Revue de réflexion politique et religieuse.

Appel à réta­blir un cli­mat dog­ma­tique

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Grâce à cet exemple, on peut remar­quer que la carac­té­ris­tique d’un « nou­veau » dogme est sa conti­nui­té avec la doc­trine révé­lée et déjà dog­ma­ti­sée. D’ailleurs, depuis Vati­can II, il n’existe aucun « nou­veau domaine dog­ma­tique », selon l’expression des nova­teurs, dans lequel inclure les nou­veau­tés conci­liaires et post­con­ci­liaires, Vati­can II étant un simple « domaine pas­to­ral », bien qu’extraordinaire et solen­nel – de la solen­ni­té propre à tous les conciles oecu­mé­niques, comme le relève Ghe­rar­di­ni – : aucun de ses docu­ments ne pos­sède de fait les carac­té­ris­tiques de l’aspect dog­ma­tique que les nova­teurs vou­draient lui recon­naître pour requé­rir l’obéissance des fidèles.
Dès le début, ils furent pour­tant les pre­miers à ne pas enga­ger le concile dans cette direc­tion, pour ne pas se trou­ver liés eux-mêmes au devoir de l’oboedientia fidei. Aucun de ces docu­ments, disais-je, ne peut affi­cher une auto­ri­té supé­rieure à celle confé­rée par les Pères du concile et éma­nant d’une assem­blée qui s’est vou­lue d’orientation seule­ment pas­to­rale, qui s’était clai­re­ment et osten­si­ble­ment décla­rée contraire à la méthode dog­ma­tique, afin de don­ner au monde uni­que­ment quelques indi­ca­tions de « carac­tère pas­to­ral ».
Donc, à la ques­tion : sont-elles éga­le­ment infaillibles ces doc­trines que les nova­teurs voient comme des déve­lop­pe­ments doc­tri­naux dans la suite des pré­cé­dentes défi­ni­tions dog­ma­tiques – et les tra­di­tion­nistes, au contraire, comme incon­sé­quents –, la logique alé­thique ((. C’est-à-dire la logique de la véri­té. [Ndlr]))  donne une réponse néga­tive.

Deux pôles sources pos­sibles d’erreur : « rup­ture de la conti­nui­té » et « réforme dans la conti­nui­té »

Les nova­teurs étaient actifs dans l’Eglise depuis l’époque de Pie XII – comme le sou­ligne le pro­fes­seur de Mat­tei dans son Il conci­lio Vati­ca­no II. Una sto­ria mai scrit­ta – : théo­lo­giens, évêques et car­di­naux de la Nou­velle Théo­lo­gie comme Alfrink avec son expert Schil­le­beecks ; Bea, Cama­ra, Che­nu, Car­lo Colom­bo, Congar, de Lubac, Döpf­ner, Frings et son expert Rat­zin­ger ; Gar­rone et le sien, Danié­lou ; König et les siens, Küng et Rah­ner ; Ler­ca­ro, Lié­nart, Maxi­mos IV, Mon­ti­ni-Paul VI, Ron­cal­li-Jean XXIII, Sue­nens, Tis­se­rant et, for­mant presque un groupe dis­tinct, les trois lea­ders de la dénom­mée (et puis­sante) Ecole de Bologne – hier Dos­set­ti et Albe­ri­go, aujourd’hui Mel­lo­ni. Pen­dant le dérou­le­ment de Vati­can II et durant les cin­quante années sui­vantes, ces nova­teurs ont cou­vert la rup­ture avec les doc­trines anté­rieures détes­tées, s’appuyant sur le pré­sup­po­sé de la solen­nelle et extra­or­di­naire assem­blée et échan­geant cette solen­ni­té avec la valeur dog­ma­tique que le concile avait exclue au départ. Il en découle qu’à l’exception de Bologne, d’emblée en faveur de la rup­ture tout court, les autres nova­teurs accom­plirent de fac­to un tra­vail de rup­ture et de dis­con­ti­nui­té tout en pro­cla­mant de voce per­ma­nence et conti­nui­té.
Des preuves assez nom­breuses et évi­dentes démontrent qu’il y a tou­jours eu de leur part, hier comme aujourd’hui, un indu­bi­table désir de rup­ture avec la Tra­di­tion. Vu les limites d’espace, je rap­pel­le­rai seule­ment deux exemples : le pre­mier, les plus grands déman­tè­le­ments et des­truc­tions par­tout per­pé­trés de la magni­fi­cence des anciens autels orien­tés ver­sus Domi­num ; le second, le refus, actuel et dif­fus, d’innombrables évêques d’accorder une place au Rite tri­den­tin ou gré­go­rien, ce qui est une déso­béis­sance dérai­son­nable et osten­ta­toire aux direc­tives du Motu pro­prio Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum lex oran­di, lex cre­den­di : si tout cela n’est pas un rejet de la Tra­di­tion, qu’est-ce donc ?
Non­obs­tant ces faits et leur gra­vi­té, on ne peut encore par­ler de rup­ture : l’Eglise est « tous les jours » pré­ser­vée de tout dan­ger grâce à la parole don­née par le Christ (Mt 16, 18 : « Por­tae infe­ri non præ­va­le­bunt » et Mt 28, 20 : « Ego vobis­cum sum omni­bus die­bus »), qui en garan­tit dans le temps la conti­nui­té et la pure­té doc­tri­nale contre les dis­con­ti­nui­tés doc­tri­nales obser­vables dans cer­tains recoins de son his­toire. Cela place l’Eglise à l’abri de toute crainte à cet égard, même si le dan­ger guette tou­jours. Les ten­ta­tives de rup­ture sont sou­vent actives, furi­bondes, ou, au contraire, insi­dieuses ; mais  celui qui sou­tient une rup­ture adve­nue sans recon­naître la garan­tie que le Christ donne à son Eglise et niant à la grâce sa part active dans l’histoire de l’Eglise, tombe dans le natu­ra­lisme.
Cepen­dant, on ne peut non plus par­ler de conti­nui­té avec la Tra­di­tion, car c’est sous les yeux de tous que les diverses doc­trines conci­liaires et post­con­ci­liaires (ecclé­sio­lo­gie, col­lé­gia­li­té, uni­ci­té des sources de la Révé­la­tion, pan-oecu­mé­nisme, syn­cré­tisme, iré­nisme sur­tout en direc­tion de l’Islam et du judaïsme, cor­rec­tion de la « Doc­trine de la sub­sti­tu­tion » de la Syna­gogue par l’Eglise en « doc­trine des deux saluts paral­lèles », liber­té reli­gieuse, anthro­po­cen­trisme, bou­le­ver­se­ment litur­gique, par­tielle mise en réserve du Chant gré­go­rien, ani­co­nisme, sans par­ler, selon Ame­rio, du « dépla­ce­ment de la divine Mono­triade » dans lequel la liber­té vole la pri­mau­té à la véri­té), bref, toutes ces doc­trines et d’autres encore ne sont pas sou­te­nues par la conti­nui­té avec la Tra­di­tion parce qu’elles ne sont pas pré­sentes dans les sources d’une manière for­melle et sub­stan­tielle : ce sont des doc­trines qui l’une après l’autre ne sou­tien­draient pas l’épreuve du feu du dogme.
Ce rai­son­ne­ment concerne éga­le­ment les déve­lop­pe­ments doc­tri­naux du concile dont on affirme sans le prou­ver qu’ils pro­viennent de pré­cé­dentes doc­trines de foi ou proches de la foi : ce sont des déve­lop­pe­ments com­plè­te­ment faillibles, qui ne peuvent pas être reliés aux doc­trines du 1er et 2e degré. D’ailleurs ils fra­gi­lisent la thèse des par­ti­sans de la conti­nui­té, thèse répé­tée désor­mais depuis cin­quante ans, jusqu’à l’anéantir. Et ils ren­forcent la thèse oppo­sée.

La thèse d’Amerio : ce qui agit dans l’Eglise est un mélange cal­cu­lé entre rup­ture de fac­to et conti­nui­té de voce

Pas de rup­ture, mais pas de conti­nui­té non plus. Alors quoi ? L’issue est sug­gé­rée par Roma­no Ame­rio avec ce que l’auteur de Iota unum (cf. éd. Lin­dau, p. 28 ((. Il s’agit de l’édition publiée en 2009 par l’éditeur de Turin, pré­pa­rée par E. M. Radael­li et pré­fa­cée par le car­di­nal Dario Cas­trillón Hoyos. Les autres cita­tions ren­voient à la même édi­tion. [Ndlr])) ) défi­nit comme « la loi de conser­va­tion his­to­rique de l’Eglise », selon laquelle « l’Eglise ne se per­drait pas dans le cas où elle n’égalerait pas la véri­té mais où elle per­drait la véri­té ».
L’Eglise n’égale pas la véri­té quand ses ensei­gne­ments de 3e degré, comme il est adve­nu avec les nou­veau­tés appor­tées par le concile et le post-concile, l’oublient ou bien la jettent dans la confu­sion, la troublent ou la mélangent (voir Iota Unum, Epi­lo­go, p. 661). L’Eglise par contre per­drait la véri­té (le condi­tion­nel est de mise, car, grâce à la garan­tie pro­mise par le Christ, elle ne peut en aucune manière la perdre) seule­ment si son plus haut magis­tère – le pape ex cathe­dra ou un concile oecu­mé­nique convo­qué par lui – frap­pait d’anathème une doc­trine vraie ou dog­ma­ti­sait une doc­trine fausse. Je veux insis­ter sur ce point qui me paraît déci­sif : ni conti­nui­té ni rup­ture, explique Ame­rio. On assiste de fait à une « ten­ta­tive de rup­ture » réité­rée et effron­tée (cf. Iota unum, p. 628) que les nova­teurs ne veulent en aucune manière mener à terme, parce que c’est seule­ment en se main­te­nant en équi­libre instable entre le dire et le non dire, qu’ils peuvent atteindre le résul­tat fixé à l’avance : rup­ture de fac­to et conti­nui­té de voce, avec une stra­té­gie cal­cu­lée mais cou­pable, tout à fait néo-moder­niste. […]
Cela signi­fie que depuis cin­quante ans un amal­game recher­ché entre conti­nui­té et rup­ture est opé­ré dans l’Eglise. Selon la lucide ana­lyse d’Amerio et comme ces pages l’ont lar­ge­ment démon­tré, une conduite étu­diée des idées et des inten­tions a vou­lu chan­ger l’Eglise sans la chan­ger, sous le cou­vert d’un magis­tère qui a volon­tai­re­ment démis­sion­né. Cela n’empêche pas que pen­dant ce demi-siècle il y ait eu des expres­sions magis­té­rielles clai­re­ment dog­ma­tiques : Huma­nae vitae de Paul VI et Ordi­na­tio sacer­do­ta­lis de Jean Paul II sont deux docu­ments typiques du magis­tère ordi­naire du Trône le plus éle­vé. Mais le pre­mier s’occupe de théo­lo­gie morale, le second de théo­lo­gie sacra­men­telle, aucun des deux n’entre donc dans le domaine théo­rique, mais pra­tique, où l’Eglise n’a pas flé­chi son munus docen­di.
Le fait de se réfu­gier dans l’intention pas­to­rale, son impré­ci­sion théo­lo­gique et les sym­pa­thies natu­ra­listes, à savoir néo-moder­nistes qui le sug­gèrent, ont sous­trait à l’Eglise son souffle sur­na­tu­rel et ont ouvert les portes à des doc­trines fausses, hors Tra­di­tion, que l’on ne peut donc pas amal­ga­mer har­mo­nieu­se­ment et de manière homo­gène dans le cadre dog­ma­tique de tou­jours. Il faut en outre noter que le munus docen­di, qui s’est lié à l’inspiration « pas­to­rale », a insé­ré orga­ni­que­ment les nou­veau­tés dans le munus sanc­ti­fi­can­di du Novus Ordo Mis­sae. Aujourd’hui dans l’Eglise deux méthodes magis­té­rielles sont en train de s’opposer. Elles per­mettent deux doc­trines, par consé­quent deux rituels et presque deux sacer­doces, l’un fon­dé sur la com­mu­nau­té (sur l’amour), l’autre sur l’autorité (sur la véri­té). Le recul du magis­tère de dog­ma­tique à pas­to­ral finit par per­mettre, au moins en puis­sance, que dans le même corps coexistent deux coeurs : presque deux Eglises. Avec la cir­cons­tance aggra­vante que la der­nière géné­ra­tion de prêtres et de fidèles – et en grande par­tie de pré­lats – désor­mais igno­rante du pas­sé, ne per­çoit pas la gra­vi­té de la chose.
Alors, pour conclure, et voi­là le point impor­tant : l’Eglise ne « perd » pas la véri­té, ne la rejette pas for­mel­le­ment et n’atténue même pas sa valeur dog­ma­tique ; mais, pour employer la for­mule d’Amerio, elle ne l’égale pas ; ce qui fait que la forme, phi­lo­so­phi­que­ment par­lant, est pro­vi­den­tiel­le­ment sauve. Mais cela, comme on peut le devi­ner, ne suf­fit cer­tai­ne­ment pas. Il n’y a en aucune manière rup­ture for­melle, ni d’ailleurs for­melle conti­nui­té, car les nou­veau­tés n’ont pas été rati­fiées par­mi les véri­tés de 2e degré. Cela signi­fie que de cette façon, sui­vant l’image d’Amerio, l’Eglise n’égale plus la véri­té – fait grave mais non pas fatal – mais ne la perd pas non plus – fait fatal néan­moins méta­phy­si­que­ment impos­sible. En effet, le magis­tère, aus­si bien au niveau papal qu’au niveau conci­liaire, se refuse for­mel­le­ment à éle­ver au rang de dogmes comme à frap­per d’anathème les nou­veau­tés non homo­gènes à la Tra­di­tion ; de même qu’il se refuse à décla­rer épui­sées et non plus en vigueur les pré­cé­dentes : la poli­tique déjà indi­quée qui consiste à chan­ger sans chan­ger et dire sans dire, per­met donc d’affirmer la coexis­tence de conti­nui­té et rup­ture, tant décla­mée mais jamais prou­vée.

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