Dans la nécessaire, et à certains égards bienfaisante, oeuvre de pacification liturgique entre les deux missels romains, la prédominance d’un schéma assez simple semble s’opérer : il existe un seul rite romain, avec ses deux formes, ordinaire et extraordinaire ; la mise en oeuvre de la liturgie selon le missel promulgué en 1969, si elle peut être problématique, le doit à des abus ; ceux-ci éliminés, un enrichissement réciproque des deux missels scellera le processus de réconciliation, si ce n’est d’unification, engagé depuis le motu proprio Summorum Pontificum. Ce schéma, quelle que soit sa pertinence pratique – étant donné l’état d’affaiblissement de l’Eglise en bien des lieux et domaines, un remède plus radical est difficilement envisageable –, ne saurait toutefois obérer certaines questions, qui ne sont pas que d’érudition. L’une d’elles peut se formuler ainsi : y a‑t-il vraiment, nonobstant la révérence due à celui qui en a formulé les catégories, deux formes d’un unique rite, ou ne pourrait- on avancer que les différences qui les séparent sont peut-être plus conséquentes que celles qui, par exemple, distinguent deux rites orientaux proches ?
Le parallèle se doit sans aucun doute d’être prudent, puisque le terme « rite », dans le Code canonique des Eglises orientales, recouvre une vaste réalité : « Le rite est le patrimoine liturgique, théologique, spirituel et disciplinaire qui se distingue par la culture et les circonstances historiques des peuples et qui s’exprime par la manière propre à chaque Eglise de droit propre de vivre la foi. Les rites, dont il s’agit dans le Code, sont, sauf constatation différente, ceux qui sont issus des traditions alexandrine, antiochienne, arménienne, chaldéenne et constantinopolitaine » (canon n. 28). Mais, une question en entraînant une autre, voilà qui ouvre un second champ d’étude, celui justement du patrimoine en toutes ses harmoniques et de « la manière propre […] de vivre la foi ». Patrimoine et ethos « extraordinaires » et « ordinaires » se recouvrent-ils parfaitement, à l’exception de particularités cérémonielles ? A notre connaissance, à l’exception de ceux qui portent la critique sur le missel de 1969 lui-même, un seul auteur – de langue française – a abordé de front le sujet de la connaissance et de la reconnaissance de deux mondes suffisamment distincts pour qu’on ne puisse occulter leurs spécificités.
Il s’agit du père Cassingena-Trévedy, dans son opuscule suggestif Te igitur ((. François Cassingena-Trévedy, Te igitur, Ad Solem, Genève, 2007. L’ouvrage date d’avant le motu proprio. Recension in Catholica n. 96, été 2007.)) ; il y écrivait notamment : « Il nous faut dès lors envisager lucidement l’éventualité que la réinstauration du missel [tridentin], entraînant inévitablement celles des autres livres (car en liturgie tout fait système), entraîne également la réinstauration, et donc la coexistence, au milieu du monde liturgique qui est devenu le nôtre depuis trente ans, d’un tout autre monde théologico-canonico-rituel » ((. Op. cit., p. 83, note 1. Toute la note, courant sur les pages 83 et 84, doit être lue.)) . Car le missel n’est pas un livre isolé ; et si, d’un côté, il s’inscrit dans un ensemble de livres codificateurs de divers aspects de la vie chrétienne, il déploie aussi un monde autour de lui, structuré – si l’on suit toujours l’auteur – autour de quatre pôles : théologique, dévotionnel, social et esthétique (pp. 31–39).
Dès lors, une troisième question se pose : quel est le monde que déploie le missel promulgué en 1969 ? (La question vaut aussi du missel dit de 1962, mais c’est l’autre missel qui nous occupera ici.) Cette interrogation se décline sur trois niveaux : le missel lui-même bien évidemment, mais aussi en amont les principes qui ont régi son élaboration, et encore en aval sa mise en oeuvre. Il semble que l’amont comme l’aval ressortissent principalement à ce que l’on appelle maintenant l’inculturation. Nous nous proposons d’en donner quelques aperçus critiques.
La constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie, promulguée lors du concile Vatican II, entendait promouvoir « [une] restauration et [un] progrès de la liturgie », selon l’intention générale du concile, déclarée au commencement du document, « de faire progresser la vie chrétienne de jour en jour chez les fidèles ; de mieux adapter aux nécessités de notre époque celles des institutions qui sont sujettes à des changements ; de favoriser tout ce qui peut contribuer à l’union de tous ceux qui croient au Christ, et de fortifier tout ce qui concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l’Eglise » (n. 1).
Lorsqu’on pose un regard sur le demi-siècle qui sépare le concile d’aujourd’hui, on est conduit à cette interprétation que, dans le domaine de la liturgie, restauration et progrès ont été envisagés et mis en oeuvre sous le mode de cette « adaptation aux nécessités de notre époque ». Sans doute, d’autres critères ont pu agir ; ainsi, l’oecuménisme n’a‑t-il pas été simplement visé, mais a influencé la réforme des différents rituels : la définition de la messe, dans un premier temps retenue, que contenait la Présentation générale du Missel romain, avant que Paul VI intervienne et la fasse rectifier en raison de sa couleur protestante, en est un exemple. Parallèlement, les liturgies orientales – ce qui n’est certes pas exclusivement de l’oecuménisme, si l’on prend en compte les Eglises catholiques orientales – ont influencé l’élaboration du missel : la Prière eucharistique III, avec la place qu’elle accorde au Saint-Esprit, s’en veut un représentant. Toutefois, cet aspect de l’oecuménisme comme instrument de modification de la liturgie, ainsi que l’influence d’autres critères, semblent in fine ordonnés à l’adaptation aux circonstances et manières d’être modernes ; ou alors ils ont été comme phagocytés par elle : « Sur le papier, ou lorsqu’elle est célébrée en conformité avec les prescriptions, la Forma ordinaria est objectivement plus proche des liturgies de l’Orient chrétien sur plusieurs points, alors que, dans la pratique, c’est l’inverse. En effet, une partie des changements réalisés par la réforme liturgique dite de Paul VI a consisté soit à introduire soit à réintroduire dans le rite romain des rites et formes orientales (prières eucharistiques, épiclèses dans le premier cas, prière universelle et rôle spécifique du diacre pour celle-ci ou baiser de paix dans le second) […] Par exemple, le rubricisme fort de ces liturgies [orientales] (à quelques exceptions catholiques orientales près), [est] très éloigné de la “créativité” prônée pour la pratique de la Forma ordinaria… » ((. Didier Rance, « Le détour. Les rites orientaux et leur rôle possible de médiation entre la Forma ordinaria et la Forma extraordinaria de l’unique romain », Kephas, n. 40, octobre-décembre 2011, pp. 153–166 ; ici pp. 164 et 165.)) On dira qu’il s’agit ici d’abus dans l’application de la réforme liturgique ; certes, mais en partie seulement, et sur le fond bien connu de l’imprécision (absence ou flou) des rubriques ordonnant les cérémonies, de la latitude laissée au célébrant de choisir entre divers possibles, des prises de parole assez libres consenties ou même recommandées en divers endroits de la célébration de l’un ou l’autre sacrement.
La prévalence de cette adaptation aux nécessités de l’époque fut-elle une bifurcation a posteriori imprévue et malencontreuse, ou le coup de force d’un certain esprit du concile contre les textes eux-mêmes ? Ce serait oublier que telle était la direction, qualifiée d’aggiornamento, que Jean XXIII avait donnée au concile lors du discours d’ouverture.
On conviendra que le mot « adaptation » ne porte pas en lui-même de signification précise, et que, s’il en est une qui vient à l’esprit en premier, elle semble désigner des modifications relativement modestes et superficielles ; de simples ajustements techniques, dirait-on en d’autres domaines. C’est bien quelque chose de cet ordre que paraît promouvoir la constitution Sancrosanctum concilium, dans les paragraphes qui explicitent ces adaptations (nn. 37 à 40), elle qui avance que celles-ci devront trouver leur place « dans les limites fixées par les éditions typiques des livres liturgiques » (n. 39), et si elles « s’harmonise[nt] avec les principes d’un véritable et authentique esprit liturgique » (n. 37). Ces paragraphes, toutefois, envisagent que les adaptations puissent être plus profondes : « En différents lieux et en différentes circonstances, il est urgent d’adapter plus profondément la liturgie » (n. 40) ; possibilité qu’avait déjà ouverte le paragraphe 23 en affirmant : « On ne fera des innovations que si l’utilité de l’Eglise les exige vraiment et certainement, et après s’être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique ».
Ce sont ces changements plus profonds qui reçoivent le qualificatif d’inculturation dans le document magistériel ((. La liturgie romaine et l’inculturation, IVe Instruction de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements pour une juste application de la Constitution conciliaire sur la liturgie (nn. 37–40), 25 janvier 1994, n. 4. Les deux citations internes au texte cité ci-dessous sont extraites du n. 28 de la constitution Gaudium et spes du concile Vatican II.)) qui règle ce qu’il doit en être des critères et du processus de décision de tels changements dans la liturgie : « Le terme “adaptation”, emprunté au langage missionnaire, pouvait faire penser à des modifications surtout ponctuelles et externes. Le terme “inculturation” peut mieux servir à désigner un double mouvement : […] D’une part, la pénétration de l’Evangile dans un milieu socioculturel donné “féconde comme de l’intérieur les qualités spirituelles et les dons propres à chaque peuple […], elle les fortifie, les parfait et les restaure dans le Christ”. D’autre part, l’Eglise assimile ces valeurs, dès lors qu’elles sont compatibles avec l’Evangile, “pour mieux approfondir le message du Christ et pour l’exprimer plus parfaitement dans la célébration liturgique comme dans la vie multiforme de la communauté des fidèles” » (n. 4). Pour ce qui concerne « les pays d’ancienne tradition chrétienne occidentale, où la culture a été depuis longtemps imprégnée par la foi et par la liturgie exprimée dans le rite romain », le terme d’inculturation ne convient pas, trop ambitieux ; seront suffisantes « les mesures d’adaptation prévues dans les livres liturgiques » (n. 6).
Voilà départie, de manière assez claire semble-t-il, l’oeuvre de réforme liturgique entre inculturation et adaptations, dans deux types de champs culturels. Sauf que… à la suite immédiate, le document de la Congrégation pour le Culte divin avance une troisième situation : « Il faut être également attentif à l’instauration progressive, dans les pays de tradition chrétienne ou non, d’une culture marquée par l’indifférence ou le désintérêt pour la religion. Face à cette dernière situation, ce n’est pas d’inculturation de la liturgie qu’il faudrait parler, car il s’agit moins en ce cas d’assumer des valeurs religieuses préexistantes en les évangélisant, que d’insister sur la formation liturgique et de trouver les moyens les plus aptes pour rejoindre les esprits et les coeurs » (n. 8). Ces moyens, on les regroupe aujourd’hui sous le concept de « nouvelle évangélisation », dont il serait effectivement intéressant de cerner le rôle que la liturgie peut y jouer et, réciproquement, de l’impact de ces moyens sur elle. Mais il importe plus, pour la présente analyse, de relever le critère de possibilité d’une inculturation, tel qu’il est énoncé : il faut être en présence d’une culture préexistante irriguée profondément, structurée par des valeurs religieuses.
Or, si l’on accepte un mouvement de rétroaction reconduisant à la réforme liturgique en son commencement, n’est-ce pas justement ce point qui fait l’objet de critiques répétées à l’encontre de l’intention du concile Vatican II, de certains textes et des applications qui en découlèrent ? Ni l’une ni les autres ne prirent suffisamment en compte, ou même ignorèrent, la nature intrinsèquement indifférente en matière religieuse de la société moderne, voire l’incompatibilité foncière avec la foi des lignes de force de sa pensée et de son organisation. La mise à l’écart des « prophètes de malheur » dès le discours d’ouverture, comme le rejet des schémas préliminaires et de leur forme de pensée, étaient là pour garantir que le monde et la pensée modernes joueraient essentiellement comme une référence positive. La qualité pastorale du concile est allée dans le même sens, sur le niveau plus prosaïque de la participation des fidèles à la liturgie devant impliquer une simplification du rituel, passant par la suppression de ce qui n’est pas immédiatement compréhensible à l’homme moderne : nombre de symboles, la langue latine. L’exemple de cette dernière, dès les premiers pas de la mise en oeuvre des orientations conciliaires, frappe par l’impasse dans laquelle on accepta d’entrer au nom de cette pastoralité du concile. En 1965, lors du congrès réuni à Rome par le « Conseil pour l’application de la Constitution sur la liturgie », Mgr René Boudon, président de la Commission épiscopale française de liturgie, déclarait : « La langue vivante, celle qui les [les chrétiens] met en rapport les uns avec les autres dans leur vie quotidienne, dans les affaires et le travail, la maison, le quartier ou l’usine, ou le village, par laquelle ils vivent comme membres d’une communauté humaine, ne doit-elle pas leur servir aussi à exprimer leurs sentiments communs de membres du même peuple de Dieu, dans ces moments privilégiés et intenses que sont les célébrations liturgiques ? » ((. Mgr René Boudon, « Langue vivante et participation active », allocution au Congrès sur les traductions liturgiques, Rome, 9–13 novembre 1965, La Maison-Dieu, n. 86, 2e trimestre 1966, pp. 17–29 ; ici p. 18.)) Plus loin, il ajoutait : « La langue des traductions liturgiques doit être cependant une langue chrétienne et sacrée : cela est requis par sa fonction pastorale. […] la traduction liturgique doit employer une langue ferme et nette qui évite les ambiguïtés dangereuses pour la pureté de la foi et écarte les dangers de corruption. Elle doit employer une langue durable et éviter tout ce qui dans le langage courant, est sujet de “variabilité” et au changement » (p. 28). Il n’est nul besoin d’être un linguiste chevronné pour être saisi par l’incompatibilité presque irréductible entre les deux exigences posées. L’on voit en effet difficilement comment le langage commun pourrait devenir une langue sacrée, puisque celle-ci requiert précision et immuabilité que celle-là ne peut fournir et à quoi d’ailleurs elle ne prétend pas ; sauf à devenir un langage spécialisé, ce qui, soit dit en passant, paraît être le cas au regard de bien des célébrations accueillant des non-pratiquants (professions de foi, baptêmes…), où ceux-ci déclarent n’avoir pas compris grand-chose et où célébrant et animateurs s’évertuent à expliquer, par des monitions qui paraphrasent et doublent – à la manière d’un sous-titre, mais aussi quant à la longueur – le déroulement des cérémonies. L’insatisfaction quant au chemin parcouru, voire son échec, est ainsi double : la précision est manquée, la communication n’est pas établie, au moins au regard du quatrième axe de l’intention du concile que l’on a mentionnée : « Fortifier tout ce qui concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l’Eglise ».
Les participants au congrès en question avaient conscience de la difficulté du passage aux langues vernaculaires, notamment dans son rapport à la précision doctrinale des nouvelles paroles, et prêchaient donc pour un temps de latence inévitable avant qu’une (des) nouvelle(s) langue(s) sacrée(s) se mette(nt) en place. A quelques décennies de distance, la rectification des traductions liturgiques de la messe demandée par Rome, les débats et les remous qu’elle suscite, indiquent que ce temps n’est pas encore achevé. Ainsi, pour donner un exemple, dans la nouvelle édition du missel en langue anglaise, les paroles de la consécration sur le vin – ce qui n’est pas rien – ont été modifiées : afin de mieux rendre le « pro vobis et pro multis », la nouvelle édition écrit « for you and for many » (pour vous et pour beaucoup), quand l’ancienne notait « for you and for all » (pour vous et pour tous). Les oppositions à ce changement ont argumenté sur plusieurs niveaux : on ne modifie pas un texte familier aux prêtres et aux fidèles en faveur d’un autre qui n’apporte pas de clarification indubitable et définitive ; le travail a été réalisé sans concertation de la « base », mais selon une logique hiérarchique et cléricale ; la nouvelle formulation ne prend pas en compte le fond de l’ecclésiologie mise en place par le concile Vatican II, exprimée par le premier paragraphe de la constitution sur l’Eglise, Lumen gentium : « Le Christ est la lumière des peuples […] le saint Concile souhaite répandre sur tous les hommes la clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l’Eglise […] L’Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » ((. Cf. Paul Philibert, « For You and Who Else ? », America, 3 janvier 2011. L’hebdomadaire America, très en pointe dans la critique de la nouvelle édition, est dirigé par les jésuites des Etats-Unis ; le père Paul Philibert, dominicain, est responsable de la formation permanente pour la province du Sud des Etats-Unis de son ordre. L’article peut être lu à l’adresse : http://www.americamagazine.org/content/article.cfm ?article_id=12641. La citation de Lumen gentium reproduit les mots sélectionnés par l’auteur. Celui-ci critique encore le style lourd et verbeux de certaines nouvelles versions d’oraisons, en raison du littéralisme de la traduction – l’exactitude du terme à terme amoindrissant la valeur de communication ; ce que lui accordent ceux qui s’opposent à lui et qui, eux, défendent la traduction du « pro multis ». Paul Philibert indique encore qu’en septembre 2010, la conférence épiscopale d’Allemagne rejeta la demande romaine d’une nouvelle traduction du « pro multis », rendu jusqu’à présent par « für alle », au motif que le remplacement de « bons textes allemands » par une « interprétation nouvelle et inusitée » ne ferait que perturber inutilement la réception du texte actuel, familier à tous, prêtres et laïcs. (Les guillemets de cette dernière phrase sont de la conférence épiscopale allemande.))) .
Y a‑t-il ici la position outrée de quelques progressistes, justifiant leur position par une conception de l’Eglise, telle qu’ils pensent la trouver dans le concile Vatican II ? Sans doute en partie, mais si l’on revient à l’allocution de Mgr Boudon de 1965, on ne peut que noter une proximité de pensée. Car il apparaît dans son discours que la nécessité d’ancrer la langue liturgique dans le langage de tous les jours trouve son fondement dans le parallèle qui est établi entre l’Eglise et le monde avec ses diverses communautés. La première citation est ainsi structurée autour des deux expressions suivantes : « membres d’une communauté humaine … membres du même peuple de Dieu ». C’est une conception semblable, plus théorisée, que l’on trouve dans le champ propre de l’inculturation, c’est-à-dire de l’adaptation de la foi et de la liturgie à des cultures où la foi chrétienne n’a pas une histoire pluriséculaire. Ainsi, à propos de ce que l’on appelle par raccourci le rite zaïrois : « La ratio ultima de l’inculturation en Afrique est de fonder théologiquement la notion d’église locale en partant non point de l’Eglise universelle et d’une ecclésiologie centrée sur le sommet mais plutôt de l’idée de Peuple de Dieu incarné c’est-à-dire de la base, de l’église locale célébrant la liturgie » ((. Abbé Wenceslas Daleb Mpassy, « Quelques thèses fondamentales sur l’inculturation en Afrique : Nouveaux concepts d’interprétation des faits », http://daleb-mpassi2.over-blog. com/article-25837533.html. Ce texte semble être l’introduction d’une thèse de doctorat sur le rite zaïrois.)) . L’auteur, à ce propos, note qu’il se place résolument dans la pensée du cardinal Kasper, plus que dans celle du cardinal Ratzinger, dans un débat qui prit explicitement place au début des années 1990. Pour le premier, la catholicité de l’Eglise est présente dans l’église locale prise en elle-même, dont la communion avec les autres églises dans l’Eglise universelle est signifiée par la collégialité épiscopale. Pour le second, la précédente opinion porte en elle un risque de balkanisation de l’Eglise, et il plaide pour une priorité ontologique et historique de l’Eglise universelle sur les églises locales ; le Siège de Pierre en est le signe et l’instrument.
S’il faut mettre à jour l’expansion assez grande de cette conception de la liturgie émanant – de droit et non par concession – de la « base » et de sa vie, on peut encore citer l’expérience des synodes. Dans son ouvrage La paroisse en mouvement, le père Dominique Barnérias a étudié les synodes diocésains français au cours des deux dernières décennies ((. Dominique Barnérias, La paroisse en mouvement. L’apport des synodes diocésains français de 1983 à 2004, coll. « Théologie à l’université », Desclée de Brouwer, 2011, 510 p., 35 €.)) . Il y montre la présence récurrente d’un certain nombre d’éléments que nous avons déjà mentionnés et qui commencent de former une figure de l’inculturation de la liturgie : les synodes s’inscrivent dans, et amplifient un mouvement de mise en valeur de l’Eglise comme communion de communautés, où le niveau inférieur s’approprie ce qui lui vient d’au-dessus, en fonction de ce qu’il est et vit, dans un processus de co-responsabilité et de synodalité, qui va du synode des évêques aux conseils pastoraux des paroisses, en passant par les synodes diocésains ; le rassemblement dominical est un temps privilégié de convivialité, même s’il n’est pas que cela ; et les messes dominicales, comme d’autres célébrations (mariages, baptêmes, obsèques), se doivent d’opérer une interaction forte avec la vie. Sur ce fond, on peut lire une déclaration du premier synode d’Evreux (de 1987 à 1990), dont le P. Barnérias considère qu’elle exprime une position équilibrée, représentative de la démarche synodale en France : « Partir de la vie de l’homme, des événements, en nous “autocélébrant” sans discerner le mystère spirituel de cette “vie des hommes” risquerait de désacraliser nos liturgies et d’aboutir à un bavardage vide de sens, à un discours idéologique, voire partisan. Inversement, se référer au sacré pour refuser au cours de nos célébrations toute expression de la vie des hommes dans ses aspects les plus concrets, toute référence à la mission dans ses urgences quotidiennes, toute communication explicite au sein de la communauté semble couper la liturgie de ses racines, car Dieu est présent dans l’histoire des hommes et nous avons à la célébrer tous les jours et pas seulement le dimanche. Il s’agit donc dans la liturgie de “transposer” la vie des hommes, de l’élever à son niveau réellement sacré, en en dégageant le sens profond, en Dieu. Dans cette mesure, la liturgie effectue une sorte de rupture avec la vie quotidienne (comme toute fête) pour mieux en dire le sens. Ceci s’exprime dans les rites qu’il ne faut pas “absolutiser”, mais qu’il s’agit de respecter et d’expliquer. Il faut relier explicitement les rites à la vie, c’est-à-dire à l’existence personnelle et collective, aux relations vécues avec les autres, aux événements vécus à la lumière de la Foi » ((. Op.cit., pp. 104–105.)) .
On l’aura remarqué : ce dont il s’agit, en évitant l’autocélébration, mais en se méfiant du sacré, c’est de manifester « le mystère spirituel de cette vie des hommes », d’en « dégag[er] le sens profond », d’en « dire le sens ». De cela, les rites sont un support – qu’on ne manquera pas d’expliquer, voire de modifier –, et la Foi un éclairage.
A la fin du concile, le théologien Edward Schillebeeckx était parvenu à la conclusion suivante : du fait de la nota praevia de Paul VI, les affirmations sur le Peuple de Dieu et la collégialité des évêques, dans la constitution sur l’Eglise, perdaient de leur force, elles qui pouvaient entre autres garantir une profonde réforme de la liturgie ; dès lors, c’était du côté de la constitution sur l’Eglise dans le monde, Gaudium et spes, qu’il fallait se tourner, elle qui affirmait la présence cachée de Dieu dans le monde, que l’Eglise avait pour tâche de rendre explicite ((. Cf. Karim Schelkens (éd.), The council notes of Edward Schillebeeckx. 1962–1963, Mauritz Sabbebibliotheek, Faculteit Godgeleerdheid, Peeeters, Leuven, 2011, 77 p. Sur la relation entre ecclésiologie et réforme de liturgie, on trouve ceci, en date du 22 octobre 1962 (traduction par nos soins) : « Un renouveau universel est impossible parce que les besoins diffèrent d’un pays à l’autre […] Solution : accorder une compétence primordiale aux conférences épiscopales ! » (p. 8).)) . La position assez répandue que nous avons dégagée réalise en fait la synthèse entre les deux pôles que le célèbre théologien n’était parvenu à concilier, trop marqué qu’il était par la force déclarative de la nota praevia.
Nous sommes partis de la définition des rites dans le Code canonique des Eglises orientales, afin d’aborder la question des deux missels coexistant dans le rite romain, non dans une comparaison terme à terme des cérémonies et des paroles qu’ils contiennent – ce qui apporte des enseignements intéressants –, mais à partir de ce qu’on appelle l’inculturation. De cette inculturation, on n’a pas discuté la possibilité qu’elle se déroule aujourd’hui, selon le critère général que l’on a relevé dans le document de la Congrégation pour le Culte divin sur ce sujet, et dans une ampleur semblable au processus qui a donné naissance, aux époques apostolique et patristique, aux traditions rituelles latines et orientales. On ne voit pas ce qui l’exclurait a priori et de façon absolue. A propos de la langue latine, Romano Amerio déclarait : « L’usage de la langue latine est connaturel à l’Eglise catholique, non métaphysiquement mais historiquement » ((. Romano Amerio, Iota unum, Etude des variations de l’Eglise catholique au XXème siècle, Nouvelles Editions Latines, 1985, p. 55.)) . L’exclusion d’un processus actuel ne pourrait donc se justifier que si l’on établissait, d’un côté, que la rencontre de la foi avec certaines cultures avait une cause providentielle, au sens fort de l’expression, et, d’un autre côté, qu’il est possible de déterminer une clôture de cette rencontre. Sur le premier point, on connaît ce que Benoît XVI déclara lors du désormais fameux discours de Ratisbonne : « La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n’était pas un simple hasard. La vision de saint Paul, devant lequel s’étaient fermées les routes de l’Asie et qui, en rêve, vit un Macédonien et entendit son appel : “Passe en Macédoine, viens à notre secours !” (cf. Ac 16, 6–10) – cette vision peut être interprétée comme un “raccourci” de la nécessité intrinsèque d’un rapprochement entre la foi biblique et la manière grecque de s’interroger » ((. Benoît XVI, Rencontre avec les représentants du monde scientifique au grand amphithéâtre de l’université de Ratisbonne, 12 septembre 2006.)) . Jusqu’où étendre cette affirmation ? Quant au second point, peut-on avancer un effet particulier de la Providence divine qui rendrait immuables des pans entiers des traditions liturgiques ? Il faudrait sans doute avancer un critère analogue à ce que, dans le domaine doctrinal, on qualifie de consensus des Pères : une doctrine appartient au contenu de la Révélation si elle a fait l’objet d’un consensus de la part des Pères, évêques et théologiens remarquables de la période patristique, quand bien même elle ne serait pas formulée explicitement dans la Sainte Ecriture. Ce fut, par exemple, cet élément que Pie IX avança pour authentifier et promulguer la doctrine de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie comme dogme de foi.
Si ce n’est au niveau des cérémonies – les différences entre rites sont trop importantes –, c’est sans doute du côté d’un fonds commun de l’ars celebrandi qu’on peut trouver les éléments immuables de la liturgie chrétienne. C’est l’idée que sous-tend l’article de Didier Rance, déjà mentionné (note 3). Dans une thèse sur un aspect de ce sujet ((. Serge Simard, La musique et l’inculturation de la liturgie au Québec contemporain, Université de Montréal, juin 2002. On peut en télécharger le texte intégral : http://constellation.uqac.ca/820/.)) , l’auteur établit ce qu’il appelle une « norme de réserve », selon lui indubitable, qui caractérise la musique liturgique selon les Pères : rejet de la lascivité et de la théâtralité, componction alliant démarche pénitentielle et regard sur la miséricorde divine, ineffabilité divine. Mais, la société contemporaine étant ce qu’elle est, il entend montrer que la musique liturgique est passée à une « norme de familiarité », et ce avec raison. Autre exemple de ce qu’on a essayé de manifester…
Quoi qu’il en soit de ce champ d’étude, ce qui a été décrit dans le corps de cette analyse n’y entre pas. La réforme liturgique, envisagée sous l’angle de l’adaptation « aux nécessités de notre époque », ne le peut, tout d’abord parce qu’elle s’inscrit dans un contexte culturel qui ne permet pas l’inculturation, au sens où l’Eglise l’envisage, puisque ce contexte n’est pas irrigué par des valeurs religieuses, au contraire ; sauf à considérer – et c’est malheureusement le cas – que l’homme et la société d’aujourd’hui portent en eux-mêmes un sens spirituel, une valeur sacrée, que l’Eglise a pour mission de rendre explicite. Mais voilà qui est justement une seconde raison de regarder avec prudence, si ce n’est recul et désaccord, les dernières décennies : on veut parler de l’intention des promoteurs de la réforme, jusqu’à aujourd’hui dans les synodes. On en a dégagé deux présupposés théologiques : une conception de l’Eglise comme communion d’églises locales ; un élargissement de la révélation et de l’histoire du salut, à une présence diffuse, mais réelle, permanente et efficace, de Dieu dans le monde. Ces deux conceptions, unies et orientant certains pans de la réforme liturgique et de son appropriation par les communautés, donnent naissance, non pas à une inculturation, mais à ce qui, à bien des égards, est une immanentisation de la foi.