Revue de réflexion politique et religieuse.

L’impossible greffe. Réforme litur­gique conci­liaire et incul­tu­ra­tion occi­den­tale

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

On convien­dra que le mot « adap­ta­tion » ne porte pas en lui-même de signi­fi­ca­tion pré­cise, et que, s’il en est une qui vient à l’esprit en pre­mier, elle semble dési­gner des modi­fi­ca­tions rela­ti­ve­ment modestes et super­fi­cielles ; de simples ajus­te­ments tech­niques, dirait-on en d’autres domaines. C’est bien quelque chose de cet ordre que paraît pro­mou­voir la consti­tu­tion San­cro­sanc­tum conci­lium, dans les para­graphes qui expli­citent ces adap­ta­tions (nn. 37 à 40), elle qui avance que celles-ci devront trou­ver leur place « dans les limites fixées par les édi­tions typiques des livres litur­giques » (n. 39), et si elles « s’harmonise[nt] avec les prin­cipes d’un véri­table et authen­tique esprit litur­gique » (n. 37). Ces para­graphes, tou­te­fois, envi­sagent que les adap­ta­tions puissent être plus pro­fondes : « En dif­fé­rents lieux et en dif­fé­rentes cir­cons­tances, il est urgent d’adapter plus pro­fon­dé­ment la litur­gie » (n. 40) ; pos­si­bi­li­té qu’avait déjà ouverte le para­graphe 23 en affir­mant : « On ne fera des inno­va­tions que si l’utilité de l’Eglise les exige vrai­ment et cer­tai­ne­ment, et après s’être bien assu­ré que les formes nou­velles sortent des formes déjà exis­tantes par un déve­lop­pe­ment en quelque sorte orga­nique ».
Ce sont ces chan­ge­ments plus pro­fonds qui reçoivent le qua­li­fi­ca­tif d’inculturation dans le docu­ment magis­té­riel ((. La litur­gie romaine et l’inculturation, IVe Ins­truc­tion de la Congré­ga­tion pour le Culte divin et la Dis­ci­pline des sacre­ments pour une juste appli­ca­tion de la Consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie (nn. 37–40), 25 jan­vier 1994, n. 4. Les deux cita­tions internes au texte cité ci-des­sous sont extraites du n. 28 de la consti­tu­tion Gau­dium et spes du concile Vati­can II.))  qui règle ce qu’il doit en être des cri­tères et du pro­ces­sus de déci­sion de tels chan­ge­ments dans la litur­gie : « Le terme “adap­ta­tion”, emprun­té au lan­gage mis­sion­naire, pou­vait faire pen­ser à des modi­fi­ca­tions sur­tout ponc­tuelles et externes. Le terme “incul­tu­ra­tion” peut mieux ser­vir à dési­gner un double mou­ve­ment : […] D’une part, la péné­tra­tion de l’Evangile dans un milieu socio­cul­tu­rel don­né “féconde comme de l’intérieur les qua­li­tés spi­ri­tuelles et les dons propres à chaque peuple […], elle les for­ti­fie, les par­fait et les res­taure dans le Christ”. D’autre part, l’Eglise assi­mile ces valeurs, dès lors qu’elles sont com­pa­tibles avec l’Evangile, “pour mieux appro­fon­dir le mes­sage du Christ et pour l’exprimer plus par­fai­te­ment dans la célé­bra­tion litur­gique comme dans la vie mul­ti­forme de la com­mu­nau­té des fidèles” » (n. 4). Pour ce qui concerne « les pays d’ancienne tra­di­tion chré­tienne occi­den­tale, où la culture a été depuis long­temps impré­gnée par la foi et par la litur­gie expri­mée dans le rite romain », le terme d’inculturation ne convient pas, trop ambi­tieux ; seront suf­fi­santes « les mesures d’adaptation pré­vues dans les livres litur­giques » (n. 6).
Voi­là dépar­tie, de manière assez claire semble-t-il, l’oeuvre de réforme litur­gique entre incul­tu­ra­tion et adap­ta­tions, dans deux types de champs cultu­rels. Sauf que… à la suite immé­diate, le docu­ment de la Congré­ga­tion pour le Culte divin avance une troi­sième situa­tion : « Il faut être éga­le­ment atten­tif à l’instauration pro­gres­sive, dans les pays de tra­di­tion chré­tienne ou non, d’une culture mar­quée par l’indifférence ou le dés­in­té­rêt pour la reli­gion. Face à cette der­nière situa­tion, ce n’est pas d’inculturation de la litur­gie qu’il fau­drait par­ler, car il s’agit moins en ce cas d’assumer des valeurs reli­gieuses pré­exis­tantes en les évan­gé­li­sant, que d’insister sur la for­ma­tion litur­gique et de trou­ver les moyens les plus aptes pour rejoindre les esprits et les coeurs » (n. 8). Ces moyens, on les regroupe aujourd’hui sous le concept de « nou­velle évan­gé­li­sa­tion », dont il serait effec­ti­ve­ment inté­res­sant de cer­ner le rôle que la litur­gie peut y jouer et, réci­pro­que­ment, de l’impact de ces moyens sur elle. Mais il importe plus, pour la pré­sente ana­lyse, de rele­ver le cri­tère de pos­si­bi­li­té d’une incul­tu­ra­tion, tel qu’il est énon­cé : il faut être en pré­sence d’une culture pré­exis­tante irri­guée pro­fon­dé­ment, struc­tu­rée par des valeurs reli­gieuses.
Or, si l’on accepte un mou­ve­ment de rétro­ac­tion recon­dui­sant à la réforme litur­gique en son com­men­ce­ment, n’est-ce pas jus­te­ment ce point qui fait l’objet de cri­tiques répé­tées à l’encontre de l’intention du concile Vati­can II, de cer­tains textes et des appli­ca­tions qui en décou­lèrent ? Ni l’une ni les autres ne prirent suf­fi­sam­ment en compte, ou même igno­rèrent, la nature intrin­sè­que­ment indif­fé­rente en matière reli­gieuse de la socié­té moderne, voire l’incompatibilité fon­cière avec la foi des lignes de force de sa pen­sée et de son orga­ni­sa­tion. La mise à l’écart des « pro­phètes de mal­heur » dès le dis­cours d’ouverture, comme le rejet des sché­mas pré­li­mi­naires et de leur forme de pen­sée, étaient là pour garan­tir que le monde et la pen­sée modernes joue­raient essen­tiel­le­ment comme une réfé­rence posi­tive. La qua­li­té pas­to­rale du concile est allée dans le même sens, sur le niveau plus pro­saïque de la par­ti­ci­pa­tion des fidèles à la litur­gie devant impli­quer une sim­pli­fi­ca­tion du rituel, pas­sant par la sup­pres­sion de ce qui n’est pas immé­dia­te­ment com­pré­hen­sible à l’homme moderne : nombre de sym­boles, la langue latine. L’exemple de cette der­nière, dès les pre­miers pas de la mise en oeuvre des orien­ta­tions conci­liaires, frappe par l’impasse dans laquelle on accep­ta d’entrer au nom de cette pas­to­ra­li­té du concile. En 1965, lors du congrès réuni à Rome par le « Conseil pour l’application de la Consti­tu­tion sur la litur­gie », Mgr René Bou­don, pré­sident de la Com­mis­sion épis­co­pale fran­çaise de litur­gie, décla­rait : « La langue vivante, celle qui les [les chré­tiens] met en rap­port les uns avec les autres dans leur vie quo­ti­dienne, dans les affaires et le tra­vail, la mai­son, le quar­tier ou l’usine, ou le vil­lage, par laquelle ils vivent comme membres d’une com­mu­nau­té humaine, ne doit-elle pas leur ser­vir aus­si à expri­mer leurs sen­ti­ments com­muns de membres du même peuple de Dieu, dans ces moments pri­vi­lé­giés et intenses que sont les célé­bra­tions litur­giques ? » ((. Mgr René Bou­don, « Langue vivante et par­ti­ci­pa­tion active », allo­cu­tion au Congrès sur les tra­duc­tions litur­giques, Rome, 9–13 novembre 1965, La Mai­son-Dieu, n. 86, 2e tri­mestre 1966, pp. 17–29 ; ici p. 18.))  Plus loin, il ajou­tait : « La langue des tra­duc­tions litur­giques doit être cepen­dant une langue chré­tienne et sacrée : cela est requis par sa fonc­tion pas­to­rale. […] la tra­duc­tion litur­gique doit employer une langue ferme et nette qui évite les ambi­guï­tés dan­ge­reuses pour la pure­té de la foi et écarte les dan­gers de cor­rup­tion. Elle doit employer une langue durable et évi­ter tout ce qui dans le lan­gage cou­rant, est sujet de “varia­bi­li­té” et au chan­ge­ment » (p. 28). Il n’est nul besoin d’être un lin­guiste che­vron­né pour être sai­si par l’incompatibilité presque irré­duc­tible entre les deux exi­gences posées. L’on voit en effet dif­fi­ci­le­ment com­ment le lan­gage com­mun pour­rait deve­nir une langue sacrée, puisque celle-ci requiert pré­ci­sion et immua­bi­li­té que celle-là ne peut four­nir et à quoi d’ailleurs elle ne pré­tend pas ; sauf à deve­nir un lan­gage spé­cia­li­sé, ce qui, soit dit en pas­sant, paraît être le cas au regard de bien des célé­bra­tions accueillant des non-pra­ti­quants (pro­fes­sions de foi, bap­têmes…), où ceux-ci déclarent n’avoir pas com­pris grand-chose et où célé­brant et ani­ma­teurs s’évertuent à expli­quer, par des moni­tions qui para­phrasent et doublent – à la manière d’un sous-titre, mais aus­si quant à la lon­gueur – le dérou­le­ment des céré­mo­nies. L’insatisfaction quant au che­min par­cou­ru, voire son échec, est ain­si double : la pré­ci­sion est man­quée, la com­mu­ni­ca­tion n’est pas éta­blie, au moins au regard du qua­trième axe de l’intention du concile que l’on a men­tion­née : « For­ti­fier tout ce qui concourt à appe­ler tous les hommes dans le sein de l’Eglise ».
Les par­ti­ci­pants au congrès en ques­tion avaient conscience de la dif­fi­cul­té du pas­sage aux langues ver­na­cu­laires, notam­ment dans son rap­port à la pré­ci­sion doc­tri­nale des nou­velles paroles, et prê­chaient donc pour un temps de latence inévi­table avant qu’une (des) nouvelle(s) langue(s) sacrée(s) se mette(nt) en place. A quelques décen­nies de dis­tance, la rec­ti­fi­ca­tion des tra­duc­tions litur­giques de la messe deman­dée par Rome, les débats et les remous qu’elle sus­cite, indiquent que ce temps n’est pas encore ache­vé. Ain­si, pour don­ner un exemple, dans la nou­velle édi­tion du mis­sel en langue anglaise, les paroles de la consé­cra­tion sur le vin – ce qui n’est pas rien – ont été modi­fiées : afin de mieux rendre le « pro vobis et pro mul­tis », la nou­velle édi­tion écrit « for you and for many » (pour vous et pour beau­coup), quand l’ancienne notait « for you and for all » (pour vous et pour tous). Les oppo­si­tions à ce chan­ge­ment ont argu­men­té sur plu­sieurs niveaux : on ne modi­fie pas un texte fami­lier aux prêtres et aux fidèles en faveur d’un autre qui n’apporte pas de cla­ri­fi­ca­tion indu­bi­table et défi­ni­tive ; le tra­vail a été réa­li­sé sans concer­ta­tion de la « base », mais selon une logique hié­rar­chique et clé­ri­cale ; la nou­velle for­mu­la­tion ne prend pas en compte le fond de l’ecclésiologie mise en place par le concile Vati­can II, expri­mée par le pre­mier para­graphe de la consti­tu­tion sur l’Eglise, Lumen gen­tium : « Le Christ est la lumière des peuples […] le saint Concile sou­haite répandre sur tous les hommes la clar­té du Christ qui res­plen­dit sur le visage de l’Eglise […] L’Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacre­ment, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » ((. Cf. Paul Phi­li­bert, « For You and Who Else ? », Ame­ri­ca, 3 jan­vier 2011. L’hebdomadaire Ame­ri­ca, très en pointe dans la cri­tique de la nou­velle édi­tion, est diri­gé par les jésuites des Etats-Unis ; le père Paul Phi­li­bert, domi­ni­cain, est res­pon­sable de la for­ma­tion per­ma­nente pour la pro­vince du Sud des Etats-Unis de son ordre. L’article peut être lu à l’adresse : http://www.americamagazine.org/content/article.cfm ?article_id=12641. La cita­tion de Lumen gen­tium repro­duit les mots sélec­tion­nés par l’auteur. Celui-ci cri­tique encore le style lourd et ver­beux de cer­taines nou­velles ver­sions d’oraisons, en rai­son du lit­té­ra­lisme de la tra­duc­tion – l’exactitude du terme à terme amoin­dris­sant la valeur de com­mu­ni­ca­tion ; ce que lui accordent ceux qui s’opposent à lui et qui, eux, défendent la tra­duc­tion du « pro mul­tis ». Paul Phi­li­bert indique encore qu’en sep­tembre 2010, la confé­rence épis­co­pale d’Allemagne reje­ta la demande romaine d’une nou­velle tra­duc­tion du « pro mul­tis », ren­du jusqu’à pré­sent par « für alle », au motif que le rem­pla­ce­ment de « bons textes alle­mands » par une « inter­pré­ta­tion nou­velle et inusi­tée » ne ferait que per­tur­ber inuti­le­ment la récep­tion du texte actuel, fami­lier à tous, prêtres et laïcs. (Les guille­mets de cette der­nière phrase sont de la confé­rence épis­co­pale alle­mande.))) .

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