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De la gnose à l’u­to­pie

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 45, p. 77–85.]
Le sujet de la gnose est tou­jours d’actualité car il est indé­ta­chable de la reli­gion et de la civi­li­sa­tion chré­tienne, depuis la fon­da­tion de celle-ci. Il est éga­le­ment insé­pa­rable de ce qu’il convient d’appeler l’utopisme, car, nous allons le voir, gnose et uto­pie sont deux faces de la même réa­li­té, l’une et l’autre mar­quées du signe de la reli­gion et de sa forme poli­tique sécu­la­ri­sée.
Exa­mi­nons d’abord la gnose à laquelle une énorme lit­té­ra­ture a été consa­crée depuis les pre­miers siècles chré­tiens jusqu’à nos jours. L’origine n’en est pas exac­te­ment connue et les éru­dits, Hans Jonas, R. Bult­mann, Eric Voe­ge­lin, Hen­ri-Charles Puech, Hans Lei­se­gang, et bien d’autres en dis­cutent. Admet­tons qu’elle ait sur­gi dans l’immense ter­ri­toire qui englobe l’Inde, l’Iran, le Moyen-Orient, l’Egypte et la Syrie pour abou­tir en Grèce. Le mot vient d’un terme grec qui signi­fie « savoir » mais pas dans le même sens qu’épistemé. Tan­dis que ce der­nier terme indique la connais­sance humai­ne­ment acquise et dis­cur­sive pour ne pas dire dia­lec­tique, la gnose signi­fie un savoir implan­té par Dieu dans l’esprit de l’homme, et davan­tage qu’un savoir, en véri­té une étin­celle divine, consub­stan­tielle à la divi­ni­té. Tout le monde ne pos­sède pas la gnose et seul un petit groupe peut s’enorgueillir de l’avoir : ce sont les « gnos­tiques », qui deviennent par là des élus, des aris­to­crates de l’esprit, et par consé­quent des « spi­ri­tuels ».
En des­sous d’eux se trouve la majo­ri­té des hommes, divi­sée en deux strates : les psy­choi, dont l’âme (psy­ché) est intel­li­gente mais sur­tout appé­ti­tive, et les hyloi, infé­rieurs puisque consti­tués de matière (hyle). Ils n’ont par consé­quent pas de contact pos­sible avec les gnos­ti­koi qui ont la com­pré­hen­sion de Dieu et des choses divines tout ensemble.
Il s’agit donc, dans la mytho­lo­gie gnos­tique, de l’éternel com­bat entre esprit et matière, com­bat miti­gé par ce qu’il convient d’appeler une « péda­go­gie », étant don­né que les infé­rieurs sont à la rigueur capables de se his­ser jusqu’au sta­tut supé­rieur. Ce serait la fin de l’histoire, l’aboutissement du drame divin, parce que les pos­ses­seurs de la gnose fini­raient par fusion­ner avec Dieu et inté­grer à sa sub­stance pure­ment spi­ri­tuelle leurs propres par­ti­cules (étin­celles) d’origine divine. Dieu serait ain­si entier, mais remar­quons que ce serait grâce aux humains !
Quelle est la nature du com­bat en vue de la spi­ri­tua­li­sa­tion et de la divi­ni­sa­tion de l’ensemble ? Il faut ajou­ter à ce que nous avons déjà dit que Dieu, dans les sys­tèmes gnos­tiques (car il y en a d’innombrables), n’est pas le créa­teur des hommes et du monde. Il est trop pur pour son­ger à sor­tir de lui-même, trop spi­ri­tuel pour créer la matière qui est le prin­cipe du mal et comme tel en-dehors de la rédemp­tion. Le créa­teur c’est le Démiurge, le Prince des Ténèbres qui, afin de l’emporter sur Dieu, a pétri l’homme de matière, en y met­tant, cepen­dant, un peu de la sub­stance divine, per­met­tant à l’homme de vivre et de fonc­tion­ner. Le drame de l’histoire et du salut consiste dans le com­bat de ces êtres inache­vés, les gnos­ti­koi, contre le Démiurge (ou Luci­fer, etc.) ; le dérou­le­ment du com­bat est la lente spi­ri­tua­li­sa­tion de l’humanité, jusqu’à ce que le Démiurge subisse la défaite finale. Le mal (la matière) sera vain­cu et les hommes seront déi­fiés.
En atten­dant, seuls les gnos­tiques (les élus) se chargent de l’histoire et ils en portent la signi­fi­ca­tion et l’espoir — ce qui leur garan­tit une posi­tion d’élite per­ma­nente et la supré­ma­tie sur la majo­ri­té infé­rieure qui est enfon­cée dans la matière. Il est enten­du que le monde, au vu des pro­jets de son créa­teur, est radi­ca­le­ment, irré­mé­dia­ble­ment mau­vais — il convient cepen­dant de consta­ter que l’adjectif « mau­vais » n’est pas une réfé­rence au bien et au mal comme l’entend la morale, mais qu’il est au-delà du bien et du mal (comme chez Nietzsche et Teil­hard de Char­din) et qu’il indique la maté­ria­li­té. Le « bien » signi­fie, par consé­quent, la pos­ses­sion de l’intellect, le regard supé­rieur et le sta­tut de « sur-homme ».
Tout dans les doc­trines gnos­tiques sou­ligne ce jeu de supériorité/infériorité de cer­tains par rap­port aux autres. Ce jeu se mani­feste éga­le­ment dans la liber­té sexuelle des uns et des autres. Cer­taines sectes gnos­tiques prêchent et pra­tiquent l’ascèse totale mais d’autres sont d’avis que tout est per­mis aux élus, notam­ment un déver­gon­dage sexuel qui peut aller jusqu’à l’orgie et au mas­sacre des nou­veaux-nés. La spi­ri­tua­li­té des gnos­tiques les place en effet au-des­sus du com­por­te­ment nor­ma­le­ment admis. Leur for inté­rieur, l’étincelle divine, les pré­serve de toute culpa­bi­li­té et de tout péché ayant trait à la vie maté­rielle et lié à la par­tie cor­po­relle de leur être.
Cer­tains gnos­tiques se ser­virent du terme allo­gènes (« nés ailleurs ») pour signa­ler leur nais­sance et pour signi­fier qu’ils ne fai­saient pas par­tie de la condi­tion humaine d’ici bas et que la morale du milieu humain ne s’appliquait pas à eux. (Aujourd’hui nous par­lons « d’aliénation », selon un terme déri­vé du latin expri­mant la même chose). Citoyens d’un autre ordre, leur par­ti­ci­pa­tion au monde maté­riel ne pou­vait leur être récla­mée. Ils condam­naient par consé­quent la famille, la pro­créa­tion, la vie de la Cité, les ins­ti­tu­tions, et bien enten­du l’Eglise, car tous ces phé­no­mènes appar­tiennent à l’ordre maté­riel et le pro­longent. Plus tard, en rai­son de leurs lois internes, les com­mu­nau­tés gnos­tiques, Cathares (« purs »), Bogo­mils, etc., auront maille à par­tir avec les tri­bu­naux de l’Eglise et de l’Etat (inqui­si­tions romaine et espa­gnole) qui les accusent de mener une exis­tence non seule­ment anti-chré­tienne, mais aus­si anti-sociale. A par­tir du Xe siècle, les com­mu­nau­tés gnos­tiques que l’Eglise per­sé­cu­ta sans pou­voir les éra­di­quer com­plè­te­ment se ras­sem­blèrent autour de leurs propres églises, avec leur litur­gie et leur mode de vie. Elles ado­ptèrent la com­mu­nau­té des biens et des femmes et un sys­tème de pré­séances où les « vieux », les « saints » et les « élus » étaient véné­rés, tan­dis que Rome était consi­dé­rée comme la Grande Pros­ti­tuée, Baby­lone ou l’église du diable (Démiurge). Ce voca­bu­laire annon­çait déjà celui des réfor­ma­teurs et des contro­verses de la Renais­sance.
On voit qu’il s’agit d’un corps de doc­trine qui pui­sait à de nom­breuses sources : le dua­lisme ira­nien, la pré­ten­due tra­di­tion « égyp­tienne », le dia­logue de Pla­ton, Timée (où figure le Démiurge en tant que créa­teur), le Judaïsme, le chris­tia­nisme lui-même, ont ver­sé leur trop-plein dans des esprits à l’enthousiasme facile. Les diri­geants des sectes sont de véri­tables phi­lo­sophes comme par exemple Valen­ti­nien et Basi­lides, ain­si que Mar­cion que cri­ti­qua Ter­tul­lien. La thèse de Mar­cion (et de ses fidèles, les mar­cio­nites) pré­sente des argu­ments à pre­mière vue rai­son­nables. Il y a deux Tes­ta­ments, cha­cun par­lant de son Dieu. Yah­weh ne pou­vait être le vrai Dieu car c’est un monstre cruel et sa créa­tion est pré­ci­sé­ment celle du monde maté­riel. Autre est le Christ, le Dieu bon, mais il est tenu enchaî­né par Yah­weh qui joue ici le rôle du Démiurge. La reli­gion chré­tienne doit com­battre le judaïsme et sa maté­ria­li­té, et oeu­vrer à la spi­ri­tua­li­té. Cepen­dant Mar­cion, lui aus­si, est « anti-matière » et il ridi­cu­lise la pro­créa­tion car, dit-il, l’homme naît « entre l’urine et l’excrément. »
Tel est, briè­ve­ment résu­mé, l’enseignement des gnos­tiques qui se situe dans une pénombre entre la phi­lo­so­phie grecque et les reli­gions moyen-orien­tales et sur­tout le chris­tia­nisme. Cet ensei­gne­ment, qui a don­né lieu à de très nom­breuses sectes, a sui­vi la des­ti­née des sys­tèmes fon­dés sur les excès de l’imagination et de l’enthousiasme, et qui n’étaient pas contrô­lés par une ins­ti­tu­tion solide. Du moins nous offre-t-il l’image fidèle de ce qui arrive lorsque l’esprit se donne entière liber­té, ou lorsque les don­nées sérieuses d’une doc­trine se per­mettent les jeux dan­ge­reux d’un syn­cré­tisme échap­pé à la sur­veillance de la rai­son. On com­pren­dra mieux le com­bat qu’ont mené les Pères de l’Eglise contre le gnos­ti­cisme en consi­dé­rant l’itinéraire ulté­rieur du gnos­ti­cisme qu’il convient d’appeler uto­pisme.
En quoi consiste celui-ci ? L’examen de la gnose évoque à chaque étape les simi­li­tudes avec les doc­trines modernes, plus pré­ci­sé­ment avec les idéo­lo­gies domi­nant notre époque. A tel point que la majeure par­tie de ces idéo­lo­gies, entre autres celle de tona­li­té moder­niste, peuvent être déchif­frées dans les docu­ments gnos­tiques — et vice-ver­sa, on peut com­prendre l’impact de l’enseignement gnos­tique à par­tir des obser­va­tions menées aujourd’hui dans le domaine de la poli­tique, de la culture, de la péda­go­gie et même dans les voies emprun­tées par les Eglises chré­tiennes. Que s’est-il pas­sé entre le Ve et le XVe siècle, et de là à nos jours ? Il est évident que la civi­li­sa­tion chré­tienne a été inca­pable de mettre com­plè­te­ment fin à l’inspiration gnos­tique. Au lieu de retra­cer l’histoire de ce che­mi­ne­ment (que j’ai entre­pris dans plu­sieurs ouvrages, l’Utopie, éter­nelle héré­sie, chez Beau­chesne, Dieu et la connais­sance du réel, PUF, La Gauche vue d’en face, Seuil, Le Dieu imma­nent, Cèdre), choi­sis­sons une illus­tra­tion typique. Dans l’empire roma­no-orien­tal de Constan­ti­nople qui embras­sait le ter­ri­toire d’origine du gnos­ti­cisme, les sectes en ques­tion conti­nuaient à pros­pé­rer. L’une d’elles, celle des « Bogo­mils », se répan­dit assez tôt dans les Bal­kans, alors terre impé­riale, pas­sa par le nord de l’Italie (par les voies com­mer­ciales), débou­cha en Pro­vence puis remon­ta le long de la val­lée du Rhin jusqu’aux Pays-Bas. Les Bogo­mils (d’où le terme inju­rieux de « bougre », c’est-à-dire bul­gare, fai­sant réfé­rence aux moeurs pra­ti­quées par ses adeptes) ren­con­trèrent sur leur che­min d’autres sectes plus ou moins autoch­tones et dont cer­taines char­riaient un sen­ti­ment hos­tile à l’Eglise, du moins anti-romain. Le schisme de 1054 ren­for­ça cette hos­ti­li­té et c’est en effet à par­tir du XIe siècle que l’hérésie se répan­dit : le tronc com­mun en est le gnos­ti­cisme qui don­na nais­sance à des branches en nombre incal­cu­lable. Il serait bien enten­du faux de mettre l’étiquette de gnose sur toutes les doc­trines non ortho­doxes, mais il est incon­tes­table que nous avons là le pôle majeur.
Or il est non moins cer­tain que l’évolution du monde occi­den­tal favo­ri­sa, sur­tout à par­tir du XIVe siècle, la sécu­la­ri­sa­tion de la pen­sée dans les domaines de la poli­tique, des sciences, des lois et même de l’Eglise. Cette évo­lu­tion est décrite avec de riches détails dans l’ouvrage de G. de Lagarde, La nais­sance de l’esprit laïque au déclin du moyen âge (cinq vol., Lou­vain, 1934), dans celui de Gor­don Leff, de Gil­son et d’autres auteurs. La consé­quence en était, entre autres, que l’Eglise ces­sa d’être l’unique cible du gnos­ti­cisme réno­vé, la cible nou­velle en devint la socié­té idéale, entiè­re­ment désa­cra­li­sée, laï­ci­sée, qui se prê­ta mieux aux « réformes ». Expli­quons-nous.
Aus­si long­temps que l’Eglise blo­qua l’horizon de la réflexion et qu’elle fut consi­dé­rée comme la socié­té idéale, celle du Christ, du cler­gé, du corps mys­tique, les mécon­tents — pour des rai­sons déjà exa­mi­nées — se retour­naient contre elle en pré­ten­dant vou­loir la per­fec­tion­ner. En quel sens ? Dans le sens de la gnose : fusion de toutes les étin­celles spi­ri­tuelles, divines et humaines, et donc abou­tis­se­ment et rédemp­tion de l’histoire. Jusqu’au XVIIe siècle, chez les sec­taires anglais loin­tains dis­ciples de Wyclef, les fidèles et leurs porte-parole exi­gèrent la démis­sion du roi et des juges car « seul le Christ » était roi et juge, et que, à défaut de la pré­sence du Christ, c’est le peuple una­nime qui devait les élire par accla­ma­tion. (Les Puri­tains, les Congré­ga­tio­na­listes tel­le­ment actifs encore aujourd’hui aux Etats-Unis sont les des­cen­dants de cette gnose retra­vaillée). Puis, au seuil des temps modernes, l’Eglise fut consi­dé­rée comme ayant joué son rôle et ce fut désor­mais la socié­té, et son porte-parole, l’Etat, qui devinrent la cible de la pen­sée gnos­tique, elle-même se trans­muant en pro­jet uto­pien.
A par­tir du XVe siècle et sur­tout du XVIe siècle, nous sommes en effet témoins d’une pous­sée lit­té­raire en direc­tion de l’utopie. L’unité de l’humanité (Pic de la Miran­dole — voir l’ouvrage du P. de Lubac), la cité idéale (Tho­mas More, Erasme, l’Abbaye de Thé­lème, Gior­da­no Bru­no, Tom­ma­so Cam­pa­nel­la, la ville rebelle de Tho­mas Mün­zer), la paix per­pé­tuelle, l’égalité abso­lue des citoyens, la science au ser­vice du bon­heur, sont quelques-uns des thèmes majeurs où l’idéal est défi­ni comme une espèce de vic­toire finale sur les obs­tacles maté­riels, vic­toire rem­por­tée par une élite en pos­ses­sion de la clé de l’histoire. A mesure que les évé­ne­ments et les inven­tions apportent de nou­veaux tour­nants, la pen­sée uto­pienne s’adapte, mais l’axe du pro­jet reste iden­tique. Il ne s’agit plus d’un deus otio­sus vain­cu par le Démiurge ni d’étincelles divines enfouies dans quelques esprits humains, mais le sché­ma gnos­tique reste entiè­re­ment valable. Un idéal humain, l’humanité sau­vée et heu­reuse, prend la place de Dieu ; le Démiurge cède sa place et son rang de Prince des ténèbres à la conspi­ra­tion des prêtres, des réac­tion­naires, des pos­sé­dants, des sei­gneurs féo­daux ou des capi­ta­listes ; les étin­celles deviennent la grande com­pré­hen­sion du méca­nisme his­to­rique qu’on doit encore par­faire et dont il faut accé­lé­rer la matu­ri­té ; la matière, pour­tant utile à la science et au bien-être, reste le prince du mal en ce sens qu’elle repré­sente le conser­va­tisme, l’inertie oppo­sée au pro­grès, les inté­rêts maté­riels des classes diri­geantes, le blo­cage de la culture et de la conscien­ti­sa­tion des classes ouvrières, des colo­ni­sés et autres exploi­tés.
Peut-on dire, pour autant, que les élites modernes sont « gnos­tiques » ? La classe intel­lec­tuelle, au moins depuis le XVIIIe siècle, se conduit en effet comme si elle était dotée d’un savoir extra­or­di­naire, d’une sub­stance secrète : la « lumière » de phi­lo­sophes comme Dide­rot, Condor­cet ou D’Holbach ; le savoir abso­lu de Hegel, confé­ré par le Zeit­geist ; le dieu réab­sor­bé dans l’humanité chez Feuer­bach ; le maté­ria­lisme dia­lec­tique chez Marx ; la struc­ture véri­table de l’histoire, divi­sée en trois étapes, chez Auguste Comte ; le rem­pla­ce­ment, chez Nietzsche, de l’être par le deve­nir ; sans par­ler du menu fre­tin de l’intelligentsia — Mar­cuse, Freud, Lacan — qui pré­tend pos­sé­der non pas la réponse à un pro­blème par­tiel, mais la clé de l’histoire, de la struc­ture de l’être ou du bon­heur uni­ver­sel. Les « ordres mon­diaux » sont à la bouche des poli­ti­ciens comme jadis une réfor­mette pro­vi­soire et aux pro­por­tions modestes. Il est à noter que deux pen­seurs aus­si éloi­gnés l’un de l’autre que le P. de Lubac (dans son Drame de l’humanisme athée) et Eric Voe­ge­lin (dans Science, Poli­tique et Gnos­ti­cisme) en arrivent à men­tion­ner les mêmes phi­lo­sophes comme des « sur­hommes » (Über­men­schen, sor­ciers, magi­ciens) qua­si­ment auto-divi­ni­sés et dont l’oeuvre sert à la des­truc­tion gigan­tesque d’une par­tie de l’humanité. Il est vrai que les gnos­tiques du début étaient absor­bés par l’idée d’un salut escha­to­lo­gique et qu’ils n’avaient pas comme objet de réflexion l’histoire et ses étapes vers la socié­té idéale, ni les détails d’un pro­gramme uni­ver­sel­le­ment valable. Cepen­dant les néo-gnos­tiques ont trans­for­mé les don­nées de la pen­sée gnos­tique en un pro­grammme méta-poli­tique où ils fonc­tionnent à la fois en tant que dieu, son pro­phète et son exé­cu­teur acti­viste. C’est ain­si que ce siècle a pro­duit non pas des tyrans et des des­potes, mais, la tech­no­lo­gie et la science aidant, des tor­tion­naires et des assas­sins de dizaines de mil­lions d’autres hommes, en pro­por­tion du sta­tut supra-humain dont ils se réclament.
Le Grand Mana­ger de l’utopie porte la gnose (savoir abso­lu, divin) comme un tré­sor secret qu’il déballe au moment oppor­tun. Cela signi­fie qu’en dépit de son inhu­ma­ni­té (au-delà de l’humain), l’utopien a une psy­cho­lo­gie sui gene­ris, à rap­pro­cher, quoique moins élo­quente, de celle de Nietzsche et située comme chez le phi­lo­sophe alle­mand, par-delà le bien et le mal. Ima­gi­nons par exemple l’étudiant Pol Pot qui, à Paris, devient dis­ciple de Sartre. Il entend par­ler de la « sol­li­ci­tude mor­telle » du maître, consi­dé­rée par celui-ci comme un nou­vel impé­ra­tif caté­go­rique. Chez Kant, c’était le devoir inné en l’homme qui se rap­por­tait encore, assez obs­cu­ré­ment, au com­man­de­ment divin. Chez Sartre, c’est le devoir du mili­tant exis­ten­tia­lo-mar­xiste que de tuer son meilleur ami s’il ne suit pas le che­min poli­ti­que­ment cor­rect qu’il lui montre. Pol Pot revient au Cam­bodge et exé­cute des mil­lions de ses com­pa­triotes afin d’en réduire le nombre à une poi­gnée de purs et de durs. Entre Sartre et Pol Pot ce n’est plus la com­pli­ci­té d’Ivan et Dimi­tri Kara­ma­zov, l’un pous­sant l’autre à l’action, mais le champ his­to­ri­co-reli­gieux du gnos­ti­cisme où l’action revêt les dimen­sions de l’humanité. Telle est la dis­tance entre l’action immo­rale et celle com­mise sous l’inspiration de la gnose. Et la psy­cho­lo­gie, dans tout cela ? Un bref pas­sage en revue de Comte, de Marx, de Nietzsche en offre les linéa­ments : décou­verte de la gnose ; jubi­la­tion et en même temps impa­tience d’en réa­li­ser les indi­ca­tions, de la par­ta­ger avec ceux qui s’en montrent dignes ; nou­velle décou­verte que les temps sont mûrs, aujourd’hui même, pour opé­rer la trans­for­ma­tion (pour­quoi aujourd’hui ? parce que tout dépend de moi !) ; mise en mou­ve­ment, éli­mi­na­tion des obs­tacles ; domi­na­tion, fusion avec l’histoire.
Il y a lieu de diag­nos­ti­quer l’utopisme comme une péda­go­gie à l’échelle supra-his­to­rique et la cité uto­pienne elle-même comme la cris­tal­li­sa­tion de cette péda­go­gie. Regar­dant en arrière, nous consta­tons que les archi­tectes ita­liens du XVe siècle pla­ni­fièrent les villes en vue d’en faire un signe, une sorte de talis­man édu­ca­tif. Cam­pa­nel­la, qui était pour­tant prêtre domi­ni­cain, écri­vit la Civi­tas Soli dans le même esprit, à savoir comme un plan d’urbanisme avec des effets magiques.
Les astres et les dieux peints sur les rem­parts allaient faire plus que de pro­té­ger les habi­tants ; ils sym­bo­li­saient l’unité de l’univers dont la ville était cen­sée être la réplique en plus petit, le micro­cosme.
Deux ques­tions res­tent à poser. La pre­mière est celle de la vali­di­té de l’assertion selon laquelle la dua­li­té gnose/utopie ne pou­vait s’épanouir que dans une civi­li­sa­tion chré­tienne. La seconde celle de savoir si l’utopisme actuel et son appa­reillage idéo­lo­gique portent tou­jours les marques de la gnose.
Un ensei­gne­ment caché a exis­té de tout temps, mais ce n’est pré­ci­sé­ment pas le cas de la reli­gion chré­tienne où la doc­trine a tou­jours été acces­sible dans sa tota­li­té. C’est le propre de la gnose d’exclure comme pro­fanes la majo­ri­té des « fidèles ». Cepen­dant l’élément uto­pique (déte­nir la clé de la trans­for­ma­tion du monde) est davan­tage propre à la reli­gion du Christ, étant don­né que la ten­ta­tion de sécu­la­ri­ser le royaume de Dieu est dif­fi­cile à écar­ter. Le Christ étant Dieu et homme, il est rela­ti­ve­ment facile d’accentuer le deuxième terme de cette équa­tion et ensuite d’élaborer un pro­gramme en vue d’établir la per­fec­tion sur terre. C’est, bien enten­du, sans prê­ter atten­tion à Dieu ; mais voi­là le secret de l’utopie : Dieu éli­mi­né, l’humanité en fusion avec elle-même prend sa place et ren­force ain­si la ver­sion laïque du Royaume. Ce sera dans l’avenir ; or, pour les autres reli­gions, l’utopie, l’âge d’or, se situe dans le pas­sé : c’est la plé­ni­tude cos­mique et non pas la socié­té idéale.
En second lieu, nos idéo­lo­gies sont-elles tou­jours moti­vées par la gnose ? Mir­cea Eliade se gausse, dans ses Mémoires, de Voe­ge­lin : il ne l’a ren­con­tré qu’en une seule occa­sion et le phi­lo­sophe alle­mand l’ennuya en attri­buant tout le mal de l’époque aux gnos­tiques. Et en effet, n’y aurait-il pas une ou plu­sieurs autres rai­sons à notre mal ? Mais la ques­tion ini­tiale est peut-être mal posée. Par exemple, l’augmentation des popu­la­tions entraîne l’extension des solu­tions tech­no­lo­giques, et celles-ci, à leur tour, créent une classe de tech­no­crates, d’experts et de spé­cia­listes. Devant les dimen­sions nou­velles de leurs tâches, ces experts se donnent le beau rôle et déve­loppent des pers­pec­tives au-delà de toute mesure. Le suf­fixe « crate » ajou­té à « tech­no » en fait une élite qua­si­ment gnos­tique, en pos­ses­sion de connais­sances pour « ini­tiés », connais­sances acquises par un tra­vail assi­du dont les règles sont à la dis­po­si­tion de n’importe qui.
L’arrogance éven­tuelle des tech­no­crates appar­tient quant à elle encore à l’humain. Le propre du gnos­ti­cisme est de pos­tu­ler la pré­des­ti­na­tion à une place onto­lo­gique supé­rieure, à être le repré­sen­tant d’une enti­té trans­cen­dante, par exemple l’histoire, à par­ta­ger sa sub­stance. Il n’est pas, par consé­quent, impos­sible de déce­ler l’inspiration gnos­tique ou les pro­jets uto­piques de modi­fier le sta­tus crea­tu­rae, la struc­ture de fonc­tion­ne­ment de l’homme et de la socié­té dans laquelle il vit.
Dans les siècles pas­sés cette usur­pa­tion a été réa­li­sée par les héré­sies qui, à la manière de la gnose, leur com­mune réfé­rence, vou­laient non pas réfor­mer l’Eglise mais sau­ver Dieu de ses propres imper­fec­tions (lan­gage et ambi­tion gnos­tiques) et de celles de ses des­ser­vants. De nos jours, l’usurpation est le fait des idéo­lo­gies uto­piennes, ver­sions sécu­la­ri­sées de la gnose, qui veulent chan­ger la nature humaine en vue de l’humanité, de l’histoire ou de l’avenir. Leur pro­jet s’étale devant nous dans ses grandes lignes et ses mille détails : déman­te­ler la famille, deux hommes ou deux femmes comme « parents » ; léga­li­sa­tion des « mères por­teuses » ; avor­te­ment et eutha­na­sie ; culture de l’étalage de l’abject, de l’informe ou de l’obscène ; morale du déver­gon­dage sys­té­ma­tique ; phi­lo­so­phie de la liqui­da­tion du juge­ment ; etc. Sans par­ler de la méca­ni­sa­tion de la socié­té, du dépis­tage de tous les mys­tères, des efforts de contre­car­rer par la loi les mou­ve­ments légi­times de l’âme. Ce ne sont pas là faits d’un quel­conque sys­tème tota­li­taire, mais ceux de la socié­té libé­rale qui nous entoure et qui s’enfonce dans l’utopie.