Roberto Ronca et la Civiltà italica. L’échec d’une tentative dans l’Italie d’après-guerre
Ces moyens ne furent pas utilisés mais la stratégie consistant à employer d’anciens fascistes à des fins anticommunistes reste dans l’histoire des premières années de la République un élément constant. Les Américains l’avaient déjà expérimenté : l’un des chefs de la future CIA en Italie, James Angleton, avait ainsi déjà utilisé des hommes appartenant à des formations fascistes (en particulier la Decima Mas ((. Unité d’élite spécialisée dans les assauts sous-marins, dirigée par le prince Borghese.)) ) pour constituer des noeuds de résistance dans le cas où le PCI aurait décidé de déclencher la guerre civile.
Cette dernière stratégie n’a concerné exclusivement que le monde catholique ecclésiastique parce que, à l’inverse, le monde politique a toujours cherché à éviter le contact officiel avec le parti des ex-fascistes, le Mouvement social italien (MSI), même si, entre 1953 et 1960, en plus d’une occasion, des convergences momentanées ont pu se manifester. D’autre part, pour les catholiques, et en particulier pour le monde ecclésiastique, le souvenir de la collaboration avec le régime fasciste passé était resté bien vif. Aux yeux de nombreux catholiques, le régime avait ouvert la voie à une pacification des relations entre l’Etat et l’Eglise, avait permis de défendre l’autonomie du Saint Siège au travers du petit Etat du Vatican et avait soutenu des valeurs traditionnelles avec lesquelles ils étaient substantiellement en accord. Les catholiques considéraient également que le mouvement de Mussolini avait évité en Italie une possible révolution bolchevique dans les années 1919–1921.
Après ces précisions sur la situation générale de l’Italie à cette époque-là, pouvez-vous nous expliquer quel fut le rôle de Roberto Ronca ?
La figure de Roberto Ronca (1901–1977) s’insère dans le cadre complexe que je viens de décrire. Ordonné prêtre après un diplôme d’ingénierie obtenu à la Sapienza à l’âge de 23 ans, il entra en 1928 au Séminaire romain dont il devint rapidement, du fait de ses dons particuliers d’organisateur, le vice-recteur. Assistant du cercle romain de la Fédération des universitaires catholiques italiens (FUCI), il fut, de 1931 à 1948, recteur du Capranica (le Séminaire romain) et, durant deux ans (1931–1933), assistant national de la FUCI. A cette place il remplaça Giovanni Battista Montini, le futur pape Paul VI, ce qui fut un motif de dispute avec l’aile progressiste du mouvement catholique, surtout parce que le futur pontife représentait déjà la culture catholico-progressiste, contre laquelle Ronca en appelait au magistère traditionnel de l’Eglise. Au sujet de Mgr Ronca, il est intéressant de lire l’ouvrage de Giuseppe Brienza, Identità cattolica e anticomunismo nell’Italia del dopoguerra. La figura e l’opera di mons. Roberto Ronca ((. Editions D’Ettoris, Crotone, 2008, 243 p.)) , qui est la seule étude qui lui ait été spécifiquement consacrée.
Au cours des mois durant lesquels la capitale italienne a été occupée par les Allemands, Mgr Ronca a ouvert les portes du séminaire à tous types de persécutés : nobles romains, représentants du Royaume du Sud, politiciens antifascistes, juifs. Ces actions de soutien aux persécutés politiques et aux victimes de la guerre furent mises en place par Roberto Ronca à travers l’association Aiuto cristiano (aide chrétienne), l’une des nombreuses structures créées par lui, qui fut ainsi l’un des organisateurs catholiques les plus actifs de l’après-guerre. Il s’agissait d’aides économiques, matérielles et surtout spirituelles envers des familles indigentes et qui se trouvaient dans le besoin. A travers de telles aides, Mgr Ronca menait également une intense action de sensibilisation spirituelle et politique. De nombreux contacts furent pris avec les milieux démocrates-chrétiens modérés et conservateurs, et surtout avec le mouvement L’Uomo qualunque ((. Le parti de l’homme quelconque, donnant son nom à l’attitude de rejet du système politicien appelée qualunquismo.)) de Guglielmo Giannini, qui eut à ce moment-là, entre 1944 et 1946, une importante fonction d’intégration des ex-fascistes et de ceux qui n’étaient pas représentés dans le comité de libération nationale (CLN), qui regroupait presque toutes les forces politiques qui existaient alors. Giannini n’avait pas, dans les faits, une position profasciste, au contraire il avait longtemps critiqué le régime. Il soutenait plutôt une position identique à celle de plusieurs intellectuels de cette époque et que l’on peut résumer en disant qu’ils étaient anti-antifascistes.
Mgr Ronca eut un rôle déterminant dans l’accueil du grand rabbin de Rome, Israël Zolli, au moment de sa conversion en 1944 – à l’occasion de laquelle il troqua son prénom Israël contre celui d’Eugène, en l’honneur du pape Pie XII. Ce fut Ronca qui persuada De Gasperi de concéder à Zolli la chaire d’hébreu moderne à la Sapienza, charge qui résolut les graves problèmes économiques de la famille Zolli, mise au ban de la communauté juive après sa conversion au catholicisme.
Mgr Ronca agit donc avec ardeur au service des persécutés de toutes origines, en offrant également un soutien spirituel à ceux qui en avait besoin, activité qui n’est pas politique même si elle a des conséquences politiques, surtout liées à la formation des personnes. A‑t-il également agi directement en politique ?
Fin 1946, Ronca fut poussé par Pie XII à mettre en place une organisation politico-culturelle spécifique afin de faire front à la progression massive – qu’aucun obstacle ne semblait pouvoir arrêter – du PCI. Si Gedda organise les Comités civiques à partir de février 1948, c’est-à-dire très peu de temps avant les élections, Ronca constitue à l’automne 1946 l’Unione nazionale civiltà italica (littéralement : Union nationale civilisation italique). Il s’agit d’une structure sur laquelle, à part le travail dense et approfondi, déjà cité, de Brienza, il n’existe pratiquement aucune étude. En contact étroit avec des milieux diplomatiques et politiques américains et avec de larges secteurs ecclésiastiques – surtout jésuites –, Ronca réussit à créer un instrument important d’orientation politique et culturelle pour les catholiques. A sa revue Civiltà italica collaborèrent diverses personnalités du monde politique italien, toutes favorables à une reprise du catholicisme politique à des fins anti-communistes. L’objectif était la constitution d’un mouvement au-delà des partis qui serait en mesure de réunir des sympathisants des différents partis ou des personnes non inscrites à un parti quelconque, mais d’accord sur les valeurs traditionnelles à défendre et sur la nécessité de vaincre le péril communiste.
Au fur et à mesure des contacts ont été pris avec les différentes formations politiques de centre-droit (la Démocratie chrétienne, les libéraux, les monarchistes) ; d’autres contacts ont été également pris avec le MSI constitué depuis peu.