L’impossible greffe. Réforme liturgique conciliaire et inculturation occidentale
On conviendra que le mot « adaptation » ne porte pas en lui-même de signification précise, et que, s’il en est une qui vient à l’esprit en premier, elle semble désigner des modifications relativement modestes et superficielles ; de simples ajustements techniques, dirait-on en d’autres domaines. C’est bien quelque chose de cet ordre que paraît promouvoir la constitution Sancrosanctum concilium, dans les paragraphes qui explicitent ces adaptations (nn. 37 à 40), elle qui avance que celles-ci devront trouver leur place « dans les limites fixées par les éditions typiques des livres liturgiques » (n. 39), et si elles « s’harmonise[nt] avec les principes d’un véritable et authentique esprit liturgique » (n. 37). Ces paragraphes, toutefois, envisagent que les adaptations puissent être plus profondes : « En différents lieux et en différentes circonstances, il est urgent d’adapter plus profondément la liturgie » (n. 40) ; possibilité qu’avait déjà ouverte le paragraphe 23 en affirmant : « On ne fera des innovations que si l’utilité de l’Eglise les exige vraiment et certainement, et après s’être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique ».
Ce sont ces changements plus profonds qui reçoivent le qualificatif d’inculturation dans le document magistériel ((. La liturgie romaine et l’inculturation, IVe Instruction de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements pour une juste application de la Constitution conciliaire sur la liturgie (nn. 37–40), 25 janvier 1994, n. 4. Les deux citations internes au texte cité ci-dessous sont extraites du n. 28 de la constitution Gaudium et spes du concile Vatican II.)) qui règle ce qu’il doit en être des critères et du processus de décision de tels changements dans la liturgie : « Le terme “adaptation”, emprunté au langage missionnaire, pouvait faire penser à des modifications surtout ponctuelles et externes. Le terme “inculturation” peut mieux servir à désigner un double mouvement : […] D’une part, la pénétration de l’Evangile dans un milieu socioculturel donné “féconde comme de l’intérieur les qualités spirituelles et les dons propres à chaque peuple […], elle les fortifie, les parfait et les restaure dans le Christ”. D’autre part, l’Eglise assimile ces valeurs, dès lors qu’elles sont compatibles avec l’Evangile, “pour mieux approfondir le message du Christ et pour l’exprimer plus parfaitement dans la célébration liturgique comme dans la vie multiforme de la communauté des fidèles” » (n. 4). Pour ce qui concerne « les pays d’ancienne tradition chrétienne occidentale, où la culture a été depuis longtemps imprégnée par la foi et par la liturgie exprimée dans le rite romain », le terme d’inculturation ne convient pas, trop ambitieux ; seront suffisantes « les mesures d’adaptation prévues dans les livres liturgiques » (n. 6).
Voilà départie, de manière assez claire semble-t-il, l’oeuvre de réforme liturgique entre inculturation et adaptations, dans deux types de champs culturels. Sauf que… à la suite immédiate, le document de la Congrégation pour le Culte divin avance une troisième situation : « Il faut être également attentif à l’instauration progressive, dans les pays de tradition chrétienne ou non, d’une culture marquée par l’indifférence ou le désintérêt pour la religion. Face à cette dernière situation, ce n’est pas d’inculturation de la liturgie qu’il faudrait parler, car il s’agit moins en ce cas d’assumer des valeurs religieuses préexistantes en les évangélisant, que d’insister sur la formation liturgique et de trouver les moyens les plus aptes pour rejoindre les esprits et les coeurs » (n. 8). Ces moyens, on les regroupe aujourd’hui sous le concept de « nouvelle évangélisation », dont il serait effectivement intéressant de cerner le rôle que la liturgie peut y jouer et, réciproquement, de l’impact de ces moyens sur elle. Mais il importe plus, pour la présente analyse, de relever le critère de possibilité d’une inculturation, tel qu’il est énoncé : il faut être en présence d’une culture préexistante irriguée profondément, structurée par des valeurs religieuses.
Or, si l’on accepte un mouvement de rétroaction reconduisant à la réforme liturgique en son commencement, n’est-ce pas justement ce point qui fait l’objet de critiques répétées à l’encontre de l’intention du concile Vatican II, de certains textes et des applications qui en découlèrent ? Ni l’une ni les autres ne prirent suffisamment en compte, ou même ignorèrent, la nature intrinsèquement indifférente en matière religieuse de la société moderne, voire l’incompatibilité foncière avec la foi des lignes de force de sa pensée et de son organisation. La mise à l’écart des « prophètes de malheur » dès le discours d’ouverture, comme le rejet des schémas préliminaires et de leur forme de pensée, étaient là pour garantir que le monde et la pensée modernes joueraient essentiellement comme une référence positive. La qualité pastorale du concile est allée dans le même sens, sur le niveau plus prosaïque de la participation des fidèles à la liturgie devant impliquer une simplification du rituel, passant par la suppression de ce qui n’est pas immédiatement compréhensible à l’homme moderne : nombre de symboles, la langue latine. L’exemple de cette dernière, dès les premiers pas de la mise en oeuvre des orientations conciliaires, frappe par l’impasse dans laquelle on accepta d’entrer au nom de cette pastoralité du concile. En 1965, lors du congrès réuni à Rome par le « Conseil pour l’application de la Constitution sur la liturgie », Mgr René Boudon, président de la Commission épiscopale française de liturgie, déclarait : « La langue vivante, celle qui les [les chrétiens] met en rapport les uns avec les autres dans leur vie quotidienne, dans les affaires et le travail, la maison, le quartier ou l’usine, ou le village, par laquelle ils vivent comme membres d’une communauté humaine, ne doit-elle pas leur servir aussi à exprimer leurs sentiments communs de membres du même peuple de Dieu, dans ces moments privilégiés et intenses que sont les célébrations liturgiques ? » ((. Mgr René Boudon, « Langue vivante et participation active », allocution au Congrès sur les traductions liturgiques, Rome, 9–13 novembre 1965, La Maison-Dieu, n. 86, 2e trimestre 1966, pp. 17–29 ; ici p. 18.)) Plus loin, il ajoutait : « La langue des traductions liturgiques doit être cependant une langue chrétienne et sacrée : cela est requis par sa fonction pastorale. […] la traduction liturgique doit employer une langue ferme et nette qui évite les ambiguïtés dangereuses pour la pureté de la foi et écarte les dangers de corruption. Elle doit employer une langue durable et éviter tout ce qui dans le langage courant, est sujet de “variabilité” et au changement » (p. 28). Il n’est nul besoin d’être un linguiste chevronné pour être saisi par l’incompatibilité presque irréductible entre les deux exigences posées. L’on voit en effet difficilement comment le langage commun pourrait devenir une langue sacrée, puisque celle-ci requiert précision et immuabilité que celle-là ne peut fournir et à quoi d’ailleurs elle ne prétend pas ; sauf à devenir un langage spécialisé, ce qui, soit dit en passant, paraît être le cas au regard de bien des célébrations accueillant des non-pratiquants (professions de foi, baptêmes…), où ceux-ci déclarent n’avoir pas compris grand-chose et où célébrant et animateurs s’évertuent à expliquer, par des monitions qui paraphrasent et doublent – à la manière d’un sous-titre, mais aussi quant à la longueur – le déroulement des cérémonies. L’insatisfaction quant au chemin parcouru, voire son échec, est ainsi double : la précision est manquée, la communication n’est pas établie, au moins au regard du quatrième axe de l’intention du concile que l’on a mentionnée : « Fortifier tout ce qui concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l’Eglise ».
Les participants au congrès en question avaient conscience de la difficulté du passage aux langues vernaculaires, notamment dans son rapport à la précision doctrinale des nouvelles paroles, et prêchaient donc pour un temps de latence inévitable avant qu’une (des) nouvelle(s) langue(s) sacrée(s) se mette(nt) en place. A quelques décennies de distance, la rectification des traductions liturgiques de la messe demandée par Rome, les débats et les remous qu’elle suscite, indiquent que ce temps n’est pas encore achevé. Ainsi, pour donner un exemple, dans la nouvelle édition du missel en langue anglaise, les paroles de la consécration sur le vin – ce qui n’est pas rien – ont été modifiées : afin de mieux rendre le « pro vobis et pro multis », la nouvelle édition écrit « for you and for many » (pour vous et pour beaucoup), quand l’ancienne notait « for you and for all » (pour vous et pour tous). Les oppositions à ce changement ont argumenté sur plusieurs niveaux : on ne modifie pas un texte familier aux prêtres et aux fidèles en faveur d’un autre qui n’apporte pas de clarification indubitable et définitive ; le travail a été réalisé sans concertation de la « base », mais selon une logique hiérarchique et cléricale ; la nouvelle formulation ne prend pas en compte le fond de l’ecclésiologie mise en place par le concile Vatican II, exprimée par le premier paragraphe de la constitution sur l’Eglise, Lumen gentium : « Le Christ est la lumière des peuples […] le saint Concile souhaite répandre sur tous les hommes la clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l’Eglise […] L’Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » ((. Cf. Paul Philibert, « For You and Who Else ? », America, 3 janvier 2011. L’hebdomadaire America, très en pointe dans la critique de la nouvelle édition, est dirigé par les jésuites des Etats-Unis ; le père Paul Philibert, dominicain, est responsable de la formation permanente pour la province du Sud des Etats-Unis de son ordre. L’article peut être lu à l’adresse : http://www.americamagazine.org/content/article.cfm ?article_id=12641. La citation de Lumen gentium reproduit les mots sélectionnés par l’auteur. Celui-ci critique encore le style lourd et verbeux de certaines nouvelles versions d’oraisons, en raison du littéralisme de la traduction – l’exactitude du terme à terme amoindrissant la valeur de communication ; ce que lui accordent ceux qui s’opposent à lui et qui, eux, défendent la traduction du « pro multis ». Paul Philibert indique encore qu’en septembre 2010, la conférence épiscopale d’Allemagne rejeta la demande romaine d’une nouvelle traduction du « pro multis », rendu jusqu’à présent par « für alle », au motif que le remplacement de « bons textes allemands » par une « interprétation nouvelle et inusitée » ne ferait que perturber inutilement la réception du texte actuel, familier à tous, prêtres et laïcs. (Les guillemets de cette dernière phrase sont de la conférence épiscopale allemande.))) .