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Musique sacrée et culture domi­nante

La pro­duc­tion musi­cale d’église a de longue date pré­sen­té des dan­gers de dévia­tion. Encore faut-il rap­pe­ler que le phé­no­mène ne concer­nait en géné­ral, avant Vati­can II, que des aspects rela­ti­ve­ment mineurs : cer­tains can­tiques mièvres ou pom­piers, des paroles déjà mar­quées par l’idéologie (par ex. ceux de l’Action catho­lique) voire par des concep­tions théo­lo­giques dou­teuses. Mais le phé­no­mène a connu un saut qua­li­ta­tif avec la réforme litur­gique conci­liaire, source d’éparpillement aux rai­sons mul­tiples, avec l’idée géné­rale d’inculturer la litur­gie, de faire pas­ser l’expression for­melle de celle-ci dans le moule des cultures de fait, soit his­to­riques (folk­lore) soit « actuelles ». Le phé­no­mène s’est diver­si­fié avec le temps, connais­sant, selon les lieux, une cer­taine rec­ti­fi­ca­tion qua­li­ta­tive – dans cer­tains cas non dépour­vue d’ambiguïté, par exemple du fait d’un mélange très post­mo­derne des genres –, ailleurs une pro­lon­ga­tion de l’informe et du mau­vais goût. De plus, et paral­lè­le­ment à la litur­gie pro­pre­ment dite, un cer­tain nombre d’initiatives pas­to­rales visant les couches les plus jeunes de la socié­té n’hésitent pas à pla­quer des paroles chré­tiennes sur les modes musi­caux spé­ci­fiques de l’anti-culture de masse (pop, rock, rap, metal…). Nous sommes heu­reux de repro­duire ici le texte qui nous a été adres­sé, direc­te­ment en fran­çais, par Madame Maria Cate­ri­na Cala­brò, pro­fes­seur de musique sacrée (mas­ter d’Art sacré, Archi­tec­ture et Litur­gie), à l’Université euro­péenne de Rome et l’Athénée pon­ti­fi­cal « Regi­na Apos­to­lo­rum ».
L’objet de ces consi­dé­ra­tions est la musique sacrée, que nous défi­ni­rons comme « la musique qui accom­pagne les célé­bra­tions litur­giques de l’Église » ((. J. Rat­zin­ger, Intro­du­zione allo spi­ri­to del­la litur­gia, edi­zio­ni San Pao­lo, Cini­sel­lo Bal­sa­mo, 2001, p.141.))  : ceci signi­fie qu’elle est entiè­re­ment au ser­vice des dif­fé­rents moments, des actions et des gestes qui s’accomplissent, qui sont des don­nées de fait pour la musique elle-même ; « L’insertion de la musique dans la litur­gie doit être un accueil de celle-ci dans l’Esprit, une trans­for­ma­tion qui signi­fie à la fois mort et résur­rec­tion » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la litur­gia. Il Fon­da­men­to teo­lo­gi­co del­la musi­ca sacra, LEV, Rome, 2010, p. 595.)) .
« La musique sacrée, en tant que par­tie inté­grante de la Litur­gie solen­nelle, par­ti­cipe à son objec­tif géné­ral, qui est la gloire de Dieu ain­si que la sanc­ti­fi­ca­tion et l’édification des fidèles. La musique sacrée doit par consé­quent pos­sé­der au plus haut point les qua­li­tés propres de la litur­gie, et pré­ci­sé­ment la sain­te­té et la beau­té for­melle, d’où jaillit spon­ta­né­ment son autre carac­té­ris­tique, qui est l’universalité » ((. Saint Pie X, Motu pro­prio sur la musique sacrée, Tra le sol­li­ci­tu­di­ni, 22 novembre 1903.)) . C’est la tra­di­tion una­nime de l’Eglise jusqu’à ce jour, et elle donne clai­re­ment les carac­té­ris­tiques de la musique sacrée : sain­te­té, beau­té for­melle, et uni­ver­sa­li­té. Pour les nom­breuses musiques que nous écou­tons, nous avons là un cri­tère de juge­ment par rap­port aux textes (la sain­te­té), à la struc­ture de la musique elle-même (la beau­té for­melle) et au fait qu’elle puisse être pro­po­sée à tous (l’universalité).
La tra­di­tion de l’Eglise sou­ligne donc qu’une musique sacrée, au ser­vice de la litur­gie, exprime un texte qui est tiré des Ecri­tures saintes ou de la litur­gie elle-même ; qu’elle a une forme éta­blie dans le temps qui lui per­met d’être pro­po­sée comme une don­née objec­tive à accueillir, et pas seule­ment à uti­li­ser ; et qu’elle est offerte à tous, au-delà des contin­gences de temps et de lieu.
Ce sont là les cri­tères et les ques­tions pour entrer par la musique au ser­vice de la litur­gie, quelles que soient les cir­cons­tances où l’on est appe­lé, en tout temps et en tout lieu. « A ce sujet, il convient d’éviter l’improvisation géné­rale ou l’introduction de genres musi­caux qui ne sont pas res­pec­tueux du sens de la litur­gie. En tant qu’élément litur­gique, le chant doit s’intégrer dans la forme propre de la célé­bra­tion. Par consé­quent, tout – dans le texte, dans la mélo­die, dans l’exécution – doit cor­res­pondre au sens du mys­tère célé­bré, aux dif­fé­rents moments du rite et aux temps litur­giques » ((. Benoît XVI, Sacra­men­tum cari­ta­tis, 42, 22 février 2007.)) .
Mal­gré les décla­ra­tions du Concile Vati­can II ((. Cf. concile Vati­can II, Const. sur la Sainte Litur­gie Sacro­sanc­tum Conci­lium, nn. 112–121.))  et du Magis­tère pon­ti­fi­cal, la musique d’église vit un moment cri­tique ; elle est frap­pée par l’herméneutique de la dis­con­ti­nui­té et de la rup­ture, dont par­lait Benoît XVI dans son dis­cours à la Curie romaine : « Dans le grand débat sur l’homme, qui carac­té­rise le temps moderne, le Concile devait se consa­crer en par­ti­cu­lier au thème de l’anthropologie. Il devait s’interroger sur le rap­port entre l’Eglise et sa foi, d’une part, et l’homme et le monde d’aujourd’hui, d’autre part. La ques­tion devient encore plus claire, si, au lieu du terme géné­rique de “monde d’aujourd’hui”, nous en choi­sis­sons un autre plus pré­cis : le Concile devait défi­nir de façon nou­velle le rap­port entre l’Eglise et l’époque moderne. » ((. Benoît XVI, Dis­cours à la Curie Romaine, 22 décembre 2005.))
Cela veut dire qu’au nom d’une moder­ni­té mal com­prise, qu’il vau­drait mieux appe­ler « moder­nisme », on a omis de trans­mettre, dans le sens de tra­dere, à l’époque moderne, les valeurs que véhi­cu­laient le chant gré­go­rien et la poly­pho­nie sacrée clas­sique : sain­te­té, beau­té for­melle, uni­ver­sa­li­té ; mais que l’on en est arri­vé à uti­li­ser des textes quel­conques, des formes négli­gées d’un point de vue musi­cal, peu adap­tées à véhi­cu­ler le sacré, que l’on pour­rait admettre dans des contextes res­treints, mais qui ne peuvent cer­tai­ne­ment pas être uti­li­sées dans tous les contextes. Alors « la contro­verse autour de la musique sacrée devient symp­to­ma­tique de la ques­tion plus pro­fonde de savoir ce qu’est le culte divin. » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la litur­gia, op. cit., p. 605.))
La musique sacrée, pour être défi­nie comme telle, doit alors expri­mer la beau­té for­melle (art vrai), l’adhésion totale aux textes qu’elle pré­sente, l’harmonie avec le temps et le moment litur­gique auquel elle est des­ti­née, la juste cor­res­pon­dance avec les gestes pro­po­sés par le rite ((. Cf. Jean-Paul II, Chi­ro­graphe pour le cen­te­naire du Motu pro­prio Tra le sol­li­ci­tu­di­ni, cit. supra ;  Id., ency­clique Eccle­sia de Eucha­ris­tia (17 avril 2003), chap.V.)) .
Il est alors évident qu’un rap­port mal inter­pré­té avec le « monde moderne », qui n’est pas jugé et com­pris à par­tir du mys­tère eucha­ris­tique célé­bré, c’est-à-dire du Verbe incar­né, Jésus de Naza­reth mort, res­sus­ci­té, et don­nant par sa pré­sence un sens à l’histoire, engendre une « res­tric­tion » du concept de par­ti­ci­pa­tio actuo­sa ((. Cf. Sacro­sanc­tum Conci­lium, op. cit., 114. [par­ti­ci­pa­tio actuo­sa : par­ti­ci­pa­tion active. Ndlr]))  : on limite alors la par­ti­ci­pa­tion au chant litur­gique à l’utilisation d’un chant ou d’une musique, qui n’est que par­ti­ci­pa­tion exté­rieure.
« Une Église qui n’exécute plus que des “musiques à uti­li­ser” s’abandonne à l’inutile et devient elle-même inutile. […] L’Eglise ne doit pas se conten­ter de ce qui est uti­li­sable pour la com­mu­nau­té ; elle doit éle­ver la voix du cos­mos, et en glo­ri­fiant le Créa­teur, tirer du cos­mos sa magni­fi­cence, le rendre splen­dide et par là beau, habi­table, aimable. » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la Litur­gia, op. cit., p. 601.))
Dans les célé­bra­tions, on a sou­vent le sou­ci (quand elles ne se déroulent pas dans les cathé­drales ou quand ce ne sont pas des célé­bra­tions solen­nelles) de faire par­ti­ci­per les fidèles au moyen de chants qui la plu­part du temps ne peuvent pas être chan­tés par tous, des chants dont les mélo­dies sont appa­rem­ment faciles à rete­nir, mais dont les rythmes et les sauts mélo­diques sont peu pra­ti­cables par toute l’assemblée, des chants qui ont leur propre style, variant du pop au rock, voire au métal. Ce fai­sant on vit le chant non pas comme un « fait éta­bli » sacré auquel se rat­ta­cher, mais comme un exer­cice à pra­ti­quer pour par­ti­ci­per à l’événement, un peu comme ce qui se passe dans les concerts. Il arrive aus­si que l’on pro­pose dans la même litur­gie des chants de genres dif­fé­rents, allant du gré­go­rien à des styles dont le but est d’impliquer sen­ti­men­ta­le­ment les fidèles, dans une atmo­sphère syn­cré­tiste de type new age et aus­si à tra­vers les rythmes et les mélo­dies des chants pop et rock – autant dire qu’il ne s’agit plus alors de chant litur­gique, mais d’une suc­ces­sion de chants qui jouent avec les sen­ti­ments, sans dimen­sion de prière et sans faire entrer dans le sacré.
C’est là que le bât blesse : ce que l’on appelle « bon sen­ti­ment », c’est-à-dire le désir, bon en soi, que tous puissent par­ti­ci­per et s’exprimer, conduit en fait à une par­ti­ci­pa­tion selon la volon­té de cha­cun – le sacré n’est plus consi­dé­ré pour ce qu’il est, mais se trouve réduit à ce que l’on a dans l’esprit et dans le coeur ; on ne recon­naît son action ni dans la litur­gie, ni dans le chant, ni donc dans la vie de cha­cun. Ce qui pour­rait chan­ger cette situa­tion, ce serait une édu­ca­tion à la recon­nais­sance du sacré : la litur­gie nous aide à en faire l’expérience et à le res­pec­ter, à le lais­ser entrer et oeu­vrer dans notre vie. C’est un chan­ge­ment de men­ta­li­té, c’est une conver­sion. On assiste aus­si à une pro­li­fé­ra­tion de chants, com­po­sés dans le cadre des mou­ve­ments ecclé­siaux ou créés par des com­po­si­teurs, qui expriment la joyeuse par­ti­ci­pa­tion de nom­breux jeunes et sont fon­da­men­taux dans de nom­breux contextes (Jour­nées mon­diales de la jeu­nesse, retraites, jour­nées de for­ma­tion). Ils doivent être consi­dé­rés comme un humus de base, à par­tir duquel peut naître un chant litur­gique : ce pro­ces­sus s’est véri­fié dans la Tra­di­tion de l’Eglise. On ne peut néan­moins envi­sa­ger aucun trans­fert auto­ma­tique de ces chants, issus de contextes tel­le­ment dif­fé­rents, vers la litur­gie. L’Eglise avait émis des réserves par rap­port à la musique cultuelle pré­exis­tante dans les tra­di­tions des peuples, dans la mesure où celle-ci cher­chait à pro­vo­quer à tra­vers son rythme et son melos l’extase des sens et sau­ver l’homme à tra­vers cette extase sans que les sens soient accueillis dans l’Esprit par une glo­ri­fi­ca­tion de Dieu à tra­vers la créa­tion ; de la même manière aujourd’hui on a jugé et l’on juge cer­taines formes, impré­gnées du monde phi­lo­so­phique moderne, qui n’accueillent pas le sacré pour le res­ti­tuer sous forme de louange, mais qui de façon sub­jec­ti­viste et uti­li­ta­riste sont pro­po­sées comme uti­li­sables et exploi­tables par une assem­blée.
S’il est vrai que la litur­gie et donc la musique sacrée est « catho­lique », c’est-à-dire des­ti­née à tous sans dis­tinc­tion de lieu, de pro­ve­nance et de for­ma­tion et donc qu’elle est simple, comme le dit Joseph Rat­zin­ger, « une chose simple n’est pas néces­sai­re­ment une chose bon mar­ché. Il existe la sim­pli­ci­té du banal, et la sim­pli­ci­té qui est expres­sion de matu­ri­té. » ((. Ibid., p. 599.))  Alors la musique litur­gique, l’expression de la foi par la musique, découle « de l’exigence et de la dyna­mique » de l’incarnation du Verbe, elle en est une consé­quence, dans laquelle les struc­tures musi­cales redes­sinent quelques cir­cuits com­por­te­men­taux et émo­tifs élé­men­taires (et donc acces­sibles à tous) qui marquent les par­cours de la mémoire et de l’activité de l’esprit humain. C’est la maté­ria­li­sa­tion des forces pré-ration­nelles et hyper-ration­nelles, le son caché dans le créé, c’est faire émer­ger le chant qui « repose au fond des choses ».
Ceci dit, la musique sacrée ain­si décrite peut-elle être véhi­cu­lée par les formes du rock et du pop ? Dans le contexte cultu­rel de décons­truc­tion d’aujourd’hui, dans lequel le rock a signi­fié pour une géné­ra­tion entière l’équivalent musi­cal de la des­truc­tion concep­tuelle du prin­cipe d’autorité et des cer­ti­tudes véhi­cu­lées par la tra­di­tion, il est dif­fi­cile de pen­ser à cette forme comme véhi­cule du sacré. Le rock et le pop se sont anthro­po­lo­gi­que­ment rap­por­tés à des modèles de musique cultuelle pré­chré­tienne, à un modèle dio­ny­siaque que Pla­ton avait déjà ana­ly­sé pour son rap­port musique-reli­gion-édu­ca­tion dans son état idéal (La Répu­blique, III) ((. Cf. A. Rivaud, « Pla­ton et la musique », in Revue d’histoire de la phi­lo­so­phie 3, (1929) pp. 1–30.)) .
Une musique qui favo­rise l’extase, la sor­tie du moi per­son­nel pour se rever­ser dans l’universel, et qui favo­rise donc un pan­théisme latent et une sor­tie du quo­ti­dien (et donc qui ne ren­contre pas la pos­si­bi­li­té du Verbe incar­né dans l’histoire, parce qu’elle devient étran­gère à la réa­li­té his­to­rique) ne « libère » pas le moi, mais l’illusionne dans un concept « oppo­sé au concept de rédemp­tion chré­tienne » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la Litur­gia, op. cit., p. 621 ; cf. ibid, note 23, sur le rock et sur le pop.)) .
L’étude musi­cale, anthro­po­lo­gique et socio­lo­gique de ces musiques porte à affir­mer que leurs formes, choi­sies expres­sé­ment pour des conte­nus décons­truc­tifs et éva­sifs, ne peuvent pas accueillir et expri­mer le Verbe qui s’est incar­né dans l’histoire de l’homme, qui accom­pagne l’homme dans son his­toire concrète, héroïque ou banale, mais quo­ti­dienne et cir­cons­crite dans un temps et un lieu. De la même manière les formes expé­ri­men­tales de musique sacrée qui s’ouvrent à la com­po­si­tion avec des struc­tures ato­nales risquent d’être régres­sives parce qu’elles sont loin­taines de la per­cep­tion que notre oreille a des sons. Per­cep­tion natu­rel­le­ment struc­tu­rée avec des inter­valles de quarte et de quinte, les­quels se situent à l’intérieur du sys­tème tonal et qui sont déjà expres­sifs et véhi­cules de com­mu­ni­ca­tion ((. Cf. E. Anser­met, Les Fon­de­ments de la musique dans la conscience humaine, Neu­châ­tel, 1961 ; M.C. Cala­brò, Rela­zione. Un contri­bu­to ori­gi­nale ed attuale per la com­po­si­zione del­la musi­ca : E. Anser­met, I fon­da­men­ti del­la musi­ca nel­la cos­cien­za uma­na, Acca­de­mia Urba­na delle Arti, Rome, 23 mars 2011, dis­po­nible sur http://www.zenit.org/article-26035?l=italian.)) .
« Ce n’est donc pas pour des motifs esthé­tiques, ni par obs­ti­na­tion conser­va­trice, ni par immo­bi­lisme his­to­rique, mais bien pour sa sub­stance même que la musique de ce type doit être exclue de l’Eglise ». Par­cou­rir les rai­sons et regar­der les racines n’est pas louer un temps révo­lu, mais s’insérer dans un sillon pro­fond et dans une his­toire vivante (Tra­di­tion) qui par sa conti­nui­té et sa véri­té a constam­ment oeu­vré dans le temps et que le Chris­tia­nisme, en tant qu’agent fécond « dans » la culture et « de » culture, a ren­due et rend uni­ver­sel­le­ment trans­mis­sible, notam­ment à tra­vers le lan­gage musi­cal pour lequel il est néces­saire aujourd’hui d’opérer un choix.