Appel à rétablir un climat dogmatique
Grâce à cet exemple, on peut remarquer que la caractéristique d’un « nouveau » dogme est sa continuité avec la doctrine révélée et déjà dogmatisée. D’ailleurs, depuis Vatican II, il n’existe aucun « nouveau domaine dogmatique », selon l’expression des novateurs, dans lequel inclure les nouveautés conciliaires et postconciliaires, Vatican II étant un simple « domaine pastoral », bien qu’extraordinaire et solennel – de la solennité propre à tous les conciles oecuméniques, comme le relève Gherardini – : aucun de ses documents ne possède de fait les caractéristiques de l’aspect dogmatique que les novateurs voudraient lui reconnaître pour requérir l’obéissance des fidèles.
Dès le début, ils furent pourtant les premiers à ne pas engager le concile dans cette direction, pour ne pas se trouver liés eux-mêmes au devoir de l’oboedientia fidei. Aucun de ces documents, disais-je, ne peut afficher une autorité supérieure à celle conférée par les Pères du concile et émanant d’une assemblée qui s’est voulue d’orientation seulement pastorale, qui s’était clairement et ostensiblement déclarée contraire à la méthode dogmatique, afin de donner au monde uniquement quelques indications de « caractère pastoral ».
Donc, à la question : sont-elles également infaillibles ces doctrines que les novateurs voient comme des développements doctrinaux dans la suite des précédentes définitions dogmatiques – et les traditionnistes, au contraire, comme inconséquents –, la logique aléthique ((. C’est-à-dire la logique de la vérité. [Ndlr])) donne une réponse négative.
Deux pôles sources possibles d’erreur : « rupture de la continuité » et « réforme dans la continuité »
Les novateurs étaient actifs dans l’Eglise depuis l’époque de Pie XII – comme le souligne le professeur de Mattei dans son Il concilio Vaticano II. Una storia mai scritta – : théologiens, évêques et cardinaux de la Nouvelle Théologie comme Alfrink avec son expert Schillebeecks ; Bea, Camara, Chenu, Carlo Colombo, Congar, de Lubac, Döpfner, Frings et son expert Ratzinger ; Garrone et le sien, Daniélou ; König et les siens, Küng et Rahner ; Lercaro, Liénart, Maximos IV, Montini-Paul VI, Roncalli-Jean XXIII, Suenens, Tisserant et, formant presque un groupe distinct, les trois leaders de la dénommée (et puissante) Ecole de Bologne – hier Dossetti et Alberigo, aujourd’hui Melloni. Pendant le déroulement de Vatican II et durant les cinquante années suivantes, ces novateurs ont couvert la rupture avec les doctrines antérieures détestées, s’appuyant sur le présupposé de la solennelle et extraordinaire assemblée et échangeant cette solennité avec la valeur dogmatique que le concile avait exclue au départ. Il en découle qu’à l’exception de Bologne, d’emblée en faveur de la rupture tout court, les autres novateurs accomplirent de facto un travail de rupture et de discontinuité tout en proclamant de voce permanence et continuité.
Des preuves assez nombreuses et évidentes démontrent qu’il y a toujours eu de leur part, hier comme aujourd’hui, un indubitable désir de rupture avec la Tradition. Vu les limites d’espace, je rappellerai seulement deux exemples : le premier, les plus grands démantèlements et destructions partout perpétrés de la magnificence des anciens autels orientés versus Dominum ; le second, le refus, actuel et diffus, d’innombrables évêques d’accorder une place au Rite tridentin ou grégorien, ce qui est une désobéissance déraisonnable et ostentatoire aux directives du Motu proprio Summorum Pontificum lex orandi, lex credendi : si tout cela n’est pas un rejet de la Tradition, qu’est-ce donc ?
Nonobstant ces faits et leur gravité, on ne peut encore parler de rupture : l’Eglise est « tous les jours » préservée de tout danger grâce à la parole donnée par le Christ (Mt 16, 18 : « Portae inferi non prævalebunt » et Mt 28, 20 : « Ego vobiscum sum omnibus diebus »), qui en garantit dans le temps la continuité et la pureté doctrinale contre les discontinuités doctrinales observables dans certains recoins de son histoire. Cela place l’Eglise à l’abri de toute crainte à cet égard, même si le danger guette toujours. Les tentatives de rupture sont souvent actives, furibondes, ou, au contraire, insidieuses ; mais celui qui soutient une rupture advenue sans reconnaître la garantie que le Christ donne à son Eglise et niant à la grâce sa part active dans l’histoire de l’Eglise, tombe dans le naturalisme.
Cependant, on ne peut non plus parler de continuité avec la Tradition, car c’est sous les yeux de tous que les diverses doctrines conciliaires et postconciliaires (ecclésiologie, collégialité, unicité des sources de la Révélation, pan-oecuménisme, syncrétisme, irénisme surtout en direction de l’Islam et du judaïsme, correction de la « Doctrine de la substitution » de la Synagogue par l’Eglise en « doctrine des deux saluts parallèles », liberté religieuse, anthropocentrisme, bouleversement liturgique, partielle mise en réserve du Chant grégorien, aniconisme, sans parler, selon Amerio, du « déplacement de la divine Monotriade » dans lequel la liberté vole la primauté à la vérité), bref, toutes ces doctrines et d’autres encore ne sont pas soutenues par la continuité avec la Tradition parce qu’elles ne sont pas présentes dans les sources d’une manière formelle et substantielle : ce sont des doctrines qui l’une après l’autre ne soutiendraient pas l’épreuve du feu du dogme.
Ce raisonnement concerne également les développements doctrinaux du concile dont on affirme sans le prouver qu’ils proviennent de précédentes doctrines de foi ou proches de la foi : ce sont des développements complètement faillibles, qui ne peuvent pas être reliés aux doctrines du 1er et 2e degré. D’ailleurs ils fragilisent la thèse des partisans de la continuité, thèse répétée désormais depuis cinquante ans, jusqu’à l’anéantir. Et ils renforcent la thèse opposée.
La thèse d’Amerio : ce qui agit dans l’Eglise est un mélange calculé entre rupture de facto et continuité de voce
Pas de rupture, mais pas de continuité non plus. Alors quoi ? L’issue est suggérée par Romano Amerio avec ce que l’auteur de Iota unum (cf. éd. Lindau, p. 28 ((. Il s’agit de l’édition publiée en 2009 par l’éditeur de Turin, préparée par E. M. Radaelli et préfacée par le cardinal Dario Castrillón Hoyos. Les autres citations renvoient à la même édition. [Ndlr])) ) définit comme « la loi de conservation historique de l’Eglise », selon laquelle « l’Eglise ne se perdrait pas dans le cas où elle n’égalerait pas la vérité mais où elle perdrait la vérité ».
L’Eglise n’égale pas la vérité quand ses enseignements de 3e degré, comme il est advenu avec les nouveautés apportées par le concile et le post-concile, l’oublient ou bien la jettent dans la confusion, la troublent ou la mélangent (voir Iota Unum, Epilogo, p. 661). L’Eglise par contre perdrait la vérité (le conditionnel est de mise, car, grâce à la garantie promise par le Christ, elle ne peut en aucune manière la perdre) seulement si son plus haut magistère – le pape ex cathedra ou un concile oecuménique convoqué par lui – frappait d’anathème une doctrine vraie ou dogmatisait une doctrine fausse. Je veux insister sur ce point qui me paraît décisif : ni continuité ni rupture, explique Amerio. On assiste de fait à une « tentative de rupture » réitérée et effrontée (cf. Iota unum, p. 628) que les novateurs ne veulent en aucune manière mener à terme, parce que c’est seulement en se maintenant en équilibre instable entre le dire et le non dire, qu’ils peuvent atteindre le résultat fixé à l’avance : rupture de facto et continuité de voce, avec une stratégie calculée mais coupable, tout à fait néo-moderniste. […]
Cela signifie que depuis cinquante ans un amalgame recherché entre continuité et rupture est opéré dans l’Eglise. Selon la lucide analyse d’Amerio et comme ces pages l’ont largement démontré, une conduite étudiée des idées et des intentions a voulu changer l’Eglise sans la changer, sous le couvert d’un magistère qui a volontairement démissionné. Cela n’empêche pas que pendant ce demi-siècle il y ait eu des expressions magistérielles clairement dogmatiques : Humanae vitae de Paul VI et Ordinatio sacerdotalis de Jean Paul II sont deux documents typiques du magistère ordinaire du Trône le plus élevé. Mais le premier s’occupe de théologie morale, le second de théologie sacramentelle, aucun des deux n’entre donc dans le domaine théorique, mais pratique, où l’Eglise n’a pas fléchi son munus docendi.
Le fait de se réfugier dans l’intention pastorale, son imprécision théologique et les sympathies naturalistes, à savoir néo-modernistes qui le suggèrent, ont soustrait à l’Eglise son souffle surnaturel et ont ouvert les portes à des doctrines fausses, hors Tradition, que l’on ne peut donc pas amalgamer harmonieusement et de manière homogène dans le cadre dogmatique de toujours. Il faut en outre noter que le munus docendi, qui s’est lié à l’inspiration « pastorale », a inséré organiquement les nouveautés dans le munus sanctificandi du Novus Ordo Missae. Aujourd’hui dans l’Eglise deux méthodes magistérielles sont en train de s’opposer. Elles permettent deux doctrines, par conséquent deux rituels et presque deux sacerdoces, l’un fondé sur la communauté (sur l’amour), l’autre sur l’autorité (sur la vérité). Le recul du magistère de dogmatique à pastoral finit par permettre, au moins en puissance, que dans le même corps coexistent deux coeurs : presque deux Eglises. Avec la circonstance aggravante que la dernière génération de prêtres et de fidèles – et en grande partie de prélats – désormais ignorante du passé, ne perçoit pas la gravité de la chose.
Alors, pour conclure, et voilà le point important : l’Eglise ne « perd » pas la vérité, ne la rejette pas formellement et n’atténue même pas sa valeur dogmatique ; mais, pour employer la formule d’Amerio, elle ne l’égale pas ; ce qui fait que la forme, philosophiquement parlant, est providentiellement sauve. Mais cela, comme on peut le deviner, ne suffit certainement pas. Il n’y a en aucune manière rupture formelle, ni d’ailleurs formelle continuité, car les nouveautés n’ont pas été ratifiées parmi les vérités de 2e degré. Cela signifie que de cette façon, suivant l’image d’Amerio, l’Eglise n’égale plus la vérité – fait grave mais non pas fatal – mais ne la perd pas non plus – fait fatal néanmoins métaphysiquement impossible. En effet, le magistère, aussi bien au niveau papal qu’au niveau conciliaire, se refuse formellement à élever au rang de dogmes comme à frapper d’anathème les nouveautés non homogènes à la Tradition ; de même qu’il se refuse à déclarer épuisées et non plus en vigueur les précédentes : la politique déjà indiquée qui consiste à changer sans changer et dire sans dire, permet donc d’affirmer la coexistence de continuité et rupture, tant déclamée mais jamais prouvée.