Revue de réflexion politique et religieuse.

Mon­dia­li­sa­tion et déshu­ma­ni­sa­tion

Article publié le 13 Nov 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le moyen, par défi­ni­tion subor­don­né à une acti­vi­té ou une néces­si­té humaine, est arri­vé à s’affirmer comme indé­pen­dant de l’homme et même à consti­tuer une fin en soi, vers laquelle l’homme doit diri­ger son action. Ce n’est pas sur autre chose que repose ce qu’on appelle par euphé­misme le « coût humain » d’une mesure éco­no­mique répu­tée néces­saire. Cela a été pos­sible parce que l’association des moyens qui se réfèrent réci­pro­que­ment les uns aux autres et se sou­tiennent mutuel­le­ment s’est conver­tie en fin, afin que celle-ci s’impose aux hommes et aux choses et aux­quels ils doivent se sacri­fier.
Dans notre socié­té, l’organisation est un pro­ces­sus qui com­mence avec une action béné­fique et utile, en un cer­tain mode de créa­tion, et qui imper­cep­ti­ble­ment se conver­tit en un mélange inver­sant les fins et les moyens. En grec, inver­ser se dit dia­bel­lein. L’organisateur, quand il en arrive à déna­tu­ra­li­ser l’instrument et à lui confé­rer une valeur téléo­lo­gique, a véri­ta­ble­ment quelque chose de dia­bo­lique, comme un démiurge (qui se satis­fait dans son orgueil). En lui s’accomplit la pro­phé­tie du ser­pent : « Vous serez comme des dieux » (Genèse, 3, 5), dans son double aspect de gran­deur et de per­ver­sion.
Avec toutes et cha­cune des carac­té­ris­tiques évo­quées, plus ou moins avan­cées dans le sens de leur per­fec­tion ou de leur per­ver­sion — qui par­fois se confondent — nous avons donc, en dehors des êtres vivants, diverses sortes d’organismes c’est-à-dire de conjonc­tions « orga­ni­sées » d’organes. En eux se retrouvent et s’imbriquent 1. des élé­ments maté­riels (des machines, depuis les simples ins­tru­ments jusqu’à ceux qui essaient de dépas­ser les fron­tières entre natu­rel et arti­fi­ciel, comme dans l’intelligence arti­fi­cielle), 2. des élé­ments sociaux (orga­nismes ou orga­ni­sa­tions de carac­tère poli­tique, com­mu­nau­taire, cultu­rel, etc.), et 3. des élé­ments concep­tuels (comme les sciences, les pro­grammes, soft­ware).
L’organisation — en tant qu’emploi d’organes, et qui tend à ran­ger l’homme dans leur caté­go­rie — a conduit à des phé­no­mènes que nous pou­vons obser­ver cou­ram­ment aujourd’hui. Ils résident essen­tiel­le­ment en ce que l’homme perd le contrôle des organes qu’il a créés, organes qui ont fina­le­ment une forte emprise sur leur créa­teur. Tri­via­le­ment, et dans la pers­pec­tive ban­caire, nous pou­vons nous deman­der si l’homo eco­no­mi­cus existe pour la banque ou la banque pour lui. Qui dépend de qui ? L’économie de l’humanité ou le contraire ? L’économie dis­pose-t-elle d’une force et d’une logique plus puis­santes que celles de l’humanité ? La science échappe-t-elle au contrôle de l’homme et lui impose-t-elle d’aller où il ne veut pas ? Le concept d’organisation s’est sub­sti­tué dans les réa­li­tés col­lec­tives au concept de bien com­mun.
Quel est le res­sort du pro­ces­sus d’organisation auquel nous assis­tons ain­si ? Orga­ni­ser, c’est confor­mer quelque chose à la rai­son, ratio­na­li­ser. Réa­li­ser une fois pour toutes un rai­son­ne­ment ordon­na­teur, pour pou­voir — à par­tir d’une pro­gram­ma­tion — l’omettre dans l’avenir dans des cir­cons­tances qui nor­ma­le­ment le requièrent. Le rai­son­ne­ment a pré­va­lu ; il éta­blit une règle et prend les dis­po­si­tions néces­saires pour qu’il s’accomplisse tou­jours, sous une forme auto­nome, auto­ma­ti­que­ment. Et, après, la rai­son, l’action humaine, n’a plus besoin d’intervenir ; elle devient sur­tout inutile, par­fois impuis­sante ou gênante. On sup­prime la rai­son pré­ci­sé­ment à tra­vers la puis­sance de la rai­son.
Il est ahu­ris­sant qu’on réus­sisse mieux avec la ratio­na­li­sa­tion qu’avec la rai­son même. Mais on arrive à cela parce que, avec la ratio­na­li­sa­tion nous fabri­quons des organes, et avec ces organes nous par­ve­nons à une effi­ca­ci­té et une per­fec­tion meilleures, à la rapi­di­té, la faci­li­té, sans les­quels nous ne pour­rions pas exé­cu­ter notre tra­vail. Si cela arrive avec les machines (qui sont des « maté­riaux », au sens le plus large du terme, ce qui inclut l’électronique, etc.), c’est à un degré plus grand encore avec les orga­nismes « plus que maté­riels » ou « pas seule­ment maté­riels », comme les orga­nismes sociaux, poli­tiques, de ges­tion, etc., et dans les orga­nismes net­te­ment « imma­té­riels » comme les sciences ou les construc­tions théo­riques.
Une grande enti­té publique ou pri­vée, telle une agence inter­gou­ver­ne­men­tale ou une com­pa­gnie finan­cière trans­na­tio­nale, ou même un Etat, est en réa­li­té un orga­nisme dans lequel se trouvent réunis et coor­don­nés des organes maté­riels, plus que maté­riels et imma­té­riels, avec une fin — un ensemble de fins — éta­blie et déter­mi­née qui dirige son acti­vi­té et face à laquelle les équa­tions mathé­ma­tiques, les ordi­na­teurs, les machines de pro­duc­tion indus­trielles, les diri­geants et les exé­cu­tants (que ce soit les hauts fonc­tion­naires, les gérants ou les « simples » action­naires), sont de simples moyens qui obéissent à la ratio ou la logique de l’entité en ques­tion.
Dès lors elle peut être contrô­lée de l’extérieur, et sa dyna­mique arrê­tée, quand pour un quel­conque motif son action ou ses consé­quences sont indé­si­rables. Les tri­bu­naux, les centres de contrôle indé­pen­dants — dans le cas de l’Etat — les révo­lu­tions et les guerres essaient ou réus­sissent ces inter­ven­tions pour modi­fier ou annu­ler leurs dyna­miques propres quand elles sont pré­ju­di­ciables pour les autres.
Il est évident que tant le pou­voir que l’économie et la com­mu­ni­ca­tion (l’information) ont évo­lué dans les deux der­niers siècles vers une orga­ni­sa­tion tou­jours plus effi­cace, pour par­ve­nir en der­nier lieu à une fusion en dou­ceur des orga­ni­sa­tions, de telle manière qu’aujourd’hui, au tour­nant du mil­lé­naire, nous nous retrou­vons devant un orga­nisme unique, même s’il est poly­morphe, qui est ten­ta­cu­laire et holis­tique, et au sein duquel s’érige la mon­dia­li­sa­tion. Il veut tout englo­ber — et le pro­ces­sus a déjà bien avan­cé — et il ne reste en dehors de son domaine et de sa domi­na­tion que quelques zones mar­gi­nales dimi­nuées ou sim­ple­ment lais­sées de côté parce qu’elles sont consi­dé­rées comme insi­gni­fiantes. Une de ces zones est l’Esprit — qui souffle où il veut — mais qui se trouve en grave dan­ger d’être infil­tré com­plè­te­ment par l’Economie. Je pense en par­ti­cu­lier aux « indus­tries cultu­relles » (édi­tions, émis­sions de télé­vi­sion) ou à la cha­ri­ty busi­ness ou à la défor­ma­tion de « l’aide huma­ni­taire », pour don­ner quelques exemples.
Une autre de ces zones est la misère, déjà évo­quée rapi­de­ment. Des sec­teurs entiers de la popu­la­tion mon­diale ne sont pas dignes d’intérêt pour ce Moloch de la moder­ni­té, parce qu’ils ne sont pas com­po­sés d’éléments éco­no­mi­que­ment actifs, c’est-à-dire de consom­ma­teurs sol­vables. Quant à la pro­duc­tion, ce sont eux qui sont par­fois exploi­tés comme main‑d’œuvre bon mar­ché, et même très bon mar­ché. La méca­ni­sa­tion crois­sante qui pro­meut le chô­mage — et avec elle l’indigence — et le recours à ce tra­vail mal rému­né­ré sont l’une des contra­dic­tions inhé­rentes à la mon­dia­li­sa­tion, dont l’efficacité repose sur l’augmentation constante d’une clien­tèle éco­no­mi­que­ment forte.
Ce qui est grave c’est que l’organisation pla­né­taire de l’Economie et le pou­voir de l’information ne peuvent être modi­fiés de l’extérieur, parce qu’en dehors de cette orga­ni­sa­tion rien n’a la puis­sance et la richesse néces­saires pour le faire. Elle englobe à la fois la cri­tique et la pos­si­bi­li­té de la diluer. Il y a envi­ron quatre-vingts ans, une doc­trine du siècle der­nier, le mar­xisme, a essayé, dans une situa­tion his­to­rique et une réa­li­té géo­gra­phique pré­cises, très dif­fé­rentes d’aujourd’hui, de faire une révo­lu­tion. Elle l’a faite. Et fina­le­ment elle a ter­mi­né en s’alignant sur la pen­sée unique de la moder­ni­té, ses héri­tiers n’étant pas de reste dans le pro­ces­sus.

La sta­tis­tique

L’organisation repose — du point de vue logique — sur une base his­to­ri­que­ment condi­tion­née : l’apparition de la sta­tis­tique, le qua­trième élé­ment moteur de la mon­dia­li­sa­tion auquel nous fai­sons allu­sion ici. La mon­dia­li­sa­tion n’aurait été pos­sible, au sens que nous lui don­nons aujourd’hui, ni chez les Grecs ni au moyen âge. Bien qu’elle prenne ses racines loin­taines chez Pas­cal et d’autres figures scien­ti­fiques de l’époque appe­lée jusqu’à récem­ment encore moderne, la sta­tis­tique est fille des temps contem­po­rains, elle prend de l’importance dans ce siècle pour se trans­for­mer d’abord en une méthode puis en une manière de pen­ser. Son lien avec le cal­cul des pro­ba­bi­li­tés, avec le jeu et le hasard, nuance sa froi­deur mathé­ma­tique et posi­ti­viste d’un air de mys­tère.
Mais qu’est-ce que la sta­tis­tique ? Pour le savoir, pre­nons le che­min le plus simple, et ouvrons le dic­tion­naire de la Real Aca­de­mia españo­la. Nous trou­vons ici trois défi­ni­tions qui sont comme des éche­lons pour com­prendre son sens. Selon la pre­mière, c’est un décompte de per­sonnes ou de choses qui se trouvent dans un lieu don­né. Il s’agit des recen­se­ments, des listes, des registres qui ont tou­jours exis­té et qui servent à l’information des dif­fé­rents inté­res­sés. Il s’agit donc de comp­ter, de véri­fier des quan­ti­tés.
La seconde donne un sens sup­plé­men­taire : selon elle, la sta­tis­tique est l’étude de faits phy­siques ou moraux qui se prêtent à la quan­ti­fi­ca­tion et la com­pa­rai­son des chiffres qui s’y réfèrent. Ici inter­viennent deux nou­velles don­nées : étu­dier et com­pa­rer. De l’énumération empi­rique on passe à la théo­rie scien­ti­fique qui doit donc nous pré­sen­ter des conclu­sions sous la forme de for­mules, de lignes géo­mé­triques, etc. Le contact avec la réa­li­té hic et nunc est ain­si expres­sé­ment réduit à l’évocation inten­tion­nelle d’ordre mathé­ma­tique.
La troi­sième défi­ni­tion, que sup­pose la pré­cé­dente, avance dans l’abstraction : elle nous dit que la sta­tis­tique est une science qui uti­lise un ensemble de don­nées numé­riques pour obte­nir des déduc­tions fon­dées sur le cal­cul des pro­ba­bi­li­tés. La « matière pre­mière » de cette science, ce sont des ensembles — avec toutes les conno­ta­tions que ce concept sup­pose — de don­nées numé­riques, qui sont le fruit de l’induction, qui, avec une inten­tion pro­jec­tive, ont été trai­tés en vue de leur pro­ba­bi­li­té. Nous assis­tons dans ce cas à une nou­velle prise de dis­tance avec la réa­li­té : les for­mules veulent désor­mais reflé­ter ce qui n’est pas encore réa­li­té. Si bien que tant le hic que le nunc s’échappent en fumée. Nous tenons en main une « réa­li­té » vir­tuelle.
En elle nous avons réduit toutes les don­nées au quan­ti­ta­tif, et, dans de nom­breux cas — quand on avance avec ce mode de pen­sée —, au quan­ti­ta­tif binaire avec lequel fonc­tionne l’informatique. L’évocation inten­tion­nelle devient ain­si par­tielle et expres­sé­ment uni­la­té­rale, lais­sant de côté les autres caté­go­ries (comme la qua­li­té, la rela­tion…). Les pro­fes­sion­nels de ces sciences cherchent alors la manière d’évoquer les caté­go­ries mar­gi­na­li­sées, mais ils le font néces­sai­re­ment par la voie de leur propre quan­ti­fi­ca­tion, par laquelle — en vou­lant cap­ter, disons, la qua­li­té par le moyen de la quan­ti­té — la fal­si­fi­ca­tion est encore plus pro­fonde et plus per­ni­cieuse. Ain­si, quand nous vou­lons appré­cier la si fameuse « qua­li­té de la vie », on revient à des chiffres, tels les nombres de télé­vi­seurs, la pro­por­tion d’assistance au ciné­ma, ou l’étendue des espaces verts par quar­tier.

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