[note : cet article est paru dans catholica, n. 45, p. 77–85.]
Le sujet de la gnose est toujours d’actualité car il est indétachable de la religion et de la civilisation chrétienne, depuis la fondation de celle-ci. Il est également inséparable de ce qu’il convient d’appeler l’utopisme, car, nous allons le voir, gnose et utopie sont deux faces de la même réalité, l’une et l’autre marquées du signe de la religion et de sa forme politique sécularisée.
Examinons d’abord la gnose à laquelle une énorme littérature a été consacrée depuis les premiers siècles chrétiens jusqu’à nos jours. L’origine n’en est pas exactement connue et les érudits, Hans Jonas, R. Bultmann, Eric Voegelin, Henri-Charles Puech, Hans Leisegang, et bien d’autres en discutent. Admettons qu’elle ait surgi dans l’immense territoire qui englobe l’Inde, l’Iran, le Moyen-Orient, l’Egypte et la Syrie pour aboutir en Grèce. Le mot vient d’un terme grec qui signifie « savoir » mais pas dans le même sens qu’épistemé. Tandis que ce dernier terme indique la connaissance humainement acquise et discursive pour ne pas dire dialectique, la gnose signifie un savoir implanté par Dieu dans l’esprit de l’homme, et davantage qu’un savoir, en vérité une étincelle divine, consubstantielle à la divinité. Tout le monde ne possède pas la gnose et seul un petit groupe peut s’enorgueillir de l’avoir : ce sont les « gnostiques », qui deviennent par là des élus, des aristocrates de l’esprit, et par conséquent des « spirituels ».
En dessous d’eux se trouve la majorité des hommes, divisée en deux strates : les psychoi, dont l’âme (psyché) est intelligente mais surtout appétitive, et les hyloi, inférieurs puisque constitués de matière (hyle). Ils n’ont par conséquent pas de contact possible avec les gnostikoi qui ont la compréhension de Dieu et des choses divines tout ensemble.
Il s’agit donc, dans la mythologie gnostique, de l’éternel combat entre esprit et matière, combat mitigé par ce qu’il convient d’appeler une « pédagogie », étant donné que les inférieurs sont à la rigueur capables de se hisser jusqu’au statut supérieur. Ce serait la fin de l’histoire, l’aboutissement du drame divin, parce que les possesseurs de la gnose finiraient par fusionner avec Dieu et intégrer à sa substance purement spirituelle leurs propres particules (étincelles) d’origine divine. Dieu serait ainsi entier, mais remarquons que ce serait grâce aux humains !
Quelle est la nature du combat en vue de la spiritualisation et de la divinisation de l’ensemble ? Il faut ajouter à ce que nous avons déjà dit que Dieu, dans les systèmes gnostiques (car il y en a d’innombrables), n’est pas le créateur des hommes et du monde. Il est trop pur pour songer à sortir de lui-même, trop spirituel pour créer la matière qui est le principe du mal et comme tel en-dehors de la rédemption. Le créateur c’est le Démiurge, le Prince des Ténèbres qui, afin de l’emporter sur Dieu, a pétri l’homme de matière, en y mettant, cependant, un peu de la substance divine, permettant à l’homme de vivre et de fonctionner. Le drame de l’histoire et du salut consiste dans le combat de ces êtres inachevés, les gnostikoi, contre le Démiurge (ou Lucifer, etc.) ; le déroulement du combat est la lente spiritualisation de l’humanité, jusqu’à ce que le Démiurge subisse la défaite finale. Le mal (la matière) sera vaincu et les hommes seront déifiés.
En attendant, seuls les gnostiques (les élus) se chargent de l’histoire et ils en portent la signification et l’espoir — ce qui leur garantit une position d’élite permanente et la suprématie sur la majorité inférieure qui est enfoncée dans la matière. Il est entendu que le monde, au vu des projets de son créateur, est radicalement, irrémédiablement mauvais — il convient cependant de constater que l’adjectif « mauvais » n’est pas une référence au bien et au mal comme l’entend la morale, mais qu’il est au-delà du bien et du mal (comme chez Nietzsche et Teilhard de Chardin) et qu’il indique la matérialité. Le « bien » signifie, par conséquent, la possession de l’intellect, le regard supérieur et le statut de « sur-homme ».
Tout dans les doctrines gnostiques souligne ce jeu de supériorité/infériorité de certains par rapport aux autres. Ce jeu se manifeste également dans la liberté sexuelle des uns et des autres. Certaines sectes gnostiques prêchent et pratiquent l’ascèse totale mais d’autres sont d’avis que tout est permis aux élus, notamment un dévergondage sexuel qui peut aller jusqu’à l’orgie et au massacre des nouveaux-nés. La spiritualité des gnostiques les place en effet au-dessus du comportement normalement admis. Leur for intérieur, l’étincelle divine, les préserve de toute culpabilité et de tout péché ayant trait à la vie matérielle et lié à la partie corporelle de leur être.
Certains gnostiques se servirent du terme allogènes (« nés ailleurs ») pour signaler leur naissance et pour signifier qu’ils ne faisaient pas partie de la condition humaine d’ici bas et que la morale du milieu humain ne s’appliquait pas à eux. (Aujourd’hui nous parlons « d’aliénation », selon un terme dérivé du latin exprimant la même chose). Citoyens d’un autre ordre, leur participation au monde matériel ne pouvait leur être réclamée. Ils condamnaient par conséquent la famille, la procréation, la vie de la Cité, les institutions, et bien entendu l’Eglise, car tous ces phénomènes appartiennent à l’ordre matériel et le prolongent. Plus tard, en raison de leurs lois internes, les communautés gnostiques, Cathares (« purs »), Bogomils, etc., auront maille à partir avec les tribunaux de l’Eglise et de l’Etat (inquisitions romaine et espagnole) qui les accusent de mener une existence non seulement anti-chrétienne, mais aussi anti-sociale. A partir du Xe siècle, les communautés gnostiques que l’Eglise persécuta sans pouvoir les éradiquer complètement se rassemblèrent autour de leurs propres églises, avec leur liturgie et leur mode de vie. Elles adoptèrent la communauté des biens et des femmes et un système de préséances où les « vieux », les « saints » et les « élus » étaient vénérés, tandis que Rome était considérée comme la Grande Prostituée, Babylone ou l’église du diable (Démiurge). Ce vocabulaire annonçait déjà celui des réformateurs et des controverses de la Renaissance.
On voit qu’il s’agit d’un corps de doctrine qui puisait à de nombreuses sources : le dualisme iranien, la prétendue tradition « égyptienne », le dialogue de Platon, Timée (où figure le Démiurge en tant que créateur), le Judaïsme, le christianisme lui-même, ont versé leur trop-plein dans des esprits à l’enthousiasme facile. Les dirigeants des sectes sont de véritables philosophes comme par exemple Valentinien et Basilides, ainsi que Marcion que critiqua Tertullien. La thèse de Marcion (et de ses fidèles, les marcionites) présente des arguments à première vue raisonnables. Il y a deux Testaments, chacun parlant de son Dieu. Yahweh ne pouvait être le vrai Dieu car c’est un monstre cruel et sa création est précisément celle du monde matériel. Autre est le Christ, le Dieu bon, mais il est tenu enchaîné par Yahweh qui joue ici le rôle du Démiurge. La religion chrétienne doit combattre le judaïsme et sa matérialité, et oeuvrer à la spiritualité. Cependant Marcion, lui aussi, est « anti-matière » et il ridiculise la procréation car, dit-il, l’homme naît « entre l’urine et l’excrément. »
Tel est, brièvement résumé, l’enseignement des gnostiques qui se situe dans une pénombre entre la philosophie grecque et les religions moyen-orientales et surtout le christianisme. Cet enseignement, qui a donné lieu à de très nombreuses sectes, a suivi la destinée des systèmes fondés sur les excès de l’imagination et de l’enthousiasme, et qui n’étaient pas contrôlés par une institution solide. Du moins nous offre-t-il l’image fidèle de ce qui arrive lorsque l’esprit se donne entière liberté, ou lorsque les données sérieuses d’une doctrine se permettent les jeux dangereux d’un syncrétisme échappé à la surveillance de la raison. On comprendra mieux le combat qu’ont mené les Pères de l’Eglise contre le gnosticisme en considérant l’itinéraire ultérieur du gnosticisme qu’il convient d’appeler utopisme.
En quoi consiste celui-ci ? L’examen de la gnose évoque à chaque étape les similitudes avec les doctrines modernes, plus précisément avec les idéologies dominant notre époque. A tel point que la majeure partie de ces idéologies, entre autres celle de tonalité moderniste, peuvent être déchiffrées dans les documents gnostiques — et vice-versa, on peut comprendre l’impact de l’enseignement gnostique à partir des observations menées aujourd’hui dans le domaine de la politique, de la culture, de la pédagogie et même dans les voies empruntées par les Eglises chrétiennes. Que s’est-il passé entre le Ve et le XVe siècle, et de là à nos jours ? Il est évident que la civilisation chrétienne a été incapable de mettre complètement fin à l’inspiration gnostique. Au lieu de retracer l’histoire de ce cheminement (que j’ai entrepris dans plusieurs ouvrages, l’Utopie, éternelle hérésie, chez Beauchesne, Dieu et la connaissance du réel, PUF, La Gauche vue d’en face, Seuil, Le Dieu immanent, Cèdre), choisissons une illustration typique. Dans l’empire romano-oriental de Constantinople qui embrassait le territoire d’origine du gnosticisme, les sectes en question continuaient à prospérer. L’une d’elles, celle des « Bogomils », se répandit assez tôt dans les Balkans, alors terre impériale, passa par le nord de l’Italie (par les voies commerciales), déboucha en Provence puis remonta le long de la vallée du Rhin jusqu’aux Pays-Bas. Les Bogomils (d’où le terme injurieux de « bougre », c’est-à-dire bulgare, faisant référence aux moeurs pratiquées par ses adeptes) rencontrèrent sur leur chemin d’autres sectes plus ou moins autochtones et dont certaines charriaient un sentiment hostile à l’Eglise, du moins anti-romain. Le schisme de 1054 renforça cette hostilité et c’est en effet à partir du XIe siècle que l’hérésie se répandit : le tronc commun en est le gnosticisme qui donna naissance à des branches en nombre incalculable. Il serait bien entendu faux de mettre l’étiquette de gnose sur toutes les doctrines non orthodoxes, mais il est incontestable que nous avons là le pôle majeur.
Or il est non moins certain que l’évolution du monde occidental favorisa, surtout à partir du XIVe siècle, la sécularisation de la pensée dans les domaines de la politique, des sciences, des lois et même de l’Eglise. Cette évolution est décrite avec de riches détails dans l’ouvrage de G. de Lagarde, La naissance de l’esprit laïque au déclin du moyen âge (cinq vol., Louvain, 1934), dans celui de Gordon Leff, de Gilson et d’autres auteurs. La conséquence en était, entre autres, que l’Eglise cessa d’être l’unique cible du gnosticisme rénové, la cible nouvelle en devint la société idéale, entièrement désacralisée, laïcisée, qui se prêta mieux aux « réformes ». Expliquons-nous.
Aussi longtemps que l’Eglise bloqua l’horizon de la réflexion et qu’elle fut considérée comme la société idéale, celle du Christ, du clergé, du corps mystique, les mécontents — pour des raisons déjà examinées — se retournaient contre elle en prétendant vouloir la perfectionner. En quel sens ? Dans le sens de la gnose : fusion de toutes les étincelles spirituelles, divines et humaines, et donc aboutissement et rédemption de l’histoire. Jusqu’au XVIIe siècle, chez les sectaires anglais lointains disciples de Wyclef, les fidèles et leurs porte-parole exigèrent la démission du roi et des juges car « seul le Christ » était roi et juge, et que, à défaut de la présence du Christ, c’est le peuple unanime qui devait les élire par acclamation. (Les Puritains, les Congrégationalistes tellement actifs encore aujourd’hui aux Etats-Unis sont les descendants de cette gnose retravaillée). Puis, au seuil des temps modernes, l’Eglise fut considérée comme ayant joué son rôle et ce fut désormais la société, et son porte-parole, l’Etat, qui devinrent la cible de la pensée gnostique, elle-même se transmuant en projet utopien.
A partir du XVe siècle et surtout du XVIe siècle, nous sommes en effet témoins d’une poussée littéraire en direction de l’utopie. L’unité de l’humanité (Pic de la Mirandole — voir l’ouvrage du P. de Lubac), la cité idéale (Thomas More, Erasme, l’Abbaye de Thélème, Giordano Bruno, Tommaso Campanella, la ville rebelle de Thomas Münzer), la paix perpétuelle, l’égalité absolue des citoyens, la science au service du bonheur, sont quelques-uns des thèmes majeurs où l’idéal est défini comme une espèce de victoire finale sur les obstacles matériels, victoire remportée par une élite en possession de la clé de l’histoire. A mesure que les événements et les inventions apportent de nouveaux tournants, la pensée utopienne s’adapte, mais l’axe du projet reste identique. Il ne s’agit plus d’un deus otiosus vaincu par le Démiurge ni d’étincelles divines enfouies dans quelques esprits humains, mais le schéma gnostique reste entièrement valable. Un idéal humain, l’humanité sauvée et heureuse, prend la place de Dieu ; le Démiurge cède sa place et son rang de Prince des ténèbres à la conspiration des prêtres, des réactionnaires, des possédants, des seigneurs féodaux ou des capitalistes ; les étincelles deviennent la grande compréhension du mécanisme historique qu’on doit encore parfaire et dont il faut accélérer la maturité ; la matière, pourtant utile à la science et au bien-être, reste le prince du mal en ce sens qu’elle représente le conservatisme, l’inertie opposée au progrès, les intérêts matériels des classes dirigeantes, le blocage de la culture et de la conscientisation des classes ouvrières, des colonisés et autres exploités.
Peut-on dire, pour autant, que les élites modernes sont « gnostiques » ? La classe intellectuelle, au moins depuis le XVIIIe siècle, se conduit en effet comme si elle était dotée d’un savoir extraordinaire, d’une substance secrète : la « lumière » de philosophes comme Diderot, Condorcet ou D’Holbach ; le savoir absolu de Hegel, conféré par le Zeitgeist ; le dieu réabsorbé dans l’humanité chez Feuerbach ; le matérialisme dialectique chez Marx ; la structure véritable de l’histoire, divisée en trois étapes, chez Auguste Comte ; le remplacement, chez Nietzsche, de l’être par le devenir ; sans parler du menu fretin de l’intelligentsia — Marcuse, Freud, Lacan — qui prétend posséder non pas la réponse à un problème partiel, mais la clé de l’histoire, de la structure de l’être ou du bonheur universel. Les « ordres mondiaux » sont à la bouche des politiciens comme jadis une réformette provisoire et aux proportions modestes. Il est à noter que deux penseurs aussi éloignés l’un de l’autre que le P. de Lubac (dans son Drame de l’humanisme athée) et Eric Voegelin (dans Science, Politique et Gnosticisme) en arrivent à mentionner les mêmes philosophes comme des « surhommes » (Übermenschen, sorciers, magiciens) quasiment auto-divinisés et dont l’oeuvre sert à la destruction gigantesque d’une partie de l’humanité. Il est vrai que les gnostiques du début étaient absorbés par l’idée d’un salut eschatologique et qu’ils n’avaient pas comme objet de réflexion l’histoire et ses étapes vers la société idéale, ni les détails d’un programme universellement valable. Cependant les néo-gnostiques ont transformé les données de la pensée gnostique en un programmme méta-politique où ils fonctionnent à la fois en tant que dieu, son prophète et son exécuteur activiste. C’est ainsi que ce siècle a produit non pas des tyrans et des despotes, mais, la technologie et la science aidant, des tortionnaires et des assassins de dizaines de millions d’autres hommes, en proportion du statut supra-humain dont ils se réclament.
Le Grand Manager de l’utopie porte la gnose (savoir absolu, divin) comme un trésor secret qu’il déballe au moment opportun. Cela signifie qu’en dépit de son inhumanité (au-delà de l’humain), l’utopien a une psychologie sui generis, à rapprocher, quoique moins éloquente, de celle de Nietzsche et située comme chez le philosophe allemand, par-delà le bien et le mal. Imaginons par exemple l’étudiant Pol Pot qui, à Paris, devient disciple de Sartre. Il entend parler de la « sollicitude mortelle » du maître, considérée par celui-ci comme un nouvel impératif catégorique. Chez Kant, c’était le devoir inné en l’homme qui se rapportait encore, assez obscurément, au commandement divin. Chez Sartre, c’est le devoir du militant existentialo-marxiste que de tuer son meilleur ami s’il ne suit pas le chemin politiquement correct qu’il lui montre. Pol Pot revient au Cambodge et exécute des millions de ses compatriotes afin d’en réduire le nombre à une poignée de purs et de durs. Entre Sartre et Pol Pot ce n’est plus la complicité d’Ivan et Dimitri Karamazov, l’un poussant l’autre à l’action, mais le champ historico-religieux du gnosticisme où l’action revêt les dimensions de l’humanité. Telle est la distance entre l’action immorale et celle commise sous l’inspiration de la gnose. Et la psychologie, dans tout cela ? Un bref passage en revue de Comte, de Marx, de Nietzsche en offre les linéaments : découverte de la gnose ; jubilation et en même temps impatience d’en réaliser les indications, de la partager avec ceux qui s’en montrent dignes ; nouvelle découverte que les temps sont mûrs, aujourd’hui même, pour opérer la transformation (pourquoi aujourd’hui ? parce que tout dépend de moi !) ; mise en mouvement, élimination des obstacles ; domination, fusion avec l’histoire.
Il y a lieu de diagnostiquer l’utopisme comme une pédagogie à l’échelle supra-historique et la cité utopienne elle-même comme la cristallisation de cette pédagogie. Regardant en arrière, nous constatons que les architectes italiens du XVe siècle planifièrent les villes en vue d’en faire un signe, une sorte de talisman éducatif. Campanella, qui était pourtant prêtre dominicain, écrivit la Civitas Soli dans le même esprit, à savoir comme un plan d’urbanisme avec des effets magiques.
Les astres et les dieux peints sur les remparts allaient faire plus que de protéger les habitants ; ils symbolisaient l’unité de l’univers dont la ville était censée être la réplique en plus petit, le microcosme.
Deux questions restent à poser. La première est celle de la validité de l’assertion selon laquelle la dualité gnose/utopie ne pouvait s’épanouir que dans une civilisation chrétienne. La seconde celle de savoir si l’utopisme actuel et son appareillage idéologique portent toujours les marques de la gnose.
Un enseignement caché a existé de tout temps, mais ce n’est précisément pas le cas de la religion chrétienne où la doctrine a toujours été accessible dans sa totalité. C’est le propre de la gnose d’exclure comme profanes la majorité des « fidèles ». Cependant l’élément utopique (détenir la clé de la transformation du monde) est davantage propre à la religion du Christ, étant donné que la tentation de séculariser le royaume de Dieu est difficile à écarter. Le Christ étant Dieu et homme, il est relativement facile d’accentuer le deuxième terme de cette équation et ensuite d’élaborer un programme en vue d’établir la perfection sur terre. C’est, bien entendu, sans prêter attention à Dieu ; mais voilà le secret de l’utopie : Dieu éliminé, l’humanité en fusion avec elle-même prend sa place et renforce ainsi la version laïque du Royaume. Ce sera dans l’avenir ; or, pour les autres religions, l’utopie, l’âge d’or, se situe dans le passé : c’est la plénitude cosmique et non pas la société idéale.
En second lieu, nos idéologies sont-elles toujours motivées par la gnose ? Mircea Eliade se gausse, dans ses Mémoires, de Voegelin : il ne l’a rencontré qu’en une seule occasion et le philosophe allemand l’ennuya en attribuant tout le mal de l’époque aux gnostiques. Et en effet, n’y aurait-il pas une ou plusieurs autres raisons à notre mal ? Mais la question initiale est peut-être mal posée. Par exemple, l’augmentation des populations entraîne l’extension des solutions technologiques, et celles-ci, à leur tour, créent une classe de technocrates, d’experts et de spécialistes. Devant les dimensions nouvelles de leurs tâches, ces experts se donnent le beau rôle et développent des perspectives au-delà de toute mesure. Le suffixe « crate » ajouté à « techno » en fait une élite quasiment gnostique, en possession de connaissances pour « initiés », connaissances acquises par un travail assidu dont les règles sont à la disposition de n’importe qui.
L’arrogance éventuelle des technocrates appartient quant à elle encore à l’humain. Le propre du gnosticisme est de postuler la prédestination à une place ontologique supérieure, à être le représentant d’une entité transcendante, par exemple l’histoire, à partager sa substance. Il n’est pas, par conséquent, impossible de déceler l’inspiration gnostique ou les projets utopiques de modifier le status creaturae, la structure de fonctionnement de l’homme et de la société dans laquelle il vit.
Dans les siècles passés cette usurpation a été réalisée par les hérésies qui, à la manière de la gnose, leur commune référence, voulaient non pas réformer l’Eglise mais sauver Dieu de ses propres imperfections (langage et ambition gnostiques) et de celles de ses desservants. De nos jours, l’usurpation est le fait des idéologies utopiennes, versions sécularisées de la gnose, qui veulent changer la nature humaine en vue de l’humanité, de l’histoire ou de l’avenir. Leur projet s’étale devant nous dans ses grandes lignes et ses mille détails : démanteler la famille, deux hommes ou deux femmes comme « parents » ; légalisation des « mères porteuses » ; avortement et euthanasie ; culture de l’étalage de l’abject, de l’informe ou de l’obscène ; morale du dévergondage systématique ; philosophie de la liquidation du jugement ; etc. Sans parler de la mécanisation de la société, du dépistage de tous les mystères, des efforts de contrecarrer par la loi les mouvements légitimes de l’âme. Ce ne sont pas là faits d’un quelconque système totalitaire, mais ceux de la société libérale qui nous entoure et qui s’enfonce dans l’utopie.