Revue de réflexion politique et religieuse.

La genèse théo­lo­gi­co-poli­tique de l’État moderne

Article publié le 11 Jan 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 87, pp. 68–74]
A la fin du XVIe siècle, en Europe, la rup­ture avec l’ordre chré­tien médié­val est consom­mée. La Respu­bli­ca Chris­tia­na subit les assauts conju­gués de la réforme pro­tes­tante dans l’ordre spi­ri­tuel et de la mon­tée en puis­sance de la sou­ve­rai­ne­té des Etats dans l’ordre poli­tique. La remise en cause de la clef de voûte de l’édifice, la pri­mau­té du pape, réunit les deux pinces tem­po­relle et spi­ri­tuelle de l’étau qui se referme sur l’ordre catho­lique. Les liens qui unissent le spi­ri­tuel et le tem­po­rel sont si étroi­te­ment tis­sés, que l’on ne peut com­prendre la genèse des Etats modernes sans évo­quer les contro­verses reli­gieuses qui bous­culent l’ordre tra­di­tion­nel, hié­rar­chi­sé et fina­li­sé, de l’Europe médié­vale.
L’ordre catho­lique assu­mait la dua­li­té des pou­voirs dans le cadre uni­taire romain. La supré­ma­tie de l’Eglise et le pou­voir indi­rect du pape dans le domaine poli­tique repo­saient sur la des­ti­née sur­na­tu­relle de tous les hommes, fina­li­té que les princes devaient pro­té­ger par une conduite poli­tique réglée, conforme au Bien Com­mun. A la suite des contro­verses et des com­bats du XVIe siècle, les notions d’unité et de dua­li­té évo­luent, dans le sens où le centre névral­gique de l’unité ne réside plus à Rome, mais dans le cadre ter­ri­to­rial res­treint des Etats. La contro­verse entre le roi d’Angleterre Jacques Ier et le car­di­nal Bel­lar­min, pré­sen­tée par Ber­nard Bour­din ((. Ber­nard Bour­din, La Genèse théo­lo­gi­co-poli­tique de l’Etat moderne : la contro­verse de Jacques Ier d’Angleterre avec le car­di­nal Bel­lar­min, PUF, coll. Fon­de­ments de la poli­tique, décembre 2004, 32 €.)) , nous offre un excellent exemple du com­bat de titans qui concerne fina­le­ment toute l’Europe et non la seule Angle­terre.
Dans ce contexte, c’est dans l’Ecriture sainte et grâce au puis­sant levier du droit divin, locu­tion véri­ta­ble­ment poly­sé­mique, que l’on cherche les prin­ci­paux argu­ments pour jus­ti­fier la puis­sance de l’Etat. Dans la pen­sée poli­tique, la sacra­li­té com­mence son long et patient che­mi­ne­ment, la condui­sant de l’Eglise uni­ver­selle à la puis­sance éta­tique, consé­quence iné­luc­table de l’abandon de la média­tion néces­saire de l’Eglise pour le salut des indi­vi­dus.
Roi d’Angleterre depuis 1603, Jacques Ier (roi d’Ecosse sous le nom de Jacques VI) s’inscrit dans la lignée de ses pré­dé­ces­seurs pour régler l’épineux dilemme de l’unité poli­tique et du plu­ra­lisme reli­gieux. Déjà en 1534, les ducs de Nor­folk et de Suf­folk avaient décla­ré que « le roi est à la fois empe­reur et pape abso­lu en son royaume ». La même année, par l’acte de supré­ma­tie, Hen­ri VIII affirme la supé­rio­ri­té du pou­voir royal sur la papau­té dans la direc­tion de l’Eglise d’Angleterre (nais­sance de l’anglicanisme). Edouard VI et Eli­sa­beth Ière (affu­blée du titre de « gou­ver­neur suprême de l’Eglise ») pour­suivent la voie médiane entre la réforme et le catho­li­cisme, le schisme consis­tant essen­tiel­le­ment à refu­ser la juri­dic­tion suprême du chef de l’Eglise. Simple par­tie consti­tu­tive du royaume, le corps ecclé­sias­tique ne peut être sou­mis qu’à une seule auto­ri­té, celle du roi. La doc­trine de la supré­ma­tie royale pos­sède de solides défen­seurs en la per­sonne de Gar­nier et sur­tout de Richard Hoo­ker, qui sou­tiennent la juri­dic­tion du roi sur le gou­ver­ne­ment de l’Eglise d’Angleterre.
Jacques Ier doit faire face à deux doc­trines oppo­sées, celle de l’Eglise catho­lique et celle des pres­by­té­riens, qui se rejoignent dans leur volon­té de limi­ter le pou­voir royal. La posi­tion pres­by­té­rienne est prin­ci­pa­le­ment défen­due par George Bucha­nan et John Knox. Ce der­nier prêche le ser­mon du cou­ron­ne­ment de Jacques, qui place la cou­ronne sous la dépen­dance de l’Eglise pres­by­té­rienne. Mais le nou­veau roi d’Angleterre, féru de théo­lo­gie, pré­tend défendre lui-même sa posi­tion. Ajou­tant à sa cou­ronne le bon­net de doc­teur, il puise ses sources dans les écrits d’auteurs catho­liques ral­liés au régime, comme Adam Bla­ck­wood (dévoué à sa mère Marie Stuart) et Wiliam Bar­clay, fidèle sou­tien du roi dans l’opposition à la contre-réforme. Le carac­tère abso­lu du pou­voir poli­tique défen­du par le roi rap­proche éga­le­ment la doc­trine jaco­béenne de la pen­sée de Jean Bodin. Ain­si, de légères évo­lu­tions doc­tri­nales n’empêchent pas le main­tien du cap fixé par Hen­ri VIII. Le roi théo­lo­gien écrit lui-même deux ouvrages majeurs, le Trai­té des libres monar­chies et le Basi­li­kon Doron, publiés tous les deux en 1598, où il expose son ecclé­sio­lo­gie et jus­ti­fie l’absolutisme royal. Le roi d’Angleterre pré­tend d’ailleurs déter­mi­ner une doc­trine poli­tique valable pour l’ensemble des princes chré­tiens. Il envoie son Trai­té à la plu­part des rois, cer­tains d’entre eux, comme le roi d’Espagne, refu­sant poli­ment ce cadeau. A la suite de la conspi­ra­tion des poudres (1605), le roi d’Angleterre met en appli­ca­tion ses prin­cipes en impo­sant à ses sujets un ser­ment de fidé­li­té à la cou­ronne, par lequel les catho­liques doivent nier le pou­voir du pape d’excommunier le roi. Il écrit à cette occa­sion une Apo­lo­gie pour le ser­ment de fidé­li­té (1607).

De son côté, la posi­tion du Saint-Siège est défen­due dans un pre­mier temps par Suá­rez ain­si que par Robert Par­sons, théo­ri­cien jésuite anglais, puis par le car­di­nal Bel­lar­min. A l’époque, la com­pa­gnie de Jésus consti­tue le fer de lance de la défense de la papau­té. L’épiscopat anglais et les fidèles sont divi­sés. Deux camps coexistent, celui des « Appe­lants », favo­rables à une sorte de gal­li­ca­nisme anglais, et celui intran­si­geant des jésuites. Tou­te­fois, la posi­tion des pre­miers nom­més n’est guère tenable, car la reine Eli­sa­beth a clai­re­ment affir­mé l’impossibilité de toute liber­té reli­gieuse et l’incompatibilité entre la sou­mis­sion au roi d’Angleterre et l’obéissance au pape, puis­sance étran­gère. Les Appe­lants ne béné­fi­cient pas non plus d’un sou­tien mas­sif du nou­veau monarque. L’enjeu du ser­ment est de taille. La papau­té, qui a espé­ré un moment la conver­sion du roi d’Angleterre, ne peut accep­ter que les catho­liques prêtent un tel ser­ment. Il s’agit ici d’une remise en cause de la juri­dic­tion uni­ver­selle du chef de l’Eglise, l’ambition de Jacques étant, selon Ber­nard Bour­din, de « pro­mou­voir la légi­ti­mi­té héré­di­taire de droit divin et la supré­ma­tie royale sur l’Eglise éta­blie au ser­vice de l’unité poli­ti­co­re­li­gieuse de l’Angleterre et, a for­tio­ri, de la chré­tien­té occi­den­tale » (p. 181). En somme, la supré­ma­tie du pou­voir royal abso­lu conduit inévi­ta­ble­ment à l’abandon de tout pou­voir indi­rect du pape dans le domaine poli­tique, tan­dis qu’à l’inverse le main­tien de ce prin­cipe peut jus­ti­fier la dépo­si­tion par le sou­ve­rain pon­tife d’un monarque schis­ma­tique ou héré­tique. De ce fait, dans la doc­trine royale, le sou­ci d’orthodoxie reli­gieuse est pla­cé sous la dépen­dance de l’unité de l’institution civile qui, à plus ou moins long terme, va s’arroger un pou­voir dog­ma­tique en matière spi­ri­tuelle. Cette contro­verse, au coeur de la nais­sance des Etats modernes, néces­site de solides argu­men­ta­tions sur le droit divin.

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