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Le Mal occi­den­tal

L’Occi­dent moderne, n’a pas le pri­vi­lège du sen­ti­ment de culpa­bi­li­té. Le chris­tia­nisme tout entier est un appel à la repen­tance, et l’hérésie cal­vi­niste a même vu les hommes si cou­pables qu’il ne pou­vait y avoir pour en sau­ver cer­tains qu’une grâce mys­té­rieu­se­ment allouée par Dieu. Nietzsche (sui­vi à sa manière par Freud) a d’ailleurs vu dans l’exacerbation de la faute la marque propre de la culture occi­den­tale : juifs et chré­tiens auraient inven­té, faute d’être capables d’exercer leur volon­té de puis­sance sur le monde exté­rieur, de la retour­ner contre eux-mêmes.
Je ne sais pour­tant s’il y a eu dans l’histoire de l’Occident d’époque où, plus qu’à la nôtre, les Occi­den­taux se soient mon­trés appa­rem­ment plus enclins à se char­ger de toutes les culpa­bi­li­tés ima­gi­nables. Il ne se passe de jour qu’on n’accuse l’Occident de quelque faute : xéno­pho­bie, racisme, inhu­ma­ni­té, into­lé­rance, obs­cu­ran­tisme, inté­grisme, super­sti­tion, homo­pho­bie, tra­fic d’esclaves, colo­ni­sa­tion, conquête, impé­ria­lisme, exploi­ta­tion d’autrui, égoïsme, insen­si­bi­li­té à la misère des autres, fer­me­ture à la richesse des cultures et pour cou­ron­ner le tout arro­gance qui va jusqu’à se croire seul civi­li­sé. Il n’est pas en Occi­dent d’Eglise qui n’appelle, cha­cune à sa manière, à rache­ter ses péchés, par quelque acte de contri­tion, quelque dona­tion expia­toire. Quelque catas­trophe qui frappe l’humanité, l’Occident doit se pré­ci­pi­ter et offrir une aide qui n’est jamais reçue que comme un dû, comme une bien faible com­pen­sa­tion pour tous les maux qu’il lui a infli­gés tout au long de son his­toire, des infa­mantes croi­sades jusqu’à la défo­res­ta­tion de l’Amazonie, en pas­sant par la sub­mer­sion du Ban­gla­desh, la dis­pa­ri­tion des ours polaires et les ravages du maïs trans­gé­nique. Nous sommes tous des assas­sins, disait ce cinéaste, dont le film fit la répu­ta­tion. Peut-on encore oser rai­son gar­der ?

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La conscience que pou­vait avoir le chré­tien d’être un pécheur, et donc aus­si son désir de retrou­ver son inno­cence, pré­sup­po­sait au moins trois choses.
La pre­mière était la conscience, certes plus ou moins dif­fuse, mais constam­ment sous-jacente, qu’un homme est un ani­mal doué de conscience, capable de pen­ser et donc essen­tiel­le­ment libre, mais que sa liber­té ne consiste pas à vivre selon son bon plai­sir, mais à se réap­pro­prier et accom­plir en lui une nature que sa liber­té lui per­met cepen­dant de renier. Ce qui fai­sait la digni­té de chaque homme, n’était pas de vivre comme un atome se suf­fi­sant à lui-même et gou­ver­né par son humeur du moment, mais au contraire comme une par­tie de l’univers contri­buant libre­ment à la per­fec­tion de celui-ci, en y occu­pant volon­tai­re­ment une place que cette per­fec­tion même requé­rait. Ce fut l’intuition fon­da­men­tale com­mune à la fois à la sagesse antique et à la foi chré­tienne.
Ce qui sup­po­sait en deuxième lieu que, bien que chaque homme fût ain­si sou­mis à des lois qu’il n’avait pas faites, il ne lais­sait pas de pou­voir les com­prendre comme ins­crites dans sa nature comme s’il les avait faites lui-même, de telle sorte qu’elles puissent lui appa­raître non comme des contraintes impo­sées de l’extérieur, mais comme autant de règles qu’un homme ne pou­vait pas ne pas se don­ner s’il enten­dait atteindre toute la per­fec­tion de cette nature. Et c’est parce que la loi lui était ain­si à la fois exté­rieure et inté­rieure, qu’il pou­vait se sen­tir cou­pable de la trans­gres­ser, même si sa liber­té lui per­met­tait de le faire, car il savait, et ne pou­vait pas ne pas savoir, qu’en la trans­gres­sant, il vio­lait une règle dont lui-même recon­nais­sait la vali­di­té.
D’où le troi­sième pré­sup­po­sé : se croire appe­lé à par­ti­ci­per à un uni­vers dans lequel chaque homme a sa place et une rai­son d’être, aus­si bien que recon­naître la pré­sence en soi de normes qu’il ne pou­vait pas ne pas faire siennes, bien qu’il n’en fût pas l’auteur, sont deux choses qui impliquent de croire en un ordre du monde dont il serait insen­sé de pen­ser qu’un homme ait pu être l’ordonnateur, et qui n’est conce­vable que comme l’oeuvre d’un Etre à la sagesse et à la puis­sance infi­nies, dont la bon­té soit en quelque sorte dif­fu­sive d’elle-même.
En un mot, un homme ne peut éprou­ver le sen­ti­ment d’une faute – un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té à l’avoir com­mise – s’il n’a pas la convic­tion qu’il y a un Dieu pour avoir créé un monde par­fait et une créa­ture que sa per­fec­tion même, c’est-à-dire sa liber­té, rend cepen­dant capable d’apporter le désordre dans cette per­fec­tion. Comme disait ce phi­lo­sophe moderne : si Dieu est mort, tout est per­mis – et si tout est per­mis, de quoi puis-je me sen­tir cou­pable ?
Il me semble donc tout à fait démon­trable qu’un Occi­den­tal moderne ne sau­rait être en mesure de res­sen­tir et encore moins de suc­com­ber à ce genre de sen­ti­ments. […]