au résul­tat escomp­té par les uns et d’amortir les réac­tions de rejet qu’ils sus­citent grâce aux autres. Par­fois il est très clair que la repen­tance n’est qu’une figure de style à but éco­no­mique (ce fut le cas du trai­té de 2008 entre Sil­vio Ber­lus­co­ni et Muham­mar Kadha­fi : repen­tance contre pétrole).
Concer­nant l’Eglise, la ques­tion pré­sente des traits par­ti­cu­liers, plus sub­tils et aus­si plus lourds de consé­quences, tant du point de vue des réper­cus­sions internes qu’en rai­son des effets para­ly­sants sur son rôle tra­di­tion­nel de defen­sor civi­ta­tis, voire d’inversion de ce rôle pour en faire celui d’un accé­lé­ra­teur du pro­ces­sus de des­truc­tion. De nom­breux élé­ments d’Eglise sont entrés dans le jeu de la repen­tance, sans en reti­rer, bien au contraire, l’apaisement espé­ré en retour. Tout s’est pas­sé au contraire comme si le fait de deman­der par­don pour toutes sortes d’actes du pas­sé, fon­dés ou infon­dés, n’avait pour effet prin­ci­pal que de ravi­ver une haine insa­tiable du chris­tia­nisme. Il reste à essayer de com­prendre non pas la rai­son de ce manque de gra­ti­tude, trop facile à devi­ner de la part d’adversaires de tous hori­zons qui n’ont jamais eu l’intention de désar­mer, mais plu­tôt les rai­sons rela­ti­ve­ment com­plexes de l’entrée dans ce jeu pipé et de la ten­dance per­sis­tante à vou­loir y par­ti­ci­per.
Il faut tout d’abord remar­quer que la repen­tance est un concept chré­tien – le mot lui-même est appa­ru dans la langue fran­çaise au début du XIIe siècle – expri­mant le vif regret d’avoir com­mis un péché, la volon­té de le répa­rer et la réso­lu­tion de ne pas le com­mettre à nou­veau : tout à la fois repen­tir et péni­tence. La démarche est aus­si indi­vi­duelle que le péché (mul­ti-indi­vi­duelle donc lorsque plu­sieurs ont péché ensemble), mais elle peut aus­si être assu­mée d’une cer­taine manière par d’autres au nom de la soli­da­ri­té morale. Un saint Fran­çois Bor­gia peut ain­si rache­ter par une vie de péni­tence exem­plaire l’honneur per­du de sa famille par la faute de son arrière-grand-père Alexandre VI, sans pour autant se croire auto­ri­sé à vio­ler le cin­quième Com­man­de­ment. Ain­si est-il légi­time et néces­saire de recon­naître le mal cau­sé aux siens et aux autres par les gou­ver­nants, les élites voire la majo­ri­té du peuple auquel on appar­tient, à condi­tion tou­te­fois que ce mal soit réel, la recon­nais­sance pro­por­tion­née, juste et n’entraîne pas le scan­dale, ni par son mépris de la pié­té filiale, ni par l’occasion don­née à d’injustes accu­sa­teurs d’y trou­ver pré­texte à plus d’injustices. En d’autres termes, la conscience de devoir assu­mer la culpa­bi­li­té de la com­mu­nau­té implique la double obli­ga­tion de la véra­ci­té et de la pru­dence devant Dieu et devant les hommes, sans reti­rer pour autant les devoirs de soli­da­ri­té posi­tive envers la même com­mu­nau­té. Dans le cas de l’Eglise, ces exi­gences sont plus fortes encore, car s’il est avé­ré qu’elle est com­po­sée de « vases d’argile », c’est-à-dire d’hommes avec toutes leurs fai­blesses, il ne fau­drait pas oublier que ces mêmes vases ren­ferment des « tré­sors » (2 Cor 4, 7) qu’ils sont appe­lés à trans­mettre.
Tout cela a été pré­ci­sé dans un long docu­ment de la Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale (CTI), cher­chant à fixer cer­taines balises à un phé­no­mène tour­nant à l’auto-accusation publique. Ce texte, inti­tu­lé « Mémoire et récon­ci­lia­tion : l’Eglise et les fautes du pas­sé », a été publié en décembre 1999 (Cerf, 2000, et dis­po­nible sur www.clerus.org). Il arri­vait dans un cli­mat d’accélération des attaques contre la mémoire de Pie XII et le silence cou­pable qu’on lui impu­tait vis-à-vis de la per­sé­cu­tion des juifs, mais aus­si des demandes de par­don répé­tées de Jean-Paul II, dont quelques cas sont expli­ci­te­ment rap­pe­lés : « Par exemple, le Pape “demande par­don, au nom de tous les catho­liques, pour les torts cau­sés aux non-catho­liques au cours de l’histoire”, chez les Moraves (voir la cano­ni­sa­tion de Jan Sar­kan­der, en Répu­blique tchèque, le 21 mai 1995) […]. Il a dési­ré accom­plir “un acte d’expiation” et deman­der par­don aux Indiens d’Amérique latine et aux Afri­cains dépor­tés comme esclaves […]. Dix ans aupa­ra­vant, il avait déjà deman­dé par­don aux Afri­cains pour la traite des Noirs […] ». La ten­dance s’accentuera durant la période de pré­pa­ra­tion de la célé­bra­tion de l’An 2000, ouverte avec la Lettre Ter­tio Mil­le­nio adve­niente, dès 1994.
Le rap­port de la CTI déjà men­tion­né, « Mémoire et repen­tance », avait été pré­sen­té par le car­di­nal Rat­zin­ger, alors pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la Foi et à ce titre pré­sident de la Com­mis­sion. Après avoir rap­pe­lé le carac­tère tra­di­tion­nel d’une confes­sion des fautes par les membres de l’Eglise tou­jours invi­tés à la conver­sion, il rap­pe­lait ensuite qu’après les attaques pro­tes­tantes (iden­ti­fiant Rome et l’Antéchrist) et des Lumières (« Ecra­sez l’Infâme »), il était jus­ti­fié de don­ner une réponse apo­lo­gé­tique, alors que, pou­sui­vait-il, « nous sommes aujourd’hui dans une situa­tion nou­velle dans laquelle, avec une plus grande liber­té, l’Eglise peut reve­nir à la confes­sion des péchés et éga­le­ment invi­ter les autres à faire une confes­sion, et donc invi­ter à une pro­fonde récon­ci­lia­tion. » Cette appré­cia­tion a été démen­tie par les faits, nulle nou­veau­té n’étant venue rompre avec l’esprit des Lumières, tout au contraire, ni en 2000, ni depuis : nous étions alors, et sommes tou­jours dans le même monde de la moder­ni­té, plus radi­cale que jamais dans son oppo­si­tion au Christ, aggra­vée de sur­croît par la mon­tée en puis­sance de l’Islam. Le car­di­nal posait tou­te­fois immé­dia­te­ment des « cri­tères », c’est-à-dire des limites mon­trant qu’il était conscient des risques de débor­de­ment : l’Eglise du pré­sent ne doit pas être « un tri­bu­nal », elle « ne peut pas et ne doit pas vivre avec arro­gance dans le pré­sent, se sen­tir exempte du péché et iden­ti­fier comme source du mal les péchés des autres, les péchés du pas­sé » ; elle ne peut pas non plus « s’attribuer par une fausse humi­li­té des péchés qui n’ont pas été com­mis, ou bien ceux pour les­quels il n’existe pas encore de cer­ti­tude his­to­rique » ; elle doit enfin témoi­gner du bien qui est en elle.
Le texte lui-même de la CTI accen­tue ces réserves, à pro­pos des repen­tances. « Il faut aus­si éva­luer le rap­port entre les béné­fices spi­ri­tuels et les coûts pos­sibles de tels actes, en tenant compte des accents indus que les médias peuvent mettre sur cer­tains aspects des décla­ra­tions ecclé­siales » ; « Sur le plan péda­go­gique, il est oppor­tun d’éviter de per­pé­tuer les images néga­tives de l’autre, ou d’activer des pro­ces­sus d’autoculpabilisation indue » ; « Sur le plan mis­sion­naire, il faut avant tout évi­ter que de tels actes contri­buent à inhi­ber l’élan de l’évangélisation en exa­gé­rant les aspects néga­tifs » ; « Sur le plan oecu­mé­nique, la fina­li­té des éven­tuels actes ecclé­siaux de repen­tir ne peut être que l’unité vou­lue par le Sei­gneur. Dans cette pers­pec­tive, il est d’autant plus sou­hai­table qu’ils s’accomplissent dans la réci­pro­ci­té […] » ; « Sur le plan inter­re­li­gieux […] [c]e qu’il faut évi­ter, c’est que de tels actes soient inter­pré­tés comme confir­mant des pré­ju­gés à l’égard du chris­tia­nisme »… Toutes ces réserves n’ont pas empê­ché la machi­ne­rie média­ti­co-poli­tique de fonc­tion­ner, lar­ge­ment aidée, il faut le recon­naître, par l’accélération du mou­ve­ment opé­rée vers la fin du pon­ti­fi­cat de Jean-Paul II, notam­ment envers Israël. Il est d’ailleurs ima­gi­nable que « Mémoire et repen­tance » ait été éla­bo­ré pour ten­ter d’en cana­li­ser les effets, en vain cepen­dant.
Aux actes et décla­ra­tions per­son­nels de Jean-Paul II il faut ajou­ter la mul­ti­pli­ca­tion de décla­ra­tions épis­co­pales, indi­vi­duelles ou col­lec­tives, et toutes sortes de gestes publics de demandes de par­don, dont la « Décla­ra­tion de Dran­cy » (30 sep­tembre 1997) a repré­sen­té une sorte de modèle. Signé par les seize évêques des dio­cèses fran­çais dans le res­sort des­quels l’occupant ou le gou­ver­ne­ment de Vichy avait éta­bli des camps de tran­sit, ce docu­ment est très carac­té­ris­tique et riche d’expressions de culpa­bi­li­té qui méritent que l’on s’y arrête un ins­tant.
« Le temps est venu pour l’Eglise de sou­mettre sa propre his­toire, durant cette période en par­ti­cu­lier, à une lec­ture cri­tique, sans hési­ter à recon­naître les péchés com­mis par ses fils et à deman­der par­don à Dieu et aux hommes ». Suit un véri­table acte d’accusation : « La hié­rar­chie consi­dé­rait comme son pre­mier devoir de pro­té­ger ses fidèles, d’assurer au mieux la vie de ses ins­ti­tu­tions, la prio­ri­té abso­lue assi­gnée à ces objec­tifs, en eux-mêmes légi­times, a eu mal­heu­reu­se­ment pour effet d’occulter l’exigence biblique de res­pect envers tout être humain créé à l’image de Dieu ». « Repli sur une vision étroite », com­mente le texte, venant d’« auto­ri­tés spi­ri­tuelles empê­trées dans un loya­lisme et une doci­li­té allant bien au-delà de l’obéissance tra­di­tion­nelle au pou­voir éta­bli, […] res­tées can­ton­nées dans une atti­tude de confor­misme, de pru­dence et d’abstention […] ». « Au juge­ment des his­to­riens, c’est un fait bien attes­té que, pen­dant des siècles, a pré­va­lu dans le peuple chré­tien, jusqu’au Concile Vati­can II, une tra­di­tion d’antijudaïsme mar­quant à des niveaux divers la doc­trine et l’enseignement chré­tiens, la théo­lo­gie et l’apologétique, la pré­di­ca­tion et la litur­gie. Sur ce ter­reau a fleu­ri la plante véné­neuse de la haine des juifs. De là un lourd héri­tage aux consé­quences dif­fi­ciles à effa­cer – jusqu’en notre siècle. De là des plaies tou­jours vives ».
Dans un com­men­taire écrit dix ans après cette décla­ra­tion, l’historien Jean-Louis Clé­ment, spé­cia­liste de la période, a fait res­sor­tir le lien entre les cri­tiques ain­si pré­sen­tées et la pour­suite de cer­tains objec­tifs internes de la part des signa­taires, en l’espèce la légi­ti­ma­tion a pos­te­rio­ri des posi­tions des Cahiers du témoi­gnage chré­tien, et leur arrière-plan ins­pi­ré des concep­tions de Mau­rice Blon­del. Ce qui appa­raît comme l’expression d’une répa­ra­tion morale envers le judaïsme est au moins autant la condam­na­tion d’un cer­tain style d’épiscopat par une nou­velle géné­ra­tion d’évêques issus des rangs de l’Action catho­lique, arri­vés dans les len­de­mains du Concile et depuis.

* * *

Quel que soit l’objet des repen­tances effec­tuées, on peut en rele­ver cer­tains traits com­muns. D’une part elles ne s’appliquent pas à toute cou­pable carence, voire à toute hon­teuse coopé­ra­tion au mal, mais à cer­taines seule­ment. Il s’agit de repen­tances dif­fé­ren­tielles. Pour en reve­nir à la Décla­ra­tion de Dran­cy, on peut y lire la sen­tence sui­vante : « Pour­tant, comme l’a écrit Fran­çois Mau­riac, “un crime de cette enver­gure retombe pour une part non médiocre sur tous les témoins qui n’ont pas crié et quelles qu’aient été les rai­sons de leur silence”. Le résul­tat, c’est que la ten­ta­tive d’extermination du peuple juif, au lieu d’apparaître comme une ques­tion cen­trale sur le plan humain et sur le plan spi­ri­tuel, est res­tée à l’état d’enjeu secon­daire. Devant l’ampleur du drame et le carac­tère inouï du crime, trop de Pas­teurs de l’Eglise ont, par leur silence, offen­sé l’Eglise elle-même et sa mis­sion. Aujourd’hui, nous confes­sons que ce silence fut une faute. » Ima­gi­nons la même décla­ra­tion, entre autres, à pro­pos de l’abstention de condam­na­tion du com­mu­nisme, refus allant jusqu’à la « conni­vence », selon la for­mule élé­gante du car­di­nal Decour­tray (1990). Il est inutile d’épiloguer, sur ce point comme sur d’autres. Et la ques­tion ne concerne pas que la France, elle touche peu ou prou toute l’Eglise post-conci­liaire.
La contri­tion pour un pas­sé loin­tain peut aisé­ment n’être qu’un arti­fice rhé­to­rique per­met­tant de faire pres­sion sur le pré­sent ; autant dire que la culpa­bi­li­té n’est dans ce cas que de façade, ou tient une place secon­daire oppor­tu­né­ment sai­sie pour réa­li­ser d’autres objec­tifs. C’est alors une culpa­bi­li­té ins­tru­men­tale : noir­cir le pas­sé per­met de blan­chir le pré­sent, détour­ner le regard sur des faits loin­tains et com­pli­qués à démê­ler évite d’opérer de cui­sants bilans sur la période récente, et ain­si de suite, toutes choses utiles pour faire bar­rage à toute « invo­lu­tion ». L’exégète-psychanalyste Lyt­ta Bas­set oriente sur une expli­ca­tion com­plé­men­taire, non exclu­sive de cette manière insin­cère. Elle pour­rait expli­quer en par­tie le gré­ga­risme dans la mul­ti­pli­ca­tion des séances de repen­tance : « Puisque je n’arrive pas à briller par ma per­for­mance, je “pré­fère” briller par ma nul­li­té. C’est une gran­dio­si­té néga­tive, mais c’est tout de même une gran­dio­si­té qui me donne l’impression d’exister » (Culpa­bi­li­té, para­ly­sie du coeur, Labor et Fides, 2003, p. 21). La manoeuvre est dans cette hypo­thèse rame­née aux formes les plus réduites du désir de paraître.
Le han­di­cap qui conti­nue de rendre dif­fi­cile toute réponse claire à cette inver­sion sophis­tique de la réa­li­té his­to­rique est que le prin­cipe de ce regret rétro­ac­tif est déjà ins­crit dans la logique conci­liaire. « Mémoire et repen­tance » com­mence par expo­ser avec assez de détails les étapes suc­ces­sives d’un phé­no­mène dont le car­di­nal Rat­zin­ger, dans la pré­sen­ta­tion du docu­ment, notait la nou­veau­té. C’est une sorte d’escalade qui a mené des pre­miers dis­cours de Paul VI deman­dant par­don aux Orien­taux sous réserve de réci­pro­ci­té, puis aux textes conci­liaires évo­quant les fautes mutuelles dans la sépa­ra­tion de Luther ou « une cer­taine res­pon­sa­bi­li­té » de l’Eglise dans la mon­tée de l’athéisme, jusqu’à Jean-Paul II qui a mis en cause cette res­pon­sa­bi­li­té dans « une mul­ti­tude de faits his­to­riques », et accu­mu­lé les démarches publiques de repen­tance. C’est avec lui qu’est née une véri­table culture de la culpa­bi­li­té dans l’Eglise post-conci­liaire. Outre la sin­gu­la­ri­té psy­cho­lo­gique d’une telle dis­po­si­tion, que les bio­graphes arri­ve­ront peut-être à décryp­ter, on retient sur­tout le fait que ce phé­no­mène d’emballement s’est dérou­lé dans l’espace public, c’est-à-dire en se pré­ci­pi­tant dans le méca­nisme média­tique qui, depuis l’ouverture même du concile Vati­can II, a consti­tué un piège majeur pour l’Eglise et qui fait aujourd’hui crier à la dic­ta­ture du rela­ti­visme.
Est-il pos­sible de s’extraire d’une telle impasse ? Une chose au moins est pos­sible : faire la véri­té sur le mythe conci­liaire qui a impli­qué le choix de se pré­sen­ter ain­si devant le tri­bu­nal du monde. S’il est un mea culpa col­lec­tif digne d’être pro­non­cé, c’est bien celui-là.