Dans l’Union soviétique et la Russie des années 1980–2000, Serge Averintsev (1937- 2004) jouit d’une grande notoriété. A une époque où les autorités universitaires et les instances intellectuelles du parti communiste se souciaient essentiellement d’empêcher toute critique du marxisme officiel qui se fonderait sur les écrits de jeunesse de Karl Marx (ce en quoi, la suite le prouverait, elles se trompaient d’ennemi), ce professeur spécialiste de la littérature antique, par les articles (« Logos », « Philologie », « Trinité », etc. ) qu’il écrivait pour l’Encyclopédie philosophique soviétique, ou par ses conférences sur l’architecture ou la rhétorique byzantines, fit souffler un vent de liberté d’esprit et de hauteur intellectuelle bienfaisant. Il eut très vite un public nombreux, qu’attirait son époustouflante érudition et ses saillies à la Chesterton (auteur auquel il voua toute sa vie une vive admiration). Orthodoxe, Serge Averintsev n’en était pas moins très critique des stylisations néo-religieuses slavophiles qui allaient vite prendre la place de l’idéologie communiste quand celle-ci s’écroula.
Il rencontra à plusieurs reprises le pape Jean-Paul II, et c’est lors d’une séance de l’Académie pontificale des sciences sociales (dont il était membre) qu’il fut frappé de la crise cardiaque qui devait l’emporter. Les éditions Ad Solem et du Cerf ont entrepris de publier en français l’essentiel de l’oeuvre de S. Averintsev, quasiment inconnue en Occident (en dehors d’articles de revues et des études littéraires publiées en italien sous le titre Dieci poeti, Ritratti e destini, La Casa di Matriona, Milan, 2001). Ce premier volume, intitulé La Sagesse et ses formes, regroupe quatre études/conférences d’Averintsev tout à fait typiques de son style et de l’orientation de sa pensée : science subtile, sûreté de l’information, fécondité des perspectives suggérées ou dégagées.
La première et la plus riche, « Sagesse divine » (pp. 13–64), est une méditation sur le sens de l’inscription « Dieu est au milieu d’elle : elle ne sera pas ébranlée » (Ps 45,6) qui accompagne la mosaïque de la Vierge Orante (XIe siècle) au-dessus du maître-autel de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev. « Au milieu d’elle », le contexte du psaume l’indique, signifie « au milieu de la cité ». Quel est le lien que l’on est ainsi invité à établir entre la ville entourée de murs, la Vierge et la Sagesse, entre l’Immaculée et l’imprenabilité, entre la prière et la solidité de la polis, entre la loi de la cité et le Logos divin ? En quoi y a‑t-il là une vérité actuelle et essentielle ? Quelle est la raison de l’attachement de l’homme à cette Virgo potens, à cette Sagesse protectrice ? N’est-ce pas parce qu’elle le garde de l’intérieur contre l’anomie délétère que soufflent les hordes qui rôdent autour des remparts et qui veulent sa perte ? Sur ces thèmes, l’auteur revient comme un tisserand sur sa trame, les approchant tantôt sous l’angle de la philosophie grecque, tantôt de la Sagesse vétéro-testamentaire, tantôt de la révélation chrétienne, tantôt de l’histoire et de l’anthropologie. Averintsev est ainsi amené à se pencher sur les représentations de cette Sagesse, sur le sens des images sacrées. C’est ce qu’il fait dans son étude « Beauté première » (pp. 93–101), où l’icône russe est notamment mise en parallèle avec la statue occidentale, la première objet et source directe de méditation philosophique et spirituelle, la seconde supposant, derrière, une pensée formelle : « L’artiste gothique n’est pas chargé de prouver des vérités spirituelles. Pour les preuves, il y a les syllogismes. La position de l’artiste russe est différente : ce qu’il veut, ce n’est pas suggérer, toucher ni émouvoir, c’est montrer la vérité même, en donner un témoignage indiscutable. Ce devoir le contraint à la plus grande retenue ; ce qui est requis, ce n’est pas l’enthousiasme ni l’élan (raptus) gothique, mais la quiétude silencieuse (hesychia) ». Il est à souhaiter que les volumes suivants des oeuvres d’Averintsev annoncés par les éditions Ad Solem et du Cerf voient rapidement le jour, tant cette pensée peut apporter de clartés nouvelles indispensables à une bonne compréhension non seulement de la spiritualité russe mais de la situation du chrétien dans le monde de non-lumière où il se trouve.