Mondialisation et déshumanisation
Le moyen, par définition subordonné à une activité ou une nécessité humaine, est arrivé à s’affirmer comme indépendant de l’homme et même à constituer une fin en soi, vers laquelle l’homme doit diriger son action. Ce n’est pas sur autre chose que repose ce qu’on appelle par euphémisme le « coût humain » d’une mesure économique réputée nécessaire. Cela a été possible parce que l’association des moyens qui se réfèrent réciproquement les uns aux autres et se soutiennent mutuellement s’est convertie en fin, afin que celle-ci s’impose aux hommes et aux choses et auxquels ils doivent se sacrifier.
Dans notre société, l’organisation est un processus qui commence avec une action bénéfique et utile, en un certain mode de création, et qui imperceptiblement se convertit en un mélange inversant les fins et les moyens. En grec, inverser se dit diabellein. L’organisateur, quand il en arrive à dénaturaliser l’instrument et à lui conférer une valeur téléologique, a véritablement quelque chose de diabolique, comme un démiurge (qui se satisfait dans son orgueil). En lui s’accomplit la prophétie du serpent : « Vous serez comme des dieux » (Genèse, 3, 5), dans son double aspect de grandeur et de perversion.
Avec toutes et chacune des caractéristiques évoquées, plus ou moins avancées dans le sens de leur perfection ou de leur perversion — qui parfois se confondent — nous avons donc, en dehors des êtres vivants, diverses sortes d’organismes c’est-à-dire de conjonctions « organisées » d’organes. En eux se retrouvent et s’imbriquent 1. des éléments matériels (des machines, depuis les simples instruments jusqu’à ceux qui essaient de dépasser les frontières entre naturel et artificiel, comme dans l’intelligence artificielle), 2. des éléments sociaux (organismes ou organisations de caractère politique, communautaire, culturel, etc.), et 3. des éléments conceptuels (comme les sciences, les programmes, software).
L’organisation — en tant qu’emploi d’organes, et qui tend à ranger l’homme dans leur catégorie — a conduit à des phénomènes que nous pouvons observer couramment aujourd’hui. Ils résident essentiellement en ce que l’homme perd le contrôle des organes qu’il a créés, organes qui ont finalement une forte emprise sur leur créateur. Trivialement, et dans la perspective bancaire, nous pouvons nous demander si l’homo economicus existe pour la banque ou la banque pour lui. Qui dépend de qui ? L’économie de l’humanité ou le contraire ? L’économie dispose-t-elle d’une force et d’une logique plus puissantes que celles de l’humanité ? La science échappe-t-elle au contrôle de l’homme et lui impose-t-elle d’aller où il ne veut pas ? Le concept d’organisation s’est substitué dans les réalités collectives au concept de bien commun.
Quel est le ressort du processus d’organisation auquel nous assistons ainsi ? Organiser, c’est conformer quelque chose à la raison, rationaliser. Réaliser une fois pour toutes un raisonnement ordonnateur, pour pouvoir — à partir d’une programmation — l’omettre dans l’avenir dans des circonstances qui normalement le requièrent. Le raisonnement a prévalu ; il établit une règle et prend les dispositions nécessaires pour qu’il s’accomplisse toujours, sous une forme autonome, automatiquement. Et, après, la raison, l’action humaine, n’a plus besoin d’intervenir ; elle devient surtout inutile, parfois impuissante ou gênante. On supprime la raison précisément à travers la puissance de la raison.
Il est ahurissant qu’on réussisse mieux avec la rationalisation qu’avec la raison même. Mais on arrive à cela parce que, avec la rationalisation nous fabriquons des organes, et avec ces organes nous parvenons à une efficacité et une perfection meilleures, à la rapidité, la facilité, sans lesquels nous ne pourrions pas exécuter notre travail. Si cela arrive avec les machines (qui sont des « matériaux », au sens le plus large du terme, ce qui inclut l’électronique, etc.), c’est à un degré plus grand encore avec les organismes « plus que matériels » ou « pas seulement matériels », comme les organismes sociaux, politiques, de gestion, etc., et dans les organismes nettement « immatériels » comme les sciences ou les constructions théoriques.
Une grande entité publique ou privée, telle une agence intergouvernementale ou une compagnie financière transnationale, ou même un Etat, est en réalité un organisme dans lequel se trouvent réunis et coordonnés des organes matériels, plus que matériels et immatériels, avec une fin — un ensemble de fins — établie et déterminée qui dirige son activité et face à laquelle les équations mathématiques, les ordinateurs, les machines de production industrielles, les dirigeants et les exécutants (que ce soit les hauts fonctionnaires, les gérants ou les « simples » actionnaires), sont de simples moyens qui obéissent à la ratio ou la logique de l’entité en question.
Dès lors elle peut être contrôlée de l’extérieur, et sa dynamique arrêtée, quand pour un quelconque motif son action ou ses conséquences sont indésirables. Les tribunaux, les centres de contrôle indépendants — dans le cas de l’Etat — les révolutions et les guerres essaient ou réussissent ces interventions pour modifier ou annuler leurs dynamiques propres quand elles sont préjudiciables pour les autres.
Il est évident que tant le pouvoir que l’économie et la communication (l’information) ont évolué dans les deux derniers siècles vers une organisation toujours plus efficace, pour parvenir en dernier lieu à une fusion en douceur des organisations, de telle manière qu’aujourd’hui, au tournant du millénaire, nous nous retrouvons devant un organisme unique, même s’il est polymorphe, qui est tentaculaire et holistique, et au sein duquel s’érige la mondialisation. Il veut tout englober — et le processus a déjà bien avancé — et il ne reste en dehors de son domaine et de sa domination que quelques zones marginales diminuées ou simplement laissées de côté parce qu’elles sont considérées comme insignifiantes. Une de ces zones est l’Esprit — qui souffle où il veut — mais qui se trouve en grave danger d’être infiltré complètement par l’Economie. Je pense en particulier aux « industries culturelles » (éditions, émissions de télévision) ou à la charity business ou à la déformation de « l’aide humanitaire », pour donner quelques exemples.
Une autre de ces zones est la misère, déjà évoquée rapidement. Des secteurs entiers de la population mondiale ne sont pas dignes d’intérêt pour ce Moloch de la modernité, parce qu’ils ne sont pas composés d’éléments économiquement actifs, c’est-à-dire de consommateurs solvables. Quant à la production, ce sont eux qui sont parfois exploités comme main‑d’œuvre bon marché, et même très bon marché. La mécanisation croissante qui promeut le chômage — et avec elle l’indigence — et le recours à ce travail mal rémunéré sont l’une des contradictions inhérentes à la mondialisation, dont l’efficacité repose sur l’augmentation constante d’une clientèle économiquement forte.
Ce qui est grave c’est que l’organisation planétaire de l’Economie et le pouvoir de l’information ne peuvent être modifiés de l’extérieur, parce qu’en dehors de cette organisation rien n’a la puissance et la richesse nécessaires pour le faire. Elle englobe à la fois la critique et la possibilité de la diluer. Il y a environ quatre-vingts ans, une doctrine du siècle dernier, le marxisme, a essayé, dans une situation historique et une réalité géographique précises, très différentes d’aujourd’hui, de faire une révolution. Elle l’a faite. Et finalement elle a terminé en s’alignant sur la pensée unique de la modernité, ses héritiers n’étant pas de reste dans le processus.
La statistique
L’organisation repose — du point de vue logique — sur une base historiquement conditionnée : l’apparition de la statistique, le quatrième élément moteur de la mondialisation auquel nous faisons allusion ici. La mondialisation n’aurait été possible, au sens que nous lui donnons aujourd’hui, ni chez les Grecs ni au moyen âge. Bien qu’elle prenne ses racines lointaines chez Pascal et d’autres figures scientifiques de l’époque appelée jusqu’à récemment encore moderne, la statistique est fille des temps contemporains, elle prend de l’importance dans ce siècle pour se transformer d’abord en une méthode puis en une manière de penser. Son lien avec le calcul des probabilités, avec le jeu et le hasard, nuance sa froideur mathématique et positiviste d’un air de mystère.
Mais qu’est-ce que la statistique ? Pour le savoir, prenons le chemin le plus simple, et ouvrons le dictionnaire de la Real Academia española. Nous trouvons ici trois définitions qui sont comme des échelons pour comprendre son sens. Selon la première, c’est un décompte de personnes ou de choses qui se trouvent dans un lieu donné. Il s’agit des recensements, des listes, des registres qui ont toujours existé et qui servent à l’information des différents intéressés. Il s’agit donc de compter, de vérifier des quantités.
La seconde donne un sens supplémentaire : selon elle, la statistique est l’étude de faits physiques ou moraux qui se prêtent à la quantification et la comparaison des chiffres qui s’y réfèrent. Ici interviennent deux nouvelles données : étudier et comparer. De l’énumération empirique on passe à la théorie scientifique qui doit donc nous présenter des conclusions sous la forme de formules, de lignes géométriques, etc. Le contact avec la réalité hic et nunc est ainsi expressément réduit à l’évocation intentionnelle d’ordre mathématique.
La troisième définition, que suppose la précédente, avance dans l’abstraction : elle nous dit que la statistique est une science qui utilise un ensemble de données numériques pour obtenir des déductions fondées sur le calcul des probabilités. La « matière première » de cette science, ce sont des ensembles — avec toutes les connotations que ce concept suppose — de données numériques, qui sont le fruit de l’induction, qui, avec une intention projective, ont été traités en vue de leur probabilité. Nous assistons dans ce cas à une nouvelle prise de distance avec la réalité : les formules veulent désormais refléter ce qui n’est pas encore réalité. Si bien que tant le hic que le nunc s’échappent en fumée. Nous tenons en main une « réalité » virtuelle.
En elle nous avons réduit toutes les données au quantitatif, et, dans de nombreux cas — quand on avance avec ce mode de pensée —, au quantitatif binaire avec lequel fonctionne l’informatique. L’évocation intentionnelle devient ainsi partielle et expressément unilatérale, laissant de côté les autres catégories (comme la qualité, la relation…). Les professionnels de ces sciences cherchent alors la manière d’évoquer les catégories marginalisées, mais ils le font nécessairement par la voie de leur propre quantification, par laquelle — en voulant capter, disons, la qualité par le moyen de la quantité — la falsification est encore plus profonde et plus pernicieuse. Ainsi, quand nous voulons apprécier la si fameuse « qualité de la vie », on revient à des chiffres, tels les nombres de téléviseurs, la proportion d’assistance au cinéma, ou l’étendue des espaces verts par quartier.