Musique sacrée et culture dominante
Dans les célébrations, on a souvent le souci (quand elles ne se déroulent pas dans les cathédrales ou quand ce ne sont pas des célébrations solennelles) de faire participer les fidèles au moyen de chants qui la plupart du temps ne peuvent pas être chantés par tous, des chants dont les mélodies sont apparemment faciles à retenir, mais dont les rythmes et les sauts mélodiques sont peu praticables par toute l’assemblée, des chants qui ont leur propre style, variant du pop au rock, voire au métal. Ce faisant on vit le chant non pas comme un « fait établi » sacré auquel se rattacher, mais comme un exercice à pratiquer pour participer à l’événement, un peu comme ce qui se passe dans les concerts. Il arrive aussi que l’on propose dans la même liturgie des chants de genres différents, allant du grégorien à des styles dont le but est d’impliquer sentimentalement les fidèles, dans une atmosphère syncrétiste de type new age et aussi à travers les rythmes et les mélodies des chants pop et rock – autant dire qu’il ne s’agit plus alors de chant liturgique, mais d’une succession de chants qui jouent avec les sentiments, sans dimension de prière et sans faire entrer dans le sacré.
C’est là que le bât blesse : ce que l’on appelle « bon sentiment », c’est-à-dire le désir, bon en soi, que tous puissent participer et s’exprimer, conduit en fait à une participation selon la volonté de chacun – le sacré n’est plus considéré pour ce qu’il est, mais se trouve réduit à ce que l’on a dans l’esprit et dans le coeur ; on ne reconnaît son action ni dans la liturgie, ni dans le chant, ni donc dans la vie de chacun. Ce qui pourrait changer cette situation, ce serait une éducation à la reconnaissance du sacré : la liturgie nous aide à en faire l’expérience et à le respecter, à le laisser entrer et oeuvrer dans notre vie. C’est un changement de mentalité, c’est une conversion. On assiste aussi à une prolifération de chants, composés dans le cadre des mouvements ecclésiaux ou créés par des compositeurs, qui expriment la joyeuse participation de nombreux jeunes et sont fondamentaux dans de nombreux contextes (Journées mondiales de la jeunesse, retraites, journées de formation). Ils doivent être considérés comme un humus de base, à partir duquel peut naître un chant liturgique : ce processus s’est vérifié dans la Tradition de l’Eglise. On ne peut néanmoins envisager aucun transfert automatique de ces chants, issus de contextes tellement différents, vers la liturgie. L’Eglise avait émis des réserves par rapport à la musique cultuelle préexistante dans les traditions des peuples, dans la mesure où celle-ci cherchait à provoquer à travers son rythme et son melos l’extase des sens et sauver l’homme à travers cette extase sans que les sens soient accueillis dans l’Esprit par une glorification de Dieu à travers la création ; de la même manière aujourd’hui on a jugé et l’on juge certaines formes, imprégnées du monde philosophique moderne, qui n’accueillent pas le sacré pour le restituer sous forme de louange, mais qui de façon subjectiviste et utilitariste sont proposées comme utilisables et exploitables par une assemblée.
S’il est vrai que la liturgie et donc la musique sacrée est « catholique », c’est-à-dire destinée à tous sans distinction de lieu, de provenance et de formation et donc qu’elle est simple, comme le dit Joseph Ratzinger, « une chose simple n’est pas nécessairement une chose bon marché. Il existe la simplicité du banal, et la simplicité qui est expression de maturité. » ((. Ibid., p. 599.)) Alors la musique liturgique, l’expression de la foi par la musique, découle « de l’exigence et de la dynamique » de l’incarnation du Verbe, elle en est une conséquence, dans laquelle les structures musicales redessinent quelques circuits comportementaux et émotifs élémentaires (et donc accessibles à tous) qui marquent les parcours de la mémoire et de l’activité de l’esprit humain. C’est la matérialisation des forces pré-rationnelles et hyper-rationnelles, le son caché dans le créé, c’est faire émerger le chant qui « repose au fond des choses ».
Ceci dit, la musique sacrée ainsi décrite peut-elle être véhiculée par les formes du rock et du pop ? Dans le contexte culturel de déconstruction d’aujourd’hui, dans lequel le rock a signifié pour une génération entière l’équivalent musical de la destruction conceptuelle du principe d’autorité et des certitudes véhiculées par la tradition, il est difficile de penser à cette forme comme véhicule du sacré. Le rock et le pop se sont anthropologiquement rapportés à des modèles de musique cultuelle préchrétienne, à un modèle dionysiaque que Platon avait déjà analysé pour son rapport musique-religion-éducation dans son état idéal (La République, III) ((. Cf. A. Rivaud, « Platon et la musique », in Revue d’histoire de la philosophie 3, (1929) pp. 1–30.)) .
Une musique qui favorise l’extase, la sortie du moi personnel pour se reverser dans l’universel, et qui favorise donc un panthéisme latent et une sortie du quotidien (et donc qui ne rencontre pas la possibilité du Verbe incarné dans l’histoire, parce qu’elle devient étrangère à la réalité historique) ne « libère » pas le moi, mais l’illusionne dans un concept « opposé au concept de rédemption chrétienne » ((. J. Ratzinger, Teologia della Liturgia, op. cit., p. 621 ; cf. ibid, note 23, sur le rock et sur le pop.)) .
L’étude musicale, anthropologique et sociologique de ces musiques porte à affirmer que leurs formes, choisies expressément pour des contenus déconstructifs et évasifs, ne peuvent pas accueillir et exprimer le Verbe qui s’est incarné dans l’histoire de l’homme, qui accompagne l’homme dans son histoire concrète, héroïque ou banale, mais quotidienne et circonscrite dans un temps et un lieu. De la même manière les formes expérimentales de musique sacrée qui s’ouvrent à la composition avec des structures atonales risquent d’être régressives parce qu’elles sont lointaines de la perception que notre oreille a des sons. Perception naturellement structurée avec des intervalles de quarte et de quinte, lesquels se situent à l’intérieur du système tonal et qui sont déjà expressifs et véhicules de communication ((. Cf. E. Ansermet, Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, Neuchâtel, 1961 ; M.C. Calabrò, Relazione. Un contributo originale ed attuale per la composizione della musica : E. Ansermet, I fondamenti della musica nella coscienza umana, Accademia Urbana delle Arti, Rome, 23 mars 2011, disponible sur http://www.zenit.org/article-26035?l=italian.)) .
« Ce n’est donc pas pour des motifs esthétiques, ni par obstination conservatrice, ni par immobilisme historique, mais bien pour sa substance même que la musique de ce type doit être exclue de l’Eglise ». Parcourir les raisons et regarder les racines n’est pas louer un temps révolu, mais s’insérer dans un sillon profond et dans une histoire vivante (Tradition) qui par sa continuité et sa vérité a constamment oeuvré dans le temps et que le Christianisme, en tant qu’agent fécond « dans » la culture et « de » culture, a rendue et rend universellement transmissible, notamment à travers le langage musical pour lequel il est nécessaire aujourd’hui d’opérer un choix.