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Richard Millet : Fatigue du sens

Richard Millet, dans un court essai, trace avec force les lignes domi­nantes d’un cata­clysme cos­mique : un monde qui dis­pa­raît dans un autre qui le dévore et l’anéantit. La socié­té contem­po­raine, toute en col­li­sions, se carac­té­rise par la fatigue du sens, à la fois concept et atti­tude dans laquelle il voit le tis­su intime de l’époque. Cette der­nière, à le lire, toute d’illusion, d’hypocrisie, d’instrumentalisation, trouve toute sa cohé­rence dans de grands pon­cifs idéo­lo­giques tels que « la spé­cia­li­sa­tion à outrance, la seg­men­ta­tion infi­nie, l’expertise, à l’ère du faux géné­ra­li­sé [qui] opèrent comme des brouilleurs de signi­fi­ca­tion : la com­plexi­té comme élé­ment de la fatigue du sens ». Voi­ci un temps où de faux enne­mis, pro­tes­tan­tisme et isla­misme, se dis­putent une hégé­mo­nie dont la résul­tante semble devoir être, à l’exclusion de toute autre voie, une dis­ney­lan­di­sa­tion géné­ra­li­sée, tant le second ne paraît être qu’une « variante spec­ta­cu­laire du capi­ta­lisme pro­tes­tant ». Un monde où les moyens de mani­pu­la­tion sociale au ser­vice du règne qui émerge éclatent ou absorbent tour à tour. Effet d’éclatement du com­mu­nau­ta­risme, qui est « […] le plus fra­gile et le plus hypo­crite trai­té de paix au sein d’une guerre civile en cours ». Effet d’unification, par dis­so­lu­tion, de l’anglais inter­na­tio­nal, « une sous-langue pro­gram­ma­tique : l’accomplissement du nihi­lisme », ou encore un para­doxe uni­ver­sel, « une langue d’esclaves dont les maîtres tolèrent que le lan­gage se confonde avec le leur ».
Ces apho­rismes et réflexions, tein­tés pour le moins de tris­tesse, par­fois de rage, sou­vent d’un recul écoeu­ré, témoignent des gouffres innom­brables qui, dans notre temps, s’ouvrent, s’élargissent et séparent, où la socié­té se mue en dis­so­cié­té sous l’effet d’une impré­gna­tion idéo­lo­gique qui révèle, elle, la grande fatigue de l’humanité… ou de ce que l’auteur per­çoit comme tel. N’est-ce pas après tout à la fois le symp­tôme, le drame et le piège des déca­dences que de se parer des atours de l’inéluctable et de l’irréversible ? L’écrivain tombe par­fois dans les faci­li­tés de la soli­tude sublime : l’autocentré dou­lou­reux ou l’exagéré du style. Il n’en reste pas moins que de nom­breuses comètes lan­ga­gières portent leurs lumières, la plus belle se réser­vant pour la fin. Le sin­gu­lier se fait étran­ge­ment plu­riel, les dehors criards, les visions hyp­no­ti­santes s’effacent et lèvent le voile sur une dis­crète espé­rance dans un invi­sible intime, coeur, âme et intel­li­gence de l’homme (de ce qu’il en reste ?) : « Nous ne serons pas, nous autres, des êtres post­his­to­riques. Nous ne serons rien, pre­nant le nihi­lisme au mot, afin d’être nous-mêmes ».