Revue de réflexion politique et religieuse.

L’u­to­pie de la com­mu­ni­ca­tion

Article publié le 13 Avr 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Du rela­ti­visme à l’utilitarisme domi­na­teur, il n’y a alors qu’un pas…
Pour en reve­nir à Wie­ner, l’homme qu’il ima­gine est un être entiè­re­ment ration­nel. Les deux valeurs de l’utopie wie­né­rienne sont d’ailleurs la trans­pa­rence, au sens où l’homme inté­rieur doit dis­pa­raître, et la ratio­na­li­té. Tout com­por­te­ment est ici cal­cu­lable, contrô­lable et maî­tri­sable. L’idéal de l’homme moderne, c’est de pou­voir sou­mettre l’ensemble de ses actes à la ratio­na­li­sa­tion pour les appré­hen­der et en éva­luer l’impact. On trouve ici le fan­tasme bien connu de la maî­trise sur toutes choses. L’homme wie­né­rien ne s’évalue pas par sa qua­li­té bio­lo­gique, mais par la com­plexi­té et la sophis­ti­ca­tion de son mode de com­mu­ni­ca­tion. Wie­ner fait donc de l’homme l’équivalent d’une machine. De là à rem­pla­cer l’homme par la machine ou au contraire à en faire un robot, il n’y a qu’un pas. On est en plein délire. Pour les machines, il n’y a aucun risque : on n’a en effet jamais encore réus­si à construire une machine intel­li­gente et ce n’est pas demain qu’on y arri­ve­ra. Cepen­dant pour l’homme cela est plus grave. Cer­tains hommes se per­çoivent d’ailleurs déjà comme des machines. Il y a toute une série de méta­phores qui sont uti­li­sées dans le lan­gage cou­rant et qui reflètent la péné­tra­tion incons­ciente de ces concep­tions. On en arrive à per­ce­voir sa mémoire comme un stock d’informations et à assi­mi­ler le fonc­tion­ne­ment du cer­veau à un pro­ces­sus de trai­te­ment de l’information.

Vu d’un cer­tain angle, l’homo com­mu­ni­cans peut donc être envi­sa­gé comme le pro­to­type du mani­pu­la­teur. Cepen­dant cet homme n’existe que par son image. Son iden­ti­té, il la construit autour de signes exté­rieurs. Cette dépen­dance vis-à-vis de l’image n’est-elle pas au contraire un élé­ment qui fra­gi­lise l’homme et le rend sujet à mani­pu­la­tion ?
Cet homme est en effet très tenu socia­le­ment dans la mesure où c’est son image qui le défi­nit. Il n’a rien à voir avec l’homme de Nietzsche qui se moque de l’autre et qui affirme la pri­mau­té de son action. Au contraire, l’homo com­mu­ni­cans est atten­tif à la per­cep­tion d’autrui : sa propre image lui importe dans la mesure où elle est vue par l’autre. L’homme de Nietzsche — dont on sait qu’il a ins­pi­ré le pire — et l’homme de Wie­ner sont donc les deux écueils entre les­quels nous navi­guons aujourd’hui. L’homme réduit à son image, celui qui refuse d’être à l’écoute à la fois de son inté­rio­ri­té et de la loi évo­lue ain­si dans un no man’s land social pro­pice à toutes les mani­pu­la­tions. Son image va se nour­rir des arché­types sociaux que la publi­ci­té, notam­ment, va lui pro­po­ser. Celle-ci, loin en effet de n’offrir que de l’information sur les pro­duits, char­rie avec elle des valeurs, des modèles de com­por­te­ments qui consti­tuent autant de bous­soles pour l’homme moderne. L’homme « diri­gé de l’extérieur » est ain­si la proie fra­gile de toutes les mani­pu­la­tions.

Quel rôle jouent les médias dans le sys­tème com­mu­ni­ca­tion­nel ?
Les médias ont ici une fonc­tion toute par­ti­cu­lière. Si l’on revient aux ori­gines, c’est en réac­tion à la bar­ba­rie nazie, qui n’a pu se déve­lop­per que dans la mesure où elle demeu­rait secrète, que l’utopie de la com­mu­ni­ca­tion a vou­lu ban­nir à jamais le secret et sacra­li­ser la trans­pa­rence : « Effa­çons le secret », telle pour­rait être sa devise. Les médias se voient alors inves­tis d’une légi­ti­mi­té abso­lue. Le jour­na­liste qui force la porte dans le cadre d’une enquête ne se pose pas la moindre ques­tion sur son acte : il agit avec le sen­ti­ment d’une véri­table mis­sion. Il ne se rend pas compte que cette mis­sion va l’emporter pour­tant vers quelque chose de tota­li­taire : Big Bro­ther n’est en effet pas très loin. Quelqu’un qui pas­se­rait bru­ta­le­ment de la fin du XIXe siècle à l’époque actuelle per­ce­vrait notre espace public comme ayant pris une place abso­lu­ment incroyable. Jamais nous n’avons été autant infor­més qu’aujourd’hui mais je ne crois pas que cela ait aug­men­té le degré de culture. Para­doxa­le­ment, je ten­drais même à craindre une aug­men­ta­tion de l’ignorance dans la mesure où on lie infor­ma­tion et savoir alors que celui-ci ne se forge que sur la base du ques­tion­ne­ment. De toute façon, notre monde ne se pose pas de ques­tions. Quant à l’univers des médias, il consti­tue un monde posi­tif, un monde plein. L’imagetémoignage ne porte pas au ques­tion­ne­ment, elle n’est qu’affirmation. Si les médias jouent aujourd’hui un rôle aus­si impor­tant dans la vie quo­ti­dienne, c’est parce qu’on leur laisse le champ libre. La déstruc­tu­ra­tion des com­mu­nau­tés tra­di­tion­nelles (familles, quar­tiers, syn­di­cats, églises) a été en quelque sorte le ter­reau sur lequel se sont déve­lop­pés les médias. Un ado­les­cent fait aujourd’hui plus confiance aux médias qu’à la famille dans les modèles de com­por­te­ment que l’un ou l’autre peuvent pro­po­ser. Voyez le suc­cès que peuvent avoir les séries amé­ri­caines par­mi la jeu­nesse. La télé­vi­sion est plus proche que la famille et cela d’autant plus que celle-ci est ato­mi­sée. Par ailleurs les modèles pré­sen­tés dans ce genre de séries sont volon­tai­re­ment sim­pli­fiés. Un feuille­ton comme Dynas­ty est tout à fait signi­fi­ca­tif. C’est jus­te­ment parce que les modèles sont cari­ca­tu­rés et que le déco­dage est facile que ceux-ci exercent une influence. A ce stade, on peut se deman­der pour­quoi les gens regardent autant la télé­vi­sion. Pour ma part, je ne crois pas que ce soit lié à la force de celle-ci, ni à la convic­tion qu’elle per­met d’apprendre. Je crois que la télé­vi­sion ne fait qu’occuper un grand vide : vide de pré­sence, vide de lien social et vide de valeur. Si la télé­vi­sion se nour­rit de la soli­tude moderne, para­doxa­le­ment elle l’alimente éga­le­ment. Tout le monde s’accorde pour qua­li­fier notre socié­té d’ultra-individualiste, mais dans le même temps on oublie de dire que l’on n’a jamais eu autant de com­por­te­ments col­lec­tifs. Les deux élé­ments sont valides en même temps. La soli­tude n’est d’ailleurs jamais aus­si grande que dans les masses ano­nymes. Si les hommes sont seuls en pri­vé, cela ne les empêche pas d’avoir un com­por­te­ment public très lar­ge­ment stan­dar­di­sé et mas­si­fié. Les socio­logues l’ont bien mon­tré.

Face à ce désar­roi, les réponses sont diverses, la mon­tée en puis­sance d’une nou­velle forme de socia­bi­li­té sur le mode de l’appartenance molle ne consti­tuant qu’une facette du phé­no­mène. Celui-ci n’est-il pas, en défi­ni­tive, une vaste mys­ti­fi­ca­tion, et ne croyez-vous pas que quelque jour heu­reux, on l’enverra pro­me­ner avec plus ou moins de fra­cas ?
L’utopie de la com­mu­ni­ca­tion doit son suc­cès sans doute autant au vide dans lequel elle se déploie qu’à sa propre consis­tance interne. Notre époque n’est peut-être pas la seule à avoir connu un tel pas­sage à vide. Aus­si doit-on se gar­der de tout catas­tro­phisme. La vigi­lance est tou­te­fois de mise dans ce domaine : à lais­ser trop d’espace à cette uto­pie, quelles que soient les bonnes inten­tions dont elle se pré­vale ini­tia­le­ment, on laisse se déve­lop­per une idéo­lo­gie aux traits sou­vent tota­li­taires. Tout n’est pas « com­mu­ni­ca­tion », tout n’est pas mise à plat ration­nelle de don­nées exté­rieures. Il relève de la res­pon­sa­bi­li­té de cha­cun de rap­pe­ler — et d’incarner en lui — ces anti­dotes essen­tiels à l’utopie tech­nique du tout com­mu­ni­ca­tion que sont la pré­sence et le silence.

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