Revue de réflexion politique et religieuse.

Musique sacrée et culture domi­nante

Article publié le 29 Oct 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans les célé­bra­tions, on a sou­vent le sou­ci (quand elles ne se déroulent pas dans les cathé­drales ou quand ce ne sont pas des célé­bra­tions solen­nelles) de faire par­ti­ci­per les fidèles au moyen de chants qui la plu­part du temps ne peuvent pas être chan­tés par tous, des chants dont les mélo­dies sont appa­rem­ment faciles à rete­nir, mais dont les rythmes et les sauts mélo­diques sont peu pra­ti­cables par toute l’assemblée, des chants qui ont leur propre style, variant du pop au rock, voire au métal. Ce fai­sant on vit le chant non pas comme un « fait éta­bli » sacré auquel se rat­ta­cher, mais comme un exer­cice à pra­ti­quer pour par­ti­ci­per à l’événement, un peu comme ce qui se passe dans les concerts. Il arrive aus­si que l’on pro­pose dans la même litur­gie des chants de genres dif­fé­rents, allant du gré­go­rien à des styles dont le but est d’impliquer sen­ti­men­ta­le­ment les fidèles, dans une atmo­sphère syn­cré­tiste de type new age et aus­si à tra­vers les rythmes et les mélo­dies des chants pop et rock – autant dire qu’il ne s’agit plus alors de chant litur­gique, mais d’une suc­ces­sion de chants qui jouent avec les sen­ti­ments, sans dimen­sion de prière et sans faire entrer dans le sacré.
C’est là que le bât blesse : ce que l’on appelle « bon sen­ti­ment », c’est-à-dire le désir, bon en soi, que tous puissent par­ti­ci­per et s’exprimer, conduit en fait à une par­ti­ci­pa­tion selon la volon­té de cha­cun – le sacré n’est plus consi­dé­ré pour ce qu’il est, mais se trouve réduit à ce que l’on a dans l’esprit et dans le coeur ; on ne recon­naît son action ni dans la litur­gie, ni dans le chant, ni donc dans la vie de cha­cun. Ce qui pour­rait chan­ger cette situa­tion, ce serait une édu­ca­tion à la recon­nais­sance du sacré : la litur­gie nous aide à en faire l’expérience et à le res­pec­ter, à le lais­ser entrer et oeu­vrer dans notre vie. C’est un chan­ge­ment de men­ta­li­té, c’est une conver­sion. On assiste aus­si à une pro­li­fé­ra­tion de chants, com­po­sés dans le cadre des mou­ve­ments ecclé­siaux ou créés par des com­po­si­teurs, qui expriment la joyeuse par­ti­ci­pa­tion de nom­breux jeunes et sont fon­da­men­taux dans de nom­breux contextes (Jour­nées mon­diales de la jeu­nesse, retraites, jour­nées de for­ma­tion). Ils doivent être consi­dé­rés comme un humus de base, à par­tir duquel peut naître un chant litur­gique : ce pro­ces­sus s’est véri­fié dans la Tra­di­tion de l’Eglise. On ne peut néan­moins envi­sa­ger aucun trans­fert auto­ma­tique de ces chants, issus de contextes tel­le­ment dif­fé­rents, vers la litur­gie. L’Eglise avait émis des réserves par rap­port à la musique cultuelle pré­exis­tante dans les tra­di­tions des peuples, dans la mesure où celle-ci cher­chait à pro­vo­quer à tra­vers son rythme et son melos l’extase des sens et sau­ver l’homme à tra­vers cette extase sans que les sens soient accueillis dans l’Esprit par une glo­ri­fi­ca­tion de Dieu à tra­vers la créa­tion ; de la même manière aujourd’hui on a jugé et l’on juge cer­taines formes, impré­gnées du monde phi­lo­so­phique moderne, qui n’accueillent pas le sacré pour le res­ti­tuer sous forme de louange, mais qui de façon sub­jec­ti­viste et uti­li­ta­riste sont pro­po­sées comme uti­li­sables et exploi­tables par une assem­blée.
S’il est vrai que la litur­gie et donc la musique sacrée est « catho­lique », c’est-à-dire des­ti­née à tous sans dis­tinc­tion de lieu, de pro­ve­nance et de for­ma­tion et donc qu’elle est simple, comme le dit Joseph Rat­zin­ger, « une chose simple n’est pas néces­sai­re­ment une chose bon mar­ché. Il existe la sim­pli­ci­té du banal, et la sim­pli­ci­té qui est expres­sion de matu­ri­té. » ((. Ibid., p. 599.))  Alors la musique litur­gique, l’expression de la foi par la musique, découle « de l’exigence et de la dyna­mique » de l’incarnation du Verbe, elle en est une consé­quence, dans laquelle les struc­tures musi­cales redes­sinent quelques cir­cuits com­por­te­men­taux et émo­tifs élé­men­taires (et donc acces­sibles à tous) qui marquent les par­cours de la mémoire et de l’activité de l’esprit humain. C’est la maté­ria­li­sa­tion des forces pré-ration­nelles et hyper-ration­nelles, le son caché dans le créé, c’est faire émer­ger le chant qui « repose au fond des choses ».
Ceci dit, la musique sacrée ain­si décrite peut-elle être véhi­cu­lée par les formes du rock et du pop ? Dans le contexte cultu­rel de décons­truc­tion d’aujourd’hui, dans lequel le rock a signi­fié pour une géné­ra­tion entière l’équivalent musi­cal de la des­truc­tion concep­tuelle du prin­cipe d’autorité et des cer­ti­tudes véhi­cu­lées par la tra­di­tion, il est dif­fi­cile de pen­ser à cette forme comme véhi­cule du sacré. Le rock et le pop se sont anthro­po­lo­gi­que­ment rap­por­tés à des modèles de musique cultuelle pré­chré­tienne, à un modèle dio­ny­siaque que Pla­ton avait déjà ana­ly­sé pour son rap­port musique-reli­gion-édu­ca­tion dans son état idéal (La Répu­blique, III) ((. Cf. A. Rivaud, « Pla­ton et la musique », in Revue d’histoire de la phi­lo­so­phie 3, (1929) pp. 1–30.)) .
Une musique qui favo­rise l’extase, la sor­tie du moi per­son­nel pour se rever­ser dans l’universel, et qui favo­rise donc un pan­théisme latent et une sor­tie du quo­ti­dien (et donc qui ne ren­contre pas la pos­si­bi­li­té du Verbe incar­né dans l’histoire, parce qu’elle devient étran­gère à la réa­li­té his­to­rique) ne « libère » pas le moi, mais l’illusionne dans un concept « oppo­sé au concept de rédemp­tion chré­tienne » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la Litur­gia, op. cit., p. 621 ; cf. ibid, note 23, sur le rock et sur le pop.)) .
L’étude musi­cale, anthro­po­lo­gique et socio­lo­gique de ces musiques porte à affir­mer que leurs formes, choi­sies expres­sé­ment pour des conte­nus décons­truc­tifs et éva­sifs, ne peuvent pas accueillir et expri­mer le Verbe qui s’est incar­né dans l’histoire de l’homme, qui accom­pagne l’homme dans son his­toire concrète, héroïque ou banale, mais quo­ti­dienne et cir­cons­crite dans un temps et un lieu. De la même manière les formes expé­ri­men­tales de musique sacrée qui s’ouvrent à la com­po­si­tion avec des struc­tures ato­nales risquent d’être régres­sives parce qu’elles sont loin­taines de la per­cep­tion que notre oreille a des sons. Per­cep­tion natu­rel­le­ment struc­tu­rée avec des inter­valles de quarte et de quinte, les­quels se situent à l’intérieur du sys­tème tonal et qui sont déjà expres­sifs et véhi­cules de com­mu­ni­ca­tion ((. Cf. E. Anser­met, Les Fon­de­ments de la musique dans la conscience humaine, Neu­châ­tel, 1961 ; M.C. Cala­brò, Rela­zione. Un contri­bu­to ori­gi­nale ed attuale per la com­po­si­zione del­la musi­ca : E. Anser­met, I fon­da­men­ti del­la musi­ca nel­la cos­cien­za uma­na, Acca­de­mia Urba­na delle Arti, Rome, 23 mars 2011, dis­po­nible sur http://www.zenit.org/article-26035?l=italian.)) .
« Ce n’est donc pas pour des motifs esthé­tiques, ni par obs­ti­na­tion conser­va­trice, ni par immo­bi­lisme his­to­rique, mais bien pour sa sub­stance même que la musique de ce type doit être exclue de l’Eglise ». Par­cou­rir les rai­sons et regar­der les racines n’est pas louer un temps révo­lu, mais s’insérer dans un sillon pro­fond et dans une his­toire vivante (Tra­di­tion) qui par sa conti­nui­té et sa véri­té a constam­ment oeu­vré dans le temps et que le Chris­tia­nisme, en tant qu’agent fécond « dans » la culture et « de » culture, a ren­due et rend uni­ver­sel­le­ment trans­mis­sible, notam­ment à tra­vers le lan­gage musi­cal pour lequel il est néces­saire aujourd’hui d’opérer un choix.

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