Revue de réflexion politique et religieuse.

Rober­to Ron­ca et la Civil­tà ita­li­ca. L’échec d’une ten­ta­tive dans l’Italie d’après-guerre

Article publié le 29 Oct 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ces moyens ne furent pas uti­li­sés mais la stra­té­gie consis­tant à employer d’anciens fas­cistes à des fins anti­com­mu­nistes reste dans l’histoire des pre­mières années de la Répu­blique un élé­ment constant. Les Amé­ri­cains l’avaient déjà expé­ri­men­té : l’un des chefs de la future CIA en Ita­lie, James Angle­ton, avait ain­si déjà uti­li­sé des hommes appar­te­nant à des for­ma­tions fas­cistes (en par­ti­cu­lier la Deci­ma Mas ((. Uni­té d’élite spé­cia­li­sée dans les assauts sous-marins, diri­gée par le prince Bor­ghese.)) ) pour consti­tuer des noeuds de résis­tance dans le cas où le PCI aurait déci­dé de déclen­cher la guerre civile.
Cette der­nière stra­té­gie n’a concer­né exclu­si­ve­ment que le monde catho­lique ecclé­sias­tique parce que, à l’inverse, le monde poli­tique a tou­jours cher­ché à évi­ter le contact offi­ciel avec le par­ti des ex-fas­cistes, le Mou­ve­ment social ita­lien (MSI), même si, entre 1953 et 1960, en plus d’une occa­sion, des conver­gences momen­ta­nées ont pu se mani­fes­ter. D’autre part, pour les catho­liques, et en par­ti­cu­lier pour le monde ecclé­sias­tique, le sou­ve­nir de la col­la­bo­ra­tion avec le régime fas­ciste pas­sé était res­té bien vif. Aux yeux de nom­breux catho­liques, le régime avait ouvert la voie à une paci­fi­ca­tion des rela­tions entre l’Etat et l’Eglise, avait per­mis de défendre l’autonomie du Saint Siège au tra­vers du petit Etat du Vati­can et avait sou­te­nu des valeurs tra­di­tion­nelles avec les­quelles ils étaient sub­stan­tiel­le­ment en accord. Les catho­liques consi­dé­raient éga­le­ment que le mou­ve­ment de Mus­so­li­ni avait évi­té en Ita­lie une pos­sible révo­lu­tion bol­che­vique dans les années 1919–1921.

Après ces pré­ci­sions sur la situa­tion géné­rale de l’Italie à cette époque-là, pou­vez-vous nous expli­quer quel fut le rôle de Rober­to Ron­ca ?
La figure de Rober­to Ron­ca (1901–1977) s’insère dans le cadre com­plexe que je viens de décrire. Ordon­né prêtre après un diplôme d’ingénierie obte­nu à la Sapien­za à l’âge de 23 ans, il entra en 1928 au Sémi­naire romain dont il devint rapi­de­ment, du fait de ses dons par­ti­cu­liers d’organisateur, le vice-rec­teur. Assis­tant du cercle romain de la Fédé­ra­tion des uni­ver­si­taires catho­liques ita­liens (FUCI), il fut, de 1931 à 1948, rec­teur du Capra­ni­ca (le Sémi­naire romain) et, durant deux ans (1931–1933), assis­tant natio­nal de la FUCI. A cette place il rem­pla­ça Gio­van­ni Bat­tis­ta Mon­ti­ni, le futur pape Paul VI, ce qui fut un motif de dis­pute avec l’aile pro­gres­siste du mou­ve­ment catho­lique, sur­tout parce que le futur pon­tife repré­sen­tait déjà la culture catho­li­co-pro­gres­siste, contre laquelle Ron­ca en appe­lait au magis­tère tra­di­tion­nel de l’Eglise. Au sujet de Mgr Ron­ca, il est inté­res­sant de lire l’ouvrage de Giu­seppe Brien­za, Iden­ti­tà cat­to­li­ca e anti­co­mu­nis­mo nell’Italia del dopo­guer­ra. La figu­ra e l’opera di mons. Rober­to Ron­ca ((. Edi­tions D’Ettoris, Cro­tone, 2008, 243 p.)) , qui est la seule étude qui lui ait été spé­ci­fi­que­ment consa­crée.
Au cours des mois durant les­quels la capi­tale ita­lienne a été occu­pée par les Alle­mands, Mgr Ron­ca a ouvert les portes du sémi­naire à tous types de per­sé­cu­tés : nobles romains, repré­sen­tants du Royaume du Sud, poli­ti­ciens anti­fas­cistes, juifs. Ces actions de sou­tien aux per­sé­cu­tés poli­tiques et aux vic­times de la guerre furent mises en place par Rober­to Ron­ca à tra­vers l’association Aiu­to cris­tia­no (aide chré­tienne), l’une des nom­breuses struc­tures créées par lui, qui fut ain­si l’un des orga­ni­sa­teurs catho­liques les plus actifs de l’après-guerre. Il s’agissait d’aides éco­no­miques, maté­rielles et sur­tout spi­ri­tuelles envers des familles indi­gentes et qui se trou­vaient dans le besoin. A tra­vers de telles aides, Mgr Ron­ca menait éga­le­ment une intense action de sen­si­bi­li­sa­tion spi­ri­tuelle et poli­tique. De nom­breux contacts furent pris avec les milieux démo­crates-chré­tiens modé­rés et conser­va­teurs, et sur­tout avec le mou­ve­ment L’Uomo qua­lunque ((. Le par­ti de l’homme quel­conque, don­nant son nom à l’attitude de rejet du sys­tème poli­ti­cien appe­lée qua­lun­quis­mo.))  de Gugliel­mo Gian­ni­ni, qui eut à ce moment-là, entre 1944 et 1946, une impor­tante fonc­tion d’intégration des ex-fas­cistes et de ceux qui n’étaient pas repré­sen­tés dans le comi­té de libé­ra­tion natio­nale (CLN), qui regrou­pait presque toutes les forces poli­tiques qui exis­taient alors. Gian­ni­ni n’avait pas, dans les faits, une posi­tion pro­fas­ciste, au contraire il avait long­temps cri­ti­qué le régime. Il sou­te­nait plu­tôt une posi­tion iden­tique à celle de plu­sieurs intel­lec­tuels de cette époque et que l’on peut résu­mer en disant qu’ils étaient anti-anti­fas­cistes.
Mgr Ron­ca eut un rôle déter­mi­nant dans l’accueil du grand rab­bin de Rome, Israël Zol­li, au moment de sa conver­sion en 1944 – à l’occasion de laquelle il tro­qua son pré­nom Israël contre celui d’Eugène, en l’honneur du pape Pie XII. Ce fut Ron­ca qui per­sua­da De Gas­pe­ri de concé­der à Zol­li la chaire d’hébreu moderne à la Sapien­za, charge qui réso­lut les graves pro­blèmes éco­no­miques de la famille Zol­li, mise au ban de la com­mu­nau­té juive après sa conver­sion au catho­li­cisme.

Mgr Ron­ca agit donc avec ardeur au ser­vice des per­sé­cu­tés de toutes ori­gines, en offrant éga­le­ment un sou­tien spi­ri­tuel à ceux qui en avait besoin, acti­vi­té qui n’est pas poli­tique même si elle a des consé­quences poli­tiques, sur­tout liées à la for­ma­tion des per­sonnes. A‑t-il éga­le­ment agi direc­te­ment en poli­tique ?
Fin 1946, Ron­ca fut pous­sé par Pie XII à mettre en place une orga­ni­sa­tion poli­ti­co-cultu­relle spé­ci­fique afin de faire front à la pro­gres­sion mas­sive – qu’aucun obs­tacle ne sem­blait pou­voir arrê­ter – du PCI. Si Ged­da orga­nise les Comi­tés civiques à par­tir de février 1948, c’est-à-dire très peu de temps avant les élec­tions, Ron­ca consti­tue à l’automne 1946 l’Unione nazio­nale civil­tà ita­li­ca (lit­té­ra­le­ment : Union natio­nale civi­li­sa­tion ita­lique). Il s’agit d’une struc­ture sur laquelle, à part le tra­vail dense et appro­fon­di, déjà cité, de Brien­za, il n’existe pra­ti­que­ment aucune étude. En contact étroit avec des milieux diplo­ma­tiques et poli­tiques amé­ri­cains et avec de larges sec­teurs ecclé­sias­tiques – sur­tout jésuites –, Ron­ca réus­sit à créer un ins­tru­ment impor­tant d’orientation poli­tique et cultu­relle pour les catho­liques. A sa revue Civil­tà ita­li­ca col­la­bo­rèrent diverses per­son­na­li­tés du monde poli­tique ita­lien, toutes favo­rables à une reprise du catho­li­cisme poli­tique à des fins anti-com­mu­nistes. L’objectif était la consti­tu­tion d’un mou­ve­ment au-delà des par­tis qui serait en mesure de réunir des sym­pa­thi­sants des dif­fé­rents par­tis ou des per­sonnes non ins­crites à un par­ti quel­conque, mais d’accord sur les valeurs tra­di­tion­nelles à défendre et sur la néces­si­té de vaincre le péril com­mu­niste.
Au fur et à mesure des contacts ont été pris avec les dif­fé­rentes for­ma­tions poli­tiques de centre-droit (la Démo­cra­tie chré­tienne, les libé­raux, les monar­chistes) ; d’autres contacts ont été éga­le­ment pris avec le MSI consti­tué depuis peu.

-->