[note : cet article a été publié dans catholica, n. 87, pp. 68–74]
A la fin du XVIe siècle, en Europe, la rupture avec l’ordre chrétien médiéval est consommée. La Respublica Christiana subit les assauts conjugués de la réforme protestante dans l’ordre spirituel et de la montée en puissance de la souveraineté des Etats dans l’ordre politique. La remise en cause de la clef de voûte de l’édifice, la primauté du pape, réunit les deux pinces temporelle et spirituelle de l’étau qui se referme sur l’ordre catholique. Les liens qui unissent le spirituel et le temporel sont si étroitement tissés, que l’on ne peut comprendre la genèse des Etats modernes sans évoquer les controverses religieuses qui bousculent l’ordre traditionnel, hiérarchisé et finalisé, de l’Europe médiévale.
L’ordre catholique assumait la dualité des pouvoirs dans le cadre unitaire romain. La suprématie de l’Eglise et le pouvoir indirect du pape dans le domaine politique reposaient sur la destinée surnaturelle de tous les hommes, finalité que les princes devaient protéger par une conduite politique réglée, conforme au Bien Commun. A la suite des controverses et des combats du XVIe siècle, les notions d’unité et de dualité évoluent, dans le sens où le centre névralgique de l’unité ne réside plus à Rome, mais dans le cadre territorial restreint des Etats. La controverse entre le roi d’Angleterre Jacques Ier et le cardinal Bellarmin, présentée par Bernard Bourdin ((. Bernard Bourdin, La Genèse théologico-politique de l’Etat moderne : la controverse de Jacques Ier d’Angleterre avec le cardinal Bellarmin, PUF, coll. Fondements de la politique, décembre 2004, 32 €.)) , nous offre un excellent exemple du combat de titans qui concerne finalement toute l’Europe et non la seule Angleterre.
Dans ce contexte, c’est dans l’Ecriture sainte et grâce au puissant levier du droit divin, locution véritablement polysémique, que l’on cherche les principaux arguments pour justifier la puissance de l’Etat. Dans la pensée politique, la sacralité commence son long et patient cheminement, la conduisant de l’Eglise universelle à la puissance étatique, conséquence inéluctable de l’abandon de la médiation nécessaire de l’Eglise pour le salut des individus.
Roi d’Angleterre depuis 1603, Jacques Ier (roi d’Ecosse sous le nom de Jacques VI) s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs pour régler l’épineux dilemme de l’unité politique et du pluralisme religieux. Déjà en 1534, les ducs de Norfolk et de Suffolk avaient déclaré que « le roi est à la fois empereur et pape absolu en son royaume ». La même année, par l’acte de suprématie, Henri VIII affirme la supériorité du pouvoir royal sur la papauté dans la direction de l’Eglise d’Angleterre (naissance de l’anglicanisme). Edouard VI et Elisabeth Ière (affublée du titre de « gouverneur suprême de l’Eglise ») poursuivent la voie médiane entre la réforme et le catholicisme, le schisme consistant essentiellement à refuser la juridiction suprême du chef de l’Eglise. Simple partie constitutive du royaume, le corps ecclésiastique ne peut être soumis qu’à une seule autorité, celle du roi. La doctrine de la suprématie royale possède de solides défenseurs en la personne de Garnier et surtout de Richard Hooker, qui soutiennent la juridiction du roi sur le gouvernement de l’Eglise d’Angleterre.
Jacques Ier doit faire face à deux doctrines opposées, celle de l’Eglise catholique et celle des presbytériens, qui se rejoignent dans leur volonté de limiter le pouvoir royal. La position presbytérienne est principalement défendue par George Buchanan et John Knox. Ce dernier prêche le sermon du couronnement de Jacques, qui place la couronne sous la dépendance de l’Eglise presbytérienne. Mais le nouveau roi d’Angleterre, féru de théologie, prétend défendre lui-même sa position. Ajoutant à sa couronne le bonnet de docteur, il puise ses sources dans les écrits d’auteurs catholiques ralliés au régime, comme Adam Blackwood (dévoué à sa mère Marie Stuart) et Wiliam Barclay, fidèle soutien du roi dans l’opposition à la contre-réforme. Le caractère absolu du pouvoir politique défendu par le roi rapproche également la doctrine jacobéenne de la pensée de Jean Bodin. Ainsi, de légères évolutions doctrinales n’empêchent pas le maintien du cap fixé par Henri VIII. Le roi théologien écrit lui-même deux ouvrages majeurs, le Traité des libres monarchies et le Basilikon Doron, publiés tous les deux en 1598, où il expose son ecclésiologie et justifie l’absolutisme royal. Le roi d’Angleterre prétend d’ailleurs déterminer une doctrine politique valable pour l’ensemble des princes chrétiens. Il envoie son Traité à la plupart des rois, certains d’entre eux, comme le roi d’Espagne, refusant poliment ce cadeau. A la suite de la conspiration des poudres (1605), le roi d’Angleterre met en application ses principes en imposant à ses sujets un serment de fidélité à la couronne, par lequel les catholiques doivent nier le pouvoir du pape d’excommunier le roi. Il écrit à cette occasion une Apologie pour le serment de fidélité (1607).
De son côté, la position du Saint-Siège est défendue dans un premier temps par Suárez ainsi que par Robert Parsons, théoricien jésuite anglais, puis par le cardinal Bellarmin. A l’époque, la compagnie de Jésus constitue le fer de lance de la défense de la papauté. L’épiscopat anglais et les fidèles sont divisés. Deux camps coexistent, celui des « Appelants », favorables à une sorte de gallicanisme anglais, et celui intransigeant des jésuites. Toutefois, la position des premiers nommés n’est guère tenable, car la reine Elisabeth a clairement affirmé l’impossibilité de toute liberté religieuse et l’incompatibilité entre la soumission au roi d’Angleterre et l’obéissance au pape, puissance étrangère. Les Appelants ne bénéficient pas non plus d’un soutien massif du nouveau monarque. L’enjeu du serment est de taille. La papauté, qui a espéré un moment la conversion du roi d’Angleterre, ne peut accepter que les catholiques prêtent un tel serment. Il s’agit ici d’une remise en cause de la juridiction universelle du chef de l’Eglise, l’ambition de Jacques étant, selon Bernard Bourdin, de « promouvoir la légitimité héréditaire de droit divin et la suprématie royale sur l’Eglise établie au service de l’unité politicoreligieuse de l’Angleterre et, a fortiori, de la chrétienté occidentale » (p. 181). En somme, la suprématie du pouvoir royal absolu conduit inévitablement à l’abandon de tout pouvoir indirect du pape dans le domaine politique, tandis qu’à l’inverse le maintien de ce principe peut justifier la déposition par le souverain pontife d’un monarque schismatique ou hérétique. De ce fait, dans la doctrine royale, le souci d’orthodoxie religieuse est placé sous la dépendance de l’unité de l’institution civile qui, à plus ou moins long terme, va s’arroger un pouvoir dogmatique en matière spirituelle. Cette controverse, au coeur de la naissance des Etats modernes, nécessite de solides argumentations sur le droit divin.
L’enjeu conceptuel présenté dans l’ouvrage de Bernard Bourdin dépasse les événements anglais eux-mêmes. Les nécessités de la paix civile, l’existence d’un pluralisme religieux, le droit divin font l’objet de théories multiples et diverses. Selon Jacques Ier, reprenant l’Ancien Testament, le droit divin des rois n’est pas lié à une institution ecclésiastique particulière. Quand on lit l’argumentation du roi d’Angleterre, on ne peut s’empêcher de penser à la doctrine française d’un Bossuet et surtout des fameux « Quatre Articles » de Louis XIV de 1682. Les libertés gallicanes illustrent à leur manière la montée en puissance de l’Etat, même si, en France, l’orthodoxie catholique l’a globalement emporté. Par exemple Bossuet précise bien que le pape est la tête du corps que constitue l’Eglise de France. Mais il poursuit l’analogie en présentant le roi comme le cou, indispensable pour soutenir la tête. L’exaltation de la « religion de la seconde majesté » porte tout de même ombrage au vicaire de celui à qui revient la première majesté, même si là encore Bossuet reste dans les limites de la pensée catholique. Quant aux « Quatre Articles », la résistance opiniâtre du pape viendra à bout de la revendication louis-quatorzienne.
La démarche doctrinale du roi d’Angleterre est très éclairante sur les conséquences religieuses d’une évolution qui se veut, à l’origine, avant tout politique. L’anglicanisme ne s’inscrit pas officiellement dans le courant réformé. L’Eglise anglicane, coupée de Rome, défend essentiellement la suprématie royale. Ainsi, souligne Bernard Bourdieu, le roi manifeste sa volonté « de proclamer la catholicité de sa foi et de celle de l’Eglise d’Angleterre tout en se situant sans réserve dans la ligne de la réforme » (p. 206). De même, il veut bien reconnaître une certaine primauté du pape, à condition qu’elle n’empiète pas sur la souveraineté des rois. L’Eglise reste une, sainte, catholique et apostolique mais dans le cadre territorial et juridictionnel de la souveraineté étatique. Les mots restent tandis que le contenu conceptuel se glisse dans de nouveaux moules. La catholicité de la foi s’exprime dorénavant par l’intermédiaire de multiples églises particulières. La logique de l’argumentation, fondée qui plus est sur les Ecritures, conduit inéluctablement l’auteur vers une ecclésiologie protestante. L’opposition de Jacques Ier à certaines conceptions, à l’origine moins pour des raisons spirituelles que du fait de leur connotation religieuse (les puritains et les jésuites « puritains papistes »), évolue nécessairement vers le terrain religieux. Pour Jacques Ier, réinterprétant la doctrine augustinienne, la cité de Dieu ne peut être un pouvoir institutionnalisé. Il défend également une conception conciliaire de l’Eglise et sa pensée acquiert un caractère profondément réformé, bien que le roi manifeste également une grande hostilité envers les puritains qu’il qualifie de « véritable peste en l’Eglise et l’Etat ». La Tradition n’est pas source de la Révélation et la papauté n’est finalement rien d’autre que la personnification de l’Antéchrist. Comme le remarque Bernard Bourdin, « tous ces points témoignent d’une théologie digne d’un disciple de la réforme » (p. 200). Les espoirs d’accommodement avec Rome disparaissent à jamais. Le rejet politique de l’autorité romaine ne pouvait qu’engendrer une évolution de l’anglicanisme dans un sens très favorable à la réforme. On comprend mieux dès lors l’intransigeance de la papauté sur le principe du droit de déposition, même si dans la vie de l’Eglise l’application du principe ne fut pas monnaie courante, loin de là.
Face à la doctrine jacobéenne, le cardinal Robert Bellarmin, déjà rompu aux joutes épistolaires avec les théologiens protestants, emploie toute la rigueur et la concision de son esprit pour répondre aux arguments du roi d’Angleterre. Ce cardinal, que l’Eglise a depuis canonisé, maintient fermement le cap de la doctrine modérée de l’Eglise. Il condamne absolument toute idée d’intervention du prince sur les questions spirituelles. Dans le même temps, il écarte tout aussi clairement l’hypothèse d’une théocratie pontificale sur le temporel. En effet, le chef de l’Eglise ne peut s’adjuger un droit que le Christ lui-même ne possédait pas. « Le Christ, dit-il, n’a pas enlevé et n’enlève pas les royaumes à ceux à qui ils étaient, car le Christ n’est pas venu pour détruire ce qui était, mais bien pour le parfaire ». Par conséquent, aucun pouvoir temporel ne relève ordinairement de l’autorité pontificale. En revanche, l’Eglise peut intervenir, lorsque l’autorité temporelle est absente, ou lorsqu’elle commet un acte qui met gravement les âmes en péril. Justifiant ainsi le pouvoir indirect du pape, « directif et contraignant » selon Suárez, le cardinal Bellarmin applique la règle édictée au cas concret de la déposition. « Le pape, en tant que pape, ne peut pas ordinairement déposer les princes temporels, même pour une juste cause, de la manière qu’il dépose les évêques, c’est-à-dire en tant qu’il est leur juge ordinaire ; néanmoins, il peut déplacer le pouvoir royal, l’enlever à l’un et le conférer à l’autre parce qu’il est le prince spirituel suprême, si cela est nécessaire pour le salut des âmes ». Les deux pouvoirs, temporel et spirituel, ne se confondent pas mais se superposent. Cette différence de dignité trouve sa justification, premièrement par la finalité supérieure et universelle de l’autorité du pape, et deuxièmement par l’origine du pouvoir. En effet, s’il est juste de dire que les deux pouvoirs viennent de Dieu, le pouvoir séculier est de droit divin par l’intermédiaire du droit naturel (par la communauté politique) conformément à ce qu’ont enseigné saint Thomas d’Aquin ou Suárez, alors que « le pouvoir ecclésiastique, de quelque côté qu’on l’envisage, est de droit divin et immédiatement de Dieu » ((. Les deux passages que nous venons de reproduire sont cités aux pages 118 et 124. L’auteur donne en annexe quelques textes significatifs de la controverse.)) .
On aurait tort d’envisager cette controverse sous le seul angle de la paix civile dans un régime où plusieurs confessions chrétiennes cohabitent. Notons au passage que la rigueur doctrinale du cardinal Bellarmin n’exclut pas un sens aigu de la réalité politique, puisqu’il n’évoque jamais la possibilité du tyrannicide, comme l’a fait avant lui Suárez dans son Defensor fidei. Or, le serment de fidélité a été exigé par le roi à la suite d’une tentative ratée de soulèvement. De même, le jésuite anglais Parsons cherche une voie politique sans abandonner la doctrine de l’Eglise. Il n’est pas favorable à l’emploi par l’Etat de moyens de coercition physique pour des raisons religieuses. Parsons remet intelligemment en cause le principe de la suprématie royale, au motif que, s’il appartient au prince de définir la religion de ses sujets, il y aura autant de religions que d’Etats. Ainsi, tout en rejetant par principe l’idée de tolérance religieuse telle qu’on l’entend aujourd’hui, la situation désespérée des catholiques anglais le conduit à envisager cette voie d’un strict point de vue politique et prudentiel, sans concession doctrinale. Mais ce raisonnement ne s’applique qu’aux seuls catholiques quand ils sont minoritaires. Selon ce jésuite, il faut bien distinguer le loyalisme politique de la vérité religieuse.
Cette précision étant faite, la lecture des arguments des deux camps fait clairement apparaître que la controverse touche aux définitions mêmes de religion et d’Etat. La modernité politique prend bien naissance au tournant du XVIe et du XVIIe siècle. Et c’est pourquoi la notion, elle-même controversée, de théologie politique prend tout son sens. En effet, la doctrine de Jacques Ier s’enracine dans l’Ecriture sainte et la vie de l’Eglise primitive, y compris sous le règne de Constantin, pour tirer des conséquences politiques au profit de la puissance étatique.
La « mise en oeuvre juridico-éthique » du « langage biblique », pour reprendre les expressions de l’auteur (p. 149), a lieu au seul profit du pouvoir temporel. La royauté acquiert un statut théologique, puisqu’elle domine la vie religieuse du royaume, tandis que la négation de la médiation universelle de l’Eglise et du pape ravale l’autorité de ce dernier à un simple statut politique, et par conséquent de puissance étrangère. Nous assistons bien à un transfert de la visibilité institutionnelle de l’Eglise vers la visibilité de la souveraineté politique, englobant le temporel et le spirituel, à l’instar du Léviathan de Thomas Hobbes.
C’est pourquoi, nous prenons quelque peu nos distances avec les propos introductifs de l’auteur, en affirmant qu’il s’agit bel et bien, à notre avis, de l’aurore de ce transfert de sacralité qui caractérise la modernité. A l’image du droit divin, les fondements théologiques chrétiens des Etats modernes, coupés de la source romaine originelle, vont peu à peu laisser la place à des concepts purement politiques revêtus des caractères de la divinité. La religion de la seconde majesté va prendre le pas sur la religion de la majesté divine elle-même, conduisant du même coup à l’abandon de toute référence divine extérieure au pouvoir lui-même.
Carl Schmitt affirme sans doute avec raison que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés » ((. Carl Schmitt, Théologie politique, NRF, Gallimard, 1988, p. 46.)) . Dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, la souveraineté dorénavant laïcisée s’octroie les attributs de la divinité. Elle est toujours bonne et ne se trompe jamais. Le souverain n’est plus lieutenant de Dieu sur terre, il est Dieu.