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Mon­dia­li­sa­tion et déshu­ma­ni­sa­tion

[note : cet article est paru dans le numé­ro 69 de catho­li­ca, pp. 75–87]

Depuis Orte­ga y Gas­set, qui avait fait du thème de notre temps le titre d’un de ses livres, ce thème a bien évo­lué. A la join­ture de siècles et de mil­lé­naires où nous sommes ren­dus, on convien­dra aisé­ment que ce thème ne peut être que celui de la mon­dia­li­sa­tion. Ce mot, que tout le monde entend et que tous ont à la bouche sans plus y réflé­chir, ne manque pas de sel : il contient, gram­ma­ti­ca­le­ment mais sur­tout concep­tuel­le­ment, le mot monde en même temps qu’il signi­fie la volon­té de tout réduire à ce der­nier. En effet, ce qui n’est pas « de ce monde » est consi­dé­ré comme quelque chose d’outrecuidant, et le seul fait de l’évoquer est incom­pa­tible avec le « poli­ti­que­ment cor­rect ». A peine est-il per­mis comme une réa­li­té rele­vant du petit monde inté­rieur de cha­cun, de cette zone obs­cure qui est sur le point de dis­pa­raître de la face de la terre et de la conscience des hommes. La mon­dia­li­sa­tion est liée à la mon­da­ni­sa­tion.
En tout cas, la mon­dia­li­sa­tion est le propre de la moder­ni­té telle que nous la vivons actuel­le­ment. C’est cela qu’on vise lorsqu’on parle de glo­ba­li­sa­tion. Quant à ce der­nier terme, il peut être com­pris dans deux sens dis­tincts mais com­plé­men­taires. D’un côté, il a une accep­tion géo­gra­phique, la glo­ba­li­sa­tion recou­vrant la terre entière dans toute sa sur­face — conti­nents, océans, atmo­sphères — et pour­quoi pas aus­si les voi­sins de sa pla­nète — la lune… ; c’est l’ensemble géo­gra­phi­que­ment et cos­mi­que­ment cer­nable. Et de l’autre, le même terme recouvre toutes les approches que l’on peut avoir de la réa­li­té — c’est son aspect inter­dis­ci­pli­naire —, c’est-à-dire toutes les manières d’aborder la réa­li­té, par les sciences et les tech­niques ; c’est une accep­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire et holis­tique. Dans ce der­nier cas, la glo­ba­li­sa­tion s’étend à la connais­sance du pas­sé, à l’action dans le pré­sent et à la pré­vi­sion de l’avenir. Elle s’étend en lar­geur et pro­fon­deur, à l’intérieur et à l’extérieur. Enten­due dans son sens disons géo­gra­phique, la glo­ba­li­sa­tion n’est pas neutre, puisqu’il y a des puis­sances domi­nantes (pays, ins­ti­tu­tions, groupes, ambi­tions indi­vi­duelles) qui s’affairent pour l’imposer, avec son mot d’ordre du mar­ché unique. Du point de vue de son accep­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire, elle n’est pas non plus neutre et égale pour tout, car l’absorption qu’elle réa­lise joue au pro­fit d’un élé­ment domi­nant dont les facettes mul­tiples sont en réa­li­té très soli­daires, inter­dé­pen­dantes et uni­fiées. Der­rière le plu­ra­lisme de façade, c’est une même orien­ta­tion qui est impri­mée à toutes les acti­vi­tés, expli­ca­tions, pro­jec­tions, moti­va­tions, dési­rs, pos­si­bi­li­tés d’organisation, bref de tout ce qui consti­tue l’homme dans sa vie, son monde, sa trans­cen­dance. Elle pré­tend être et accepte de s’appeler la « pen­sée unique ».
On ne sau­rait donc res­treindre à une seule idée ou enti­té les élé­ments de cette fonc­tion englo­bante et réduc­trice, ni les rame­ner à des termes quan­ti­ta­tifs (par ailleurs étu­diés par des cher­cheurs et des pen­seurs com­pé­tents). Je rap­pel­le­rai ici quatre élé­ments moteurs, au moins les quatre prin­ci­paux : le nihi­lisme, issu de la pen­sée tech­nique ((. Le nihi­lisme dérive de la pen­sée tech­nique qui nous domine en cette fin de mil­lé­naire. Mar­tin Hei­deg­ger l’a étu­dié avec beau­coup de pro­fon­deur, en pre­nant appui sur Nietzsche et aus­si sur le livre fon­da­men­tal du jeune Ernst Jün­ger, Le Tra­vailleur. Je me conten­te­rai de ren­voyer sur ce point à mon essai Hei­deg­ger y la esen­cia del nihi­lis­mo (PUCP-Fon­do de Cultu­ra econó­mi­ca, Lima, 2000).)) , le pané­co­no­misme, et sur­tout l’organisation et la sta­tis­tique sur les­quels je me concen­tre­rai davan­tage.

Le pané­co­no­misme

Fon­da­men­ta­le­ment lié à la volon­té de puis­sance déjà dénon­cée par Nietzsche, le pané­co­no­misme l’est aus­si à l’omniprésence de l’information et à la com­mu­ni­ca­tion ins­tan­ta­née et uni­ver­selle. L’économie cherche à conqué­rir le pou­voir et — étant mon­diale — a besoin d’un réseau effi­cace de com­mu­ni­ca­tions. Le pou­voir — pas néces­sai­re­ment celui de l’Etat — n’est réel que s’il domine l’économie et l’information. Et celle-ci, qui consti­tue en elle-même un pou­voir — presse, télé­vi­sion, agences de presse —, requiert une base éco­no­mique solide. Si les élé­ments de cette tri­lo­gie indis­so­ciable et pra­ti­que­ment toute-puis­sante se dis­loquent, il y a une crise, d’où l’on ne sort qu’en recom­po­sant cette union. Cette super­puis­sance mon­diale et mon­daine (conjonc­tion de capi­tal, de force, et d’opinion) ne consti­tue pas en elle-même un Etat déter­mi­né, mais une nébu­leuse ano­nyme, omni­pré­sente, qui a la force de la déci­sion, et à laquelle seule peut faire obs­tacle la misère à échelle pla­né­taire — une « dégra­da­tion » de la réa­li­té qu’elle vou­drait pou­voir igno­rer.
Le pané­co­no­misme est l’objet de dis­cus­sions quo­ti­diennes, bien que ce soit de manière inégale selon les pro­ta­go­nistes : les uns, les plus nom­breux, admi­nistrent la véri­té offi­cielle et dis­posent de tous les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse ; les autres, les petits, sont des mar­gi­naux qui ne savent pas — selon les autres — de quoi il s’agit et dont on dit que le mieux qu’ils puissent faire serait de se taire.
Notre mode de vie occi­den­tal, qu’on sup­pose uni­ver­sel­le­ment appli­cable, se pro­pose de par­ve­nir, au moyen de la mon­dia­li­sa­tion du mar­ché, de la sta­bi­li­sa­tion moné­taire (et la sup­pres­sion totale de l’inflation) et d’une éco­no­mie sans aucune entrave, au pro­grès inté­gral per­ma­nent et uni­ver­sel du monde à venir. On nous assure la réus­site et l’équilibre de ce sys­tème, preuves à l’appui — mal­gré les petits contre­temps qu’ont pu être les crises asia­tique et sud-amé­ri­caine, les sta­tis­tiques le confirment : plus grande richesse, échange de biens crois­sant et dimi­nu­tion des coûts, essor du sec­teur ter­tiaire, plus grande faci­li­té des com­mu­ni­ca­tions, et ce à l’échelle inter­na­tio­nale du vil­lage glo­bal — grâce au néo­li­bé­ra­lisme et à l’omniprésence de la tech­no­lo­gie. Cette posi­tion d’ordre théo­rique s’accompagne de la convic­tion into­lé­rante et auto­sa­tis­faite que, avec la glo­ba­li­sa­tion, on par­vient à défi­nir les fon­de­ments de la réa­li­té contem­po­raine, et que la mon­dia­li­sa­tion qu’elle implique, en por­tant dans la pra­tique cette vision d’ensemble exclu­si­ve­ment moné­taire, se fait à l’évidence au béné­fice de l’humanité.
Dans ces condi­tions, les para­mètres du temps et de l’espace perdent leur signi­fi­ca­tion : tout peut être simul­ta­né et en même temps arri­ver en tout lieu ou (ce qui est pareil) à per­sonne. L’homme a oublié sa « durée », son propre temps, le temps et l’éternité n’ont plus de sens ou se confondent. L’espace se crée et le temps se consume en fonc­tion de l’Economie. L’homme ne repré­sente alors plus rien puisque la moder­ni­té glo­ba­li­sante consi­dère que toute son acti­vi­té sociale doit se réfé­rer à sa com­po­sante éco­no­mique, à laquelle est subor­don­né le reste des mani­fes­ta­tions de sa vie. Il est, en prin­cipe et en pra­tique, l’homo faber, le pro­duc­teur-dis­tri­bu­teur-consom­ma­teur, et tous les autres sont uni­que­ment des « aspects » de lui. Désor­mais, on n’habite pas mais on crée des espaces et on consomme du temps, on n’appartient pas à une com­mu­nau­té mais on com­mu­nique en se ser­vant des médias, de per­sonne qu’on est on devient une don­née maté­rielle des­ti­née à être comp­tée, une don­née sta­tis­tique. Réduit à l’état de com­po­sant ou de variable du cal­cul éco­no­mique, véri­ta­ble­ment réi­fié — il n’y a plus ni valeurs morales et reli­gieuses, ni com­pas­sion, ni sen­ti­ments — l’homme, de fin qu’il était, se conver­tit en moyen, pris dans l’engrenage qui l’englobe et le condi­tionne, la glo­ba­li­sa­tion deve­nant même la condi­tion indis­pen­sable de son exis­tence.

L’organisation

Mais ce phé­no­mène n’a été pos­sible que grâce à l’organisation et à la méthode sta­tis­tique qui lui est insuf­flée, qui se trans­forme ain­si en connais­sance pra­tique et pro­jec­tive irré­fu­table. Ceci nous conduit à évo­quer l’une des veines prin­ci­pales qui nour­rissent le phé­no­mène de la moder­ni­té : l’organisation. Aujourd’hui, ce terme a une conso­nance magique. Une « orga­ni­sa­tion » a la répu­ta­tion d’être une enti­té res­pec­table, puis­sante, qui ne se trompe jamais et qui rend d’éminents ser­vices. L’anarchie est le pire des maux. Devant un orga­ni­gramme on doit être — si on ne veut pas pas­ser pour un « minable » — obli­ga­toi­re­ment en extase et bouche bée. Et un bon orga­ni­sa­teur sera capable de conqué­rir le monde. Cela vaut bien la peine de consi­dé­rer d’un peu plus près un concept si pres­ti­gieux et la dyna­mique mys­té­rieuse qui le sous-tend.
Si l’organe existe en fonc­tion de la tech­nique, qui se sert de lui, la tech­nique à son tour implique l’organe ; et l’homme s’ingénie à aug­men­ter son excel­lence : elle tend à le trans­for­mer en machine. Celle-ci est donc un organe évo­lué, ce qui veut dire qu’elle a acquis un cer­tain degré d’autonomie avec lequel elle tend à s’émanciper de la dépen­dance dont elle est issue et ain­si porte — et arrive — à deux nou­velles étapes ou situa­tions : d’abord la pos­si­bi­li­té, déjà évo­quée, que l’homme l’utilise sans vrai­ment connaître le pro­ces­sus qu’elle réa­lise, c’est-à-dire avec une tech­nique dimi­nuée, sur­pas­sée de loin par la « tech­ni­ci­té » de la machine. Ensuite, fran­chis­sant un pas sup­plé­men­taire, l’automatisme, dans lequel celle-ci atteint sa per­fec­tion et son indé­pen­dance à l’égard de l’homme. Cette évo­lu­tion trouve sa plus grande mani­fes­ta­tion dans l’électronique et les ordi­na­teurs et autres engins d’aujourd’hui qui pré­tendent riva­li­ser avec — et même sur­pas­ser — l’intelligence humaine.
De cette manière, l’organe — ins­tru­ment — semble acqué­rir une signi­fi­ca­tion propre et en défi­ni­tive se suf­fire à lui-même : l’œuvre réa­li­sée est consi­dé­rée tota­le­ment comme son œuvre. C’est la sienne et elle se « réa­lise » en elle, recou­vrant et, après, aban­don­nant la fonc­tion fon­da­men­tale de moyen qu’elle avait au départ. Elle s’est trans­for­mée en sa propre fin. Par un autre che­min, l’organe par­vient aus­si à sur­pas­ser son carac­tère de ser­vi­teur : à tra­vers les réa­li­tés avec la vie. Pour citer une fois de plus le Sta­gi­rite, il nous explique dans son De Ani­ma (614 b 14) que les par­ties du corps sont les organes de l’âme et existent en vue de la fonc­tion qu’ils réa­lisent. Avec le maté­ria­lisme du XIXe siècle, et la dis­pa­ri­tion consé­quente de l’idée de l’âme comme direc­trice et sub­stance du corps, les organes — ins­tru­ments — sont deve­nus l’unique réa­li­té pré­sente dans l’homme ; et ce qui est la somme des organes, l’organisme, s’est trans­for­mé en être fon­da­men­tal, l’unique matière de la mul­ti­pli­ci­té orga­nique.
L’organisme vivant (ensemble d’organes dont on a aujourd’hui oublié ou maté­ria­li­sé la trans­cen­dance liée à l’âme) et l’organisme tech­nique (la machine qui dans son auto­ma­tisme riva­lise avec le psy­chisme) convergent vers le même terme : l’organisme comme fin. Dans les deux cas, on doit cette évo­lu­tion à la sup­pres­sion de la psy­chê comme point de réfé­rence de l’organe ; l’éliminant, dans l’un, comme forme sub­stan­tielle du corps, et éta­blis­sant dans l’autre un pseu­do­psy­chisme comme moteur de la machine.
Le moyen, par défi­ni­tion subor­don­né à une acti­vi­té ou une néces­si­té humaine, est arri­vé à s’affirmer comme indé­pen­dant de l’homme et même à consti­tuer une fin en soi, vers laquelle l’homme doit diri­ger son action. Ce n’est pas sur autre chose que repose ce qu’on appelle par euphé­misme le « coût humain » d’une mesure éco­no­mique répu­tée néces­saire. Cela a été pos­sible parce que l’association des moyens qui se réfèrent réci­pro­que­ment les uns aux autres et se sou­tiennent mutuel­le­ment s’est conver­tie en fin, afin que celle-ci s’impose aux hommes et aux choses et aux­quels ils doivent se sacri­fier.
Dans notre socié­té, l’organisation est un pro­ces­sus qui com­mence avec une action béné­fique et utile, en un cer­tain mode de créa­tion, et qui imper­cep­ti­ble­ment se conver­tit en un mélange inver­sant les fins et les moyens. En grec, inver­ser se dit dia­bel­lein. L’organisateur, quand il en arrive à déna­tu­ra­li­ser l’instrument et à lui confé­rer une valeur téléo­lo­gique, a véri­ta­ble­ment quelque chose de dia­bo­lique, comme un démiurge (qui se satis­fait dans son orgueil). En lui s’accomplit la pro­phé­tie du ser­pent : « Vous serez comme des dieux » (Genèse, 3, 5), dans son double aspect de gran­deur et de per­ver­sion.
Avec toutes et cha­cune des carac­té­ris­tiques évo­quées, plus ou moins avan­cées dans le sens de leur per­fec­tion ou de leur per­ver­sion — qui par­fois se confondent — nous avons donc, en dehors des êtres vivants, diverses sortes d’organismes c’est-à-dire de conjonc­tions « orga­ni­sées » d’organes. En eux se retrouvent et s’imbriquent 1. des élé­ments maté­riels (des machines, depuis les simples ins­tru­ments jusqu’à ceux qui essaient de dépas­ser les fron­tières entre natu­rel et arti­fi­ciel, comme dans l’intelligence arti­fi­cielle), 2. des élé­ments sociaux (orga­nismes ou orga­ni­sa­tions de carac­tère poli­tique, com­mu­nau­taire, cultu­rel, etc.), et 3. des élé­ments concep­tuels (comme les sciences, les pro­grammes, soft­ware).
L’organisation — en tant qu’emploi d’organes, et qui tend à ran­ger l’homme dans leur caté­go­rie — a conduit à des phé­no­mènes que nous pou­vons obser­ver cou­ram­ment aujourd’hui. Ils résident essen­tiel­le­ment en ce que l’homme perd le contrôle des organes qu’il a créés, organes qui ont fina­le­ment une forte emprise sur leur créa­teur. Tri­via­le­ment, et dans la pers­pec­tive ban­caire, nous pou­vons nous deman­der si l’homo eco­no­mi­cus existe pour la banque ou la banque pour lui. Qui dépend de qui ? L’économie de l’humanité ou le contraire ? L’économie dis­pose-t-elle d’une force et d’une logique plus puis­santes que celles de l’humanité ? La science échappe-t-elle au contrôle de l’homme et lui impose-t-elle d’aller où il ne veut pas ? Le concept d’organisation s’est sub­sti­tué dans les réa­li­tés col­lec­tives au concept de bien com­mun.
Quel est le res­sort du pro­ces­sus d’organisation auquel nous assis­tons ain­si ? Orga­ni­ser, c’est confor­mer quelque chose à la rai­son, ratio­na­li­ser. Réa­li­ser une fois pour toutes un rai­son­ne­ment ordon­na­teur, pour pou­voir — à par­tir d’une pro­gram­ma­tion — l’omettre dans l’avenir dans des cir­cons­tances qui nor­ma­le­ment le requièrent. Le rai­son­ne­ment a pré­va­lu ; il éta­blit une règle et prend les dis­po­si­tions néces­saires pour qu’il s’accomplisse tou­jours, sous une forme auto­nome, auto­ma­ti­que­ment. Et, après, la rai­son, l’action humaine, n’a plus besoin d’intervenir ; elle devient sur­tout inutile, par­fois impuis­sante ou gênante. On sup­prime la rai­son pré­ci­sé­ment à tra­vers la puis­sance de la rai­son.
Il est ahu­ris­sant qu’on réus­sisse mieux avec la ratio­na­li­sa­tion qu’avec la rai­son même. Mais on arrive à cela parce que, avec la ratio­na­li­sa­tion nous fabri­quons des organes, et avec ces organes nous par­ve­nons à une effi­ca­ci­té et une per­fec­tion meilleures, à la rapi­di­té, la faci­li­té, sans les­quels nous ne pour­rions pas exé­cu­ter notre tra­vail. Si cela arrive avec les machines (qui sont des « maté­riaux », au sens le plus large du terme, ce qui inclut l’électronique, etc.), c’est à un degré plus grand encore avec les orga­nismes « plus que maté­riels » ou « pas seule­ment maté­riels », comme les orga­nismes sociaux, poli­tiques, de ges­tion, etc., et dans les orga­nismes net­te­ment « imma­té­riels » comme les sciences ou les construc­tions théo­riques.
Une grande enti­té publique ou pri­vée, telle une agence inter­gou­ver­ne­men­tale ou une com­pa­gnie finan­cière trans­na­tio­nale, ou même un Etat, est en réa­li­té un orga­nisme dans lequel se trouvent réunis et coor­don­nés des organes maté­riels, plus que maté­riels et imma­té­riels, avec une fin — un ensemble de fins — éta­blie et déter­mi­née qui dirige son acti­vi­té et face à laquelle les équa­tions mathé­ma­tiques, les ordi­na­teurs, les machines de pro­duc­tion indus­trielles, les diri­geants et les exé­cu­tants (que ce soit les hauts fonc­tion­naires, les gérants ou les « simples » action­naires), sont de simples moyens qui obéissent à la ratio ou la logique de l’entité en ques­tion.
Dès lors elle peut être contrô­lée de l’extérieur, et sa dyna­mique arrê­tée, quand pour un quel­conque motif son action ou ses consé­quences sont indé­si­rables. Les tri­bu­naux, les centres de contrôle indé­pen­dants — dans le cas de l’Etat — les révo­lu­tions et les guerres essaient ou réus­sissent ces inter­ven­tions pour modi­fier ou annu­ler leurs dyna­miques propres quand elles sont pré­ju­di­ciables pour les autres.
Il est évident que tant le pou­voir que l’économie et la com­mu­ni­ca­tion (l’information) ont évo­lué dans les deux der­niers siècles vers une orga­ni­sa­tion tou­jours plus effi­cace, pour par­ve­nir en der­nier lieu à une fusion en dou­ceur des orga­ni­sa­tions, de telle manière qu’aujourd’hui, au tour­nant du mil­lé­naire, nous nous retrou­vons devant un orga­nisme unique, même s’il est poly­morphe, qui est ten­ta­cu­laire et holis­tique, et au sein duquel s’érige la mon­dia­li­sa­tion. Il veut tout englo­ber — et le pro­ces­sus a déjà bien avan­cé — et il ne reste en dehors de son domaine et de sa domi­na­tion que quelques zones mar­gi­nales dimi­nuées ou sim­ple­ment lais­sées de côté parce qu’elles sont consi­dé­rées comme insi­gni­fiantes. Une de ces zones est l’Esprit — qui souffle où il veut — mais qui se trouve en grave dan­ger d’être infil­tré com­plè­te­ment par l’Economie. Je pense en par­ti­cu­lier aux « indus­tries cultu­relles » (édi­tions, émis­sions de télé­vi­sion) ou à la cha­ri­ty busi­ness ou à la défor­ma­tion de « l’aide huma­ni­taire », pour don­ner quelques exemples.
Une autre de ces zones est la misère, déjà évo­quée rapi­de­ment. Des sec­teurs entiers de la popu­la­tion mon­diale ne sont pas dignes d’intérêt pour ce Moloch de la moder­ni­té, parce qu’ils ne sont pas com­po­sés d’éléments éco­no­mi­que­ment actifs, c’est-à-dire de consom­ma­teurs sol­vables. Quant à la pro­duc­tion, ce sont eux qui sont par­fois exploi­tés comme main‑d’œuvre bon mar­ché, et même très bon mar­ché. La méca­ni­sa­tion crois­sante qui pro­meut le chô­mage — et avec elle l’indigence — et le recours à ce tra­vail mal rému­né­ré sont l’une des contra­dic­tions inhé­rentes à la mon­dia­li­sa­tion, dont l’efficacité repose sur l’augmentation constante d’une clien­tèle éco­no­mi­que­ment forte.
Ce qui est grave c’est que l’organisation pla­né­taire de l’Economie et le pou­voir de l’information ne peuvent être modi­fiés de l’extérieur, parce qu’en dehors de cette orga­ni­sa­tion rien n’a la puis­sance et la richesse néces­saires pour le faire. Elle englobe à la fois la cri­tique et la pos­si­bi­li­té de la diluer. Il y a envi­ron quatre-vingts ans, une doc­trine du siècle der­nier, le mar­xisme, a essayé, dans une situa­tion his­to­rique et une réa­li­té géo­gra­phique pré­cises, très dif­fé­rentes d’aujourd’hui, de faire une révo­lu­tion. Elle l’a faite. Et fina­le­ment elle a ter­mi­né en s’alignant sur la pen­sée unique de la moder­ni­té, ses héri­tiers n’étant pas de reste dans le pro­ces­sus.

La sta­tis­tique

L’organisation repose — du point de vue logique — sur une base his­to­ri­que­ment condi­tion­née : l’apparition de la sta­tis­tique, le qua­trième élé­ment moteur de la mon­dia­li­sa­tion auquel nous fai­sons allu­sion ici. La mon­dia­li­sa­tion n’aurait été pos­sible, au sens que nous lui don­nons aujourd’hui, ni chez les Grecs ni au moyen âge. Bien qu’elle prenne ses racines loin­taines chez Pas­cal et d’autres figures scien­ti­fiques de l’époque appe­lée jusqu’à récem­ment encore moderne, la sta­tis­tique est fille des temps contem­po­rains, elle prend de l’importance dans ce siècle pour se trans­for­mer d’abord en une méthode puis en une manière de pen­ser. Son lien avec le cal­cul des pro­ba­bi­li­tés, avec le jeu et le hasard, nuance sa froi­deur mathé­ma­tique et posi­ti­viste d’un air de mys­tère.
Mais qu’est-ce que la sta­tis­tique ? Pour le savoir, pre­nons le che­min le plus simple, et ouvrons le dic­tion­naire de la Real Aca­de­mia españo­la. Nous trou­vons ici trois défi­ni­tions qui sont comme des éche­lons pour com­prendre son sens. Selon la pre­mière, c’est un décompte de per­sonnes ou de choses qui se trouvent dans un lieu don­né. Il s’agit des recen­se­ments, des listes, des registres qui ont tou­jours exis­té et qui servent à l’information des dif­fé­rents inté­res­sés. Il s’agit donc de comp­ter, de véri­fier des quan­ti­tés.
La seconde donne un sens sup­plé­men­taire : selon elle, la sta­tis­tique est l’étude de faits phy­siques ou moraux qui se prêtent à la quan­ti­fi­ca­tion et la com­pa­rai­son des chiffres qui s’y réfèrent. Ici inter­viennent deux nou­velles don­nées : étu­dier et com­pa­rer. De l’énumération empi­rique on passe à la théo­rie scien­ti­fique qui doit donc nous pré­sen­ter des conclu­sions sous la forme de for­mules, de lignes géo­mé­triques, etc. Le contact avec la réa­li­té hic et nunc est ain­si expres­sé­ment réduit à l’évocation inten­tion­nelle d’ordre mathé­ma­tique.
La troi­sième défi­ni­tion, que sup­pose la pré­cé­dente, avance dans l’abstraction : elle nous dit que la sta­tis­tique est une science qui uti­lise un ensemble de don­nées numé­riques pour obte­nir des déduc­tions fon­dées sur le cal­cul des pro­ba­bi­li­tés. La « matière pre­mière » de cette science, ce sont des ensembles — avec toutes les conno­ta­tions que ce concept sup­pose — de don­nées numé­riques, qui sont le fruit de l’induction, qui, avec une inten­tion pro­jec­tive, ont été trai­tés en vue de leur pro­ba­bi­li­té. Nous assis­tons dans ce cas à une nou­velle prise de dis­tance avec la réa­li­té : les for­mules veulent désor­mais reflé­ter ce qui n’est pas encore réa­li­té. Si bien que tant le hic que le nunc s’échappent en fumée. Nous tenons en main une « réa­li­té » vir­tuelle.
En elle nous avons réduit toutes les don­nées au quan­ti­ta­tif, et, dans de nom­breux cas — quand on avance avec ce mode de pen­sée —, au quan­ti­ta­tif binaire avec lequel fonc­tionne l’informatique. L’évocation inten­tion­nelle devient ain­si par­tielle et expres­sé­ment uni­la­té­rale, lais­sant de côté les autres caté­go­ries (comme la qua­li­té, la rela­tion…). Les pro­fes­sion­nels de ces sciences cherchent alors la manière d’évoquer les caté­go­ries mar­gi­na­li­sées, mais ils le font néces­sai­re­ment par la voie de leur propre quan­ti­fi­ca­tion, par laquelle — en vou­lant cap­ter, disons, la qua­li­té par le moyen de la quan­ti­té — la fal­si­fi­ca­tion est encore plus pro­fonde et plus per­ni­cieuse. Ain­si, quand nous vou­lons appré­cier la si fameuse « qua­li­té de la vie », on revient à des chiffres, tels les nombres de télé­vi­seurs, la pro­por­tion d’assistance au ciné­ma, ou l’étendue des espaces verts par quar­tier.
Mais il y a quelque chose de plus : la sélec­tion des cri­tères en fonc­tion des­quels on pro­cé­de­ra à ces quan­ti­fi­ca­tions. Depuis quelque temps déjà, cer­tains semblent évi­dents. Comme les sta­tis­tiques dérivent en grande par­tie du recen­se­ment, ceux qui font réfé­rence aux êtres humains, au sexe, à l’âge, au degré d’instruction semblent évi­dents et fon­da­men­taux. Désor­mais à tra­vers eux, il est ques­tion de favo­ri­ser cer­tains « aspects », dont pas for­cé­ment des aspects essen­tiels, et de par­ve­nir de cette manière à des « pro­fils » qui déforment la réa­li­té et sont dan­ge­reux pour elle. Par exemple, comme le natio­nal-socia­lisme a pu le faire en Alle­magne, en divi­sant les popu­la­tions en aryens et non-aryens, ou ayant des dents en or ou non. Sans par­ve­nir à ces excès, les sta­tis­tiques — exi­gées par la mon­dia­li­sa­tion — s’intéressent main­te­nant à la capa­ci­té éco­no­mique, aux ten­dances du mar­ché, qui, sous cou­vert de réfé­rence à l’essence de l’homme, atteignent en réa­li­té des traits acci­den­tels qu’on fait deve­nir fon­da­men­taux.
On consi­dère qu’avec la quan­ti­fi­ca­tion on est par­ve­nu à une rigueur plus grande dans la capa­ci­té à sai­sir concep­tuel­le­ment la réa­li­té. Il en ira ain­si tant qu’on tien­dra l’exactitude des mathé­ma­tiques pour plus rigou­reuse que celle de la pen­sée qu’on main­tient en dehors d’elle (est-ce si évident ? Mais ce n’est pas le lieu d’entrer dans ce pro­blème logique). En tout cas, cette sup­po­sée rigueur s’obtient en échange d’un appau­vris­se­ment concep­tuel et d’une défor­ma­tion de la manière de per­ce­voir la réa­li­té. (Ces quelques mots ne veulent pas mettre en doute l’utilité d’une méthode, mais bien plu­tôt dénon­cer la pré­ten­tion de ses adeptes à l’excellence scien­ti­fique et à leur capa­ci­té à sai­sir la sub­stance de la réa­li­té.)
La quan­ti­fi­ca­tion réduit ce qui est reflé­té — dans l’optique de la sta­tis­tique — à son terme moyen, le trans­for­mant en sujet — en sub­stance — des êtres aux­quels il fait réfé­rence, et sur lequel se construisent les pré­vi­sions du futur. De ce moyen terme, construit par l’abstraction et donc au-delà du sen­sible empi­rique, mais qu’on mani­pule comme s’il était à la base même de celui-ci, résulte ain­si une méta­réa­li­té. Dans ses déve­lop­pe­ments ultimes, aux­quels nous sommes par­ve­nus avec la glo­ba­li­sa­tion, la sta­tis­tique pré­co­nise — et consti­tue — une nou­velle méta­phy­sique.
Une méta­phy­sique trom­peuse, il faut le dire, puisque son sujet est une fic­tion… qui peut être utile comme hypo­thèse de tra­vail mais qui est éga­le­ment capable de nous conduire aux plus graves erreurs. Que le moyen terme (point d’appui et clé de l’économie mon­dia­li­sée) soit fic­tif et ne puisse pas cor­res­pondre à la réa­li­té s’apprécie en un seul exemple. Dans un ensemble d’hommes, la moi­tié a vingt ans, l’autre moi­tié qua­rante. La moyenne est de 30 ans… et dans l’ensemble consi­dé­ré per­sonne n’a cet âge. Et cet homme hypo­thé­tique — cet être de rai­son — sert de point de départ pour connaître, juger et faire des pro­jec­tions sur la réa­li­té !
La moyenne réside dans la sphère de la médio­cri­té. Elle dépré­cie les carac­té­ris­tiques propres de cha­cun, ignore les excep­tions, efface les excel­lences et les défi­ciences sous les com­po­santes du groupe. La sta­tis­tique trans­forme l’homme médiocre ((. Cet homme a été excel­lem­ment décrit en son temps par l’essayiste argen­tin des débuts du XXe siècle José Inge­nie­ros, connu dans toute l’Amérique latine pour son ouvrage El hombre mediocre [l’Homme médiocre].))  en prince, en para­digme et en idéal. Et avec cela nous arri­vons au nivel­le­ment, à l’anonymat abso­lu : l’être humain n’a pas un nom qui  puisse le dis­tin­guer des autres ; bien plus il fait par­tie de la masse qui, dans l’échelle consti­tuée selon un cri­tère arbi­traire, géné­ra­le­ment éco­no­mique, se situe plus haut ou plus bas, sans rela­tion la plu­part du temps avec les valeurs intrin­sèques de la per­sonne humaine.
En défi­ni­tive tout paraît régi par les lois sta­tis­tiques, non seule­ment la socié­té et ses élé­ments mais jusqu’à la phy­sique et au com­por­te­ment des atomes. Par leur nature, les sta­tis­tiques sont le domaine de l’incertitude, puisque la pro­ba­bi­li­té n’est pas la néces­si­té. Les pro­jec­tions d’une ligne ascen­dante peuvent se voir bri­sées par des impon­dé­rables, ou sim­ple­ment souf­frir d’une erreur de pers­pec­tive. Il semble bien que la futu­ro­lo­gie, si en vogue depuis quelques années — s’imposant comme science pro­di­gieuse et indis­pen­sable — ait sous-esti­mé cette com­po­sante de son ins­tru­ment logique. Qui ne s’est pas exta­sié devant les pré­vi­sions du Club de Rome ? Il est aujourd’hui de bon ton chez les intel­lec­tuels de se moquer de tant de suf­fi­sance, l’expérience ayant mon­tré qu’elles avaient été pour le moins faillibles. La réac­tion face à ces ava­tars est variable : elle va de ceux qui affirment en sou­riant que « la futu­ro­lo­gie heu­reu­se­ment se trompe tou­jours » et que « les sta­tis­tiques peuvent prou­ver tout men­songe », à ceux qui croient allè­gre­ment qu’on obtien­dra en affi­nant les méthodes — et grâce aux ordi­na­teurs les plus coû­teux — des résul­tats plus rigou­reux et plus cer­tains.
Au total, Moloch, le point culmi­nant de cette évo­lu­tion, nous ampute de notre his­to­ri­ci­té et nous immerge dans la froide intem­po­ra­li­té des choses inani­mées — qui manquent de durée —, des vir­tua­li­tés catho­diques et des abs­trac­tions mathé­ma­tiques, et avec cela nous vole notre par­celle d’éternité.
En contraste total avec la situa­tion dans laquelle nous vivons ain­si, on pour­rait faire men­tion ici de deux visions qui montrent tant d’autres pos­si­bi­li­tés d’existence et dans les­quelles l’homme s’affirme dans son huma­ni­té : l’une est la concep­tion de « la pau­vre­té comme richesse des peuples », d’Albert Tevoed­j­ré ((. Pour une théo­lo­gie afri­caine, coll. théol. CLE, Yaoun­dé, 1969.))  ; l’autre, la « révo­lu­tion de la gra­tui­té » de Car­los Moya­no Lle­re­na ((. Otro estillo de vida, éd. Suda­me­ri­ca­na, Bue­nos Aires, 1982.)) . Elles seraient immé­dia­te­ment taxées d’irréelles par les experts. Curieuse objec­tion venant pour par­tie de ceux qui approuvent un sys­tème de vie se diri­geant tou­jours plus vers un monde vir­tuel où, comme sur le petit écran, tendent à confondre le spec­ta­teur et l’image, la fic­tion avec la vie, l’homme avec l’illusion sug­gé­rée par la machine !
Peut-être pour­rait-on sur­tout, dans ce contexte, consi­dé­rer comme oppor­tune la ques­tion de savoir sur quoi débouche tout cela, et où nous allons. Pour y répondre rapi­de­ment, il est cer­tain que nous nous trou­vons à un car­re­four, devant lequel il semble que s’ouvrent deux pos­si­bi­li­tés irré­con­ci­liables et extrêmes : ou se diri­ger vers la catas­trophe sociale, éco­lo­gique et poli­tique, qui est la réponse pes­si­miste, et cer­tains futu­ro­logues et les nécro­man­ciens ne se gênent pas pour pen­cher pour cette solu­tion, ou s’embarquer avec enthou­siasme dans la « véri­té offi­cielle » de la « pen­sée unique », vais­seau qui nous pro­met par la voie de la mon­dia­li­sa­tion crois­sante un pro­grès conti­nu et tou­jours plus grand.
D’autres pers­pec­tives d’optimisme plus modé­ré se pré­sentent. L’une vou­drait recon­qué­rir de l’intérieur les fon­de­ments d’où tout ce pro­ces­sus s’est échap­pé, ce qui vou­drait dire le retour, conscient, aux valeurs occi­den­tales que le chris­tia­nisme a ins­pi­rées. L’autre consi­dère que la crise s’aggravant, de la situa­tion actuelle naî­tra quelque chose de nou­veau, que nous ne pou­vons pas pré­voir mais dif­fé­rent de ce que nous connais­sons. Ces deux der­nières visions de l’avenir ne sont pas oppo­sées entre elles, et peut-être pour­rions-nous trou­ver dans leur union une réponse d’espérance.