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La théo­lo­gie en mode mineur

[note : cet article a été publié dans le numé­ro 99 de catho­li­ca]

Jésuite, pro­fes­seur de théo­lo­gie fon­da­men­tale et de théo­lo­gie dog­ma­tique au Centre Sèvres de Paris, le P. Theo­bald est cer­tai­ne­ment l’une des réfé­rences théo­lo­giques du moment. Il a, par exemple, pro­non­cé une des deux confé­rences magis­trales au ras­sem­ble­ment natio­nal Eccle­sia 2007 des caté­chistes à Lourdes au cours du mois d’octobre de l’année der­nière. C’est peu dire s’il occupe le pre­mier rang par­mi les théo­lo­giens écou­tés et consul­tés par nos pas­teurs. Or le P. Théo­bald vient de publier un impo­sant ouvrage qui, à plu­sieurs titres, peut être consi­dé­ré comme une recherche fon­da­men­tale. Le titre — Le Chris­tia­nisme comme style — est à lui-même tout un pro­gramme et le pro­jet annon­cé, mal­gré son ambi­tion, est réa­li­sé par ce mil­lier de pages denses ((. Chris­toph Theo­bald, Le Chris­tia­nisme comme style. Une manière de faire de la théo­lo­gie en post­mo­der­ni­té, « Cogi­ta­tio fidei 260 et 261 », Cerf, 2007, 1110 pages, 45 et 50 €.)) . De fait, nous nous trou­vons devant un expo­sé com­plet d’une cer­taine manière de faire de la théo­lo­gie dans un monde post­mo­derne, c’est-à-dire sécu­la­ri­sé et mar­qué par le rela­ti­visme ((. Le livre a été pré­sen­té par Laurent Vil­le­min dans La Croix. Le recen­seur parle d’une œuvre magis­trale et conclut ain­si : « Si le voca­bu­laire n’était pas si loin du style musi­cal baroque qu’affectionne l’auteur, on se ris­que­rait à dire que se laisse entendre dans ces pages une belle rhap­so­die de l’existence et du bon­heur chré­tien ».)) . Mais au lieu de s’interroger sur la manière de faire entendre, envers et contre tout, à temps et à contre­temps, pour reprendre l’expression de saint Paul, l’Evangile du Salut, l’auteur relit et réin­ter­prète le mes­sage du salut, la doc­trine de la foi, et plus géné­ra­le­ment l’histoire de l’Eglise, dans les limites étroites de ce qu’il per­çoit de la post­mo­der­ni­té. S’il faut saluer le remar­quable effort intel­lec­tuel, l’impressionnante éru­di­tion phi­lo­so­phique et théo­lo­gique et les qua­li­tés péda­go­giques de l’ouvrage (l’auteur a tou­jours le sou­ci de syn­thé­ti­ser, d’annoncer les pro­chains déve­lop­pe­ments, de ren­voyer à un pas­sage anté­rieur de son ouvrage), il n’en reste pas moins qu’il pose de redou­tables pro­blèmes et pré­sente d’indéniables dan­gers. Nous sui­vrons l’exposé en pré­sen­tant et en dis­cu­tant à chaque fois quelques points saillants.

Ouver­ture

L’ouverture et les trois pre­mières par­ties de l’ouvrage consti­tuent comme une intro­duc­tion géné­rale, un trai­té de théo­lo­gie fon­da­men­tale, un expo­sé sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té d’un dis­cours théo­lo­gique aujourd’hui. La qua­trième et der­nière par­tie passe en revue les grands mys­tères de la foi, inter­pré­tés, pré­sen­tés et rééva­lués à la lumière de ce qui a été posé pré­cé­dem­ment.
Mais il faut d’abord défi­nir ce que l’auteur entend par « style ». Il ne s’agit de rien d’autre que d’une manière d’habiter le monde. Autre­ment dit, il y a une manière spé­ci­fi­que­ment chré­tienne de se situer par rap­port à soi-même, aux autres et à Dieu. La théo­lo­gie se doit donc de rendre compte de façon intel­li­gible de l’« être au monde » chré­tien. Pour cela, il faut regar­der Jésus-Christ. C. Theo­bald revien­dra à de mul­tiples reprises au conte­nu des Evan­giles, appré­hen­dés non d’abord comme la matrice de concepts théo­lo­giques voire de dogmes, mais comme des récits qu’il faut accueillir et inter­pré­ter comme tels. Or ce qui frappe chez le pré­di­ca­teur gali­léen, c’est sa capa­ci­té à offrir à tous un type d’hospitalité abso­lu­ment unique (cf. p. 61 ((. La pagi­na­tion est conti­nue sur les deux volumes. Nous nous conten­tons donc de men­tion­ner la page mais pas le tome.)) ), ouvrant à cha­cun un espace inat­ten­du et gra­tuit, le ren­voyant à sa propre liber­té et lui per­met­tant de poser un acte de « foi » (c’est l’auteur lui-même qui met l’expression entre guille­mets) en la vie, res­tant lui-même « jusqu’au bout dans une pos­ture d’apprentissage et de des­sai­sis­se­ment de soi » (p. 74). Voi­là pour­quoi la pre­mière com­mu­nau­té chré­tienne se montre à la fois fidèle au Maître et créa­trice. Cette ouver­ture mani­feste ce que l’auteur appelle « la déme­sure mes­sia­nique » que l’on trouve syn­thé­ti­sée dans la Règle d’or (« ce que vous vou­driez que l’on fît pour vous, faites-le pour les autres ») et qui consti­tue comme le canon dans le canon, clef d’interprétation de l’ensemble des écrits néo-tes­ta­men­taires.
Mais le théo­lo­gien, pour rendre compte de la foi, se doit de tenir compte du contexte. L’Eglise se trouve face au monde moderne, façon­né d’abord par la ratio­na­li­té propre des Lumières qui a main­te­nu la néces­si­té d’un garant divin de l’ordre social et cos­mique, puis par le refus de toute trans­cen­dance pro­fes­sée par le posi­ti­visme du XIXe siècle, enfin par la post­mo­der­ni­té qui « tout en étant de plus en plus déchi­rée entre idéo­lo­gies oppo­sées, com­mence à déve­lop­per une conscience cri­tique de la moder­ni­té par rap­port à ses propres pré­sup­po­sés » (p. 141). C’est ici que le P. Theo­bald pré­sente rapi­de­ment la réplique de l’Eglise dans sa phase anti­mo­der­niste. L’institution n’a pu accep­ter que l’histoire comme science rui­nât ses titres de légi­ti­mi­té. Elle répli­qua par le Concile Vati­can I qui affirme la péren­ni­té des énon­cés dog­ma­tiques et l’impossibilité d’une contra­dic­tion entre les véri­tés natu­relles et les véri­tés révé­lées, blo­quant du même coup l’entrée de l’Eglise dans le para­digme her­mé­neu­tique (cf. p. 189). L’éclatement contem­po­rain entre les dif­fé­rents types de ratio­na­li­té oblige donc la foi à être repen­sée dans ce nou­veau contexte. C’est ce qu’a ten­té de faire Vati­can II, concile pas­to­ral, qui a tenu compte pour éla­bo­rer sa doc­trine, de ceux à qui celle-ci s’adressait.
En par­tant de ces prin­cipes, il est pos­sible à l’auteur de décrire la situa­tion contem­po­raine de la foi et de ten­ter de l’analyser.

Diag­nos­tic théo­lo­gique du moment pré­sent

En cette pre­mière par­tie de l’ouvrage l’auteur dresse un état des lieux du monde moderne. Mais en quoi consiste la crise moder­niste ? Il ne s’agit de rien d’autre que de la décou­verte par l’Eglise qu’il existe d’autres manières de se situer dans le monde moderne. S’appuyant sur la recherche de Loi­sy, le P. Theo­bald note que les énon­cés de la foi sont deve­nus incom­pré­hen­sibles dans le contexte des nou­velles ratio­na­li­tés. Il faut donc inter­pré­ter à nou­veaux frais l’héritage chré­tien pour déter­mi­ner une nou­velle manière chré­tienne d’être au monde.
L’auteur cherche à mon­trer com­ment, dans la crise moder­niste, l’œuvre phi­lo­so­phique de Mau­rice Blon­del (1869–1949) a ten­té de rendre compte phi­lo­so­phi­que­ment de la pré­sence, dans la struc­ture des actes humains, de « l’attente cor­diale du mes­sie incon­nu et du média­teur igno­ré » (p. 256, sou­li­gné par l’auteur). Mais à vrai dire, sans reve­nir sur l’interminable que­relle autour du Sur­na­tu­rel et de l’immanence, on ne sai­sit pas très bien en quoi la pen­sée blon­dé­lienne repré­sente une étape déci­sive dans la confron­ta­tion de l’Eglise avec le monde moderne. Lorsque l’auteur cherche à syn­thé­ti­ser l’apport de Blon­del, il devient incom­pré­hen­sible : « Au point de départ : la « loi de l’échange » (loi d’apprentissage his­to­rique) qui indique l’obstacle ou le mys­tère de la dif­fé­rence ; celui-ci déclenche l’«argument de rai­son » qui fait de l’action (de la fac­ti­ci­té néces­saire) le fon­de­ment inébran­lable de la connais­sance de la « per­fec­tion divine » et qui fait inver­se­ment de cette idée d’un dieu par­fait le prin­cipe théer­gique de l’achèvement de l’action ; immense cercle de la rai­son sys­té­ma­tique et trans­pa­rente qui trans­forme le pro­blème du « point de départ » en ques­tion tou­jours posée déjà trop tard. Et pour­tant ce cercle du « prin­cipe de rai­son » reste « tra­ver­sé » par la dif­fé­rence onto­lo­gique : certes, l’obstacle qui s’oppose à la rai­son est intro­duit jusque dans le cercle de l’adéquation par­faite en Dieu, mais il ouvre simul­ta­né­ment la dif­fé­rence entre le prin­cipe par­fait et l’infini mou­ve­ment de la per­fec­tion humaine ; le « prin­cipe cir­cu­laire de rai­son » (ratio suf­fi­ciens) devient ici « prin­cipe hié­rar­chique de fon­de­ment » (fun­da­men­tum), lais­sant le der­nier mot à l’histoire et à la mys­té­rieuse « loi de l’échange ». C’est en allant jusqu’au bout de la dif­fé­rence des ordres que se montrent leur uni­té et leur conti­nui­té » (p. 268) ((. Cet exemple carac­té­ris­tique du mode de concep­tua­li­sa­tion et de pré­sen­ta­tion est loin d’être iso­lé et nous aurions pu mul­ti­plier les cita­tions.)) .
L’essentiel semble pour le P. Theo­bald de mon­trer à quel point la moder­ni­té est un fait incon­tour­nable qui condi­tionne non seule­ment la mis­sion de l’Eglise (cela semble dif­fi­ci­le­ment contes­table) mais aus­si le conte­nu même de ce qui est annon­cé. Dès lors une chris­to­lo­gie d’« en haut » ou des­cen­dante qui part du des­sein divin du salut pour arri­ver à l’incarnation du Verbe éter­nel (qui est pour­tant bien pré­sente dans le Nou­veau Tes­ta­ment) est impos­sible car elle s’avère inca­pable « de prendre au sérieux jusqu’au bout l’enracinement his­to­rique de Jésus de Naza­reth ».
Chris­toph Theo­bald achève cette par­tie en nous pro­po­sant une thé­ma­ti­sa­tion théo­lo­gique de la Moder­ni­té com­prise comme un uni­vers intel­lec­tuel et cultu­rel ne cher­chant qu’en lui-même sa propre norme. La reli­gion se voit assi­gner dans ce contexte de nou­velles et diverses fonc­tions : « Consti­tu­tion de l’identité, gui­dance de l’action, ges­tion de la contin­gence, inté­gra­tion sociale, prise de dis­tance par rap­port au monde et cos­mi­sa­tion du monde » (p. 333) ((. Cf. note 4 !)) . Il faut donc que la théo­lo­gie adopte un nou­veau mode de pro­cé­der.

Une manière de pro­cé­der

Le P. Theo­bald accorde une place très impor­tante à la théo­lo­gie spi­ri­tuelle, avec, on le com­pren­dra, une atten­tion toute par­ti­cu­lière pour les Exer­cices de saint Ignace de Loyo­la. Que le théo­lo­gien ait à s’intéresser à l’expérience mys­tique, c’est une évi­dence. De même la rup­ture entre théo­lo­gie spé­cu­la­tive et théo­lo­gie spi­ri­tuelle est cer­tai­ne­ment un des grands drames de l’histoire de la pen­sée occi­den­tale chré­tienne. Mais ici la mys­tique est comme ins­tru­men­ta­li­sée contre l’« objec­ti­vi­té alié­nante » (p. 394) que peut revê­tir la dog­ma­tique. Ain­si l’Eglise ne doit plus invo­quer sa propre exis­tence comme preuve de la cré­di­bi­li­té du chris­tia­nisme (Consti­tu­tion Dei Filius de Vati­can I) mais plu­tôt la capa­ci­té qu’elle a aujourd’hui de cri­ti­quer ses propres ten­ta­tives de repli sur soi (cf. p. 409). Com­ment effec­ti­ve­ment ne pas se lais­ser éblouir par le spec­tacle d’une Eglise se repen­tant d’être ce qu’elle est et deman­dant par­don à tous pour le carac­tère sur­na­tu­rel de sa mis­sion !
La dif­fi­cul­té est que le Concile Vati­can II a cher­ché à expri­mer ces véri­tés nou­velles en uti­li­sant un genre lit­té­raire (celui du magis­tère) dépas­sé et même dan­ge­reux (car il contri­bue à ren­for­cer les struc­tures doc­tri­nales). Mais s’appuyant sur ce qu’il appelle « un retour sans pré­cé­dent de l’Evangile » en notre temps, l’auteur invite à pas­ser tout l’héritage théo­lo­gique de l’Eglise au crible de la nar­ra­to­lo­gie, c’est-à-dire à la consi­dé­ra­tion du texte évan­gé­lique tel qu’il se pré­sente comme récit de salut. Au lieu d’admettre et d’interpréter une plu­ra­li­té de genres lit­té­raires quant à la trans­mis­sion de la Révé­la­tion chré­tienne, on cherche en fait à tout réduire à un seul style, consi­dé­ré comme le plus accep­table par nos contem­po­rains. Le théo­lo­gien se doit donc de pla­cer au centre de sa réflexion l’Ecriture sainte.

Lire les Ecri­tures en théo­lo­gien

C’est ici le der­nier volet de la par­tie pro­pre­ment fon­da­men­tale de l’ouvrage. Nous sommes entrés dans l’âge her­mé­neu­tique. Mais la post­mo­der­ni­té a vu naître l’apparition d’« her­mé­neu­tiques régio­nales », consé­quence de la pré­sence d’une plu­ra­li­té de pers­pec­tives. C’est en consi­dé­rant ce point d’aboutissement que l’auteur reprend l’histoire de l’exégèse catho­lique. Celle-ci a renon­cé à « la démons­tra­tion d’Esprit et de puis­sance » dont parle saint Paul (1 Co 2, 4) et sur lequel revient long­temps Ori­gène, qui en fait une réa­li­té essen­tielle de son exé­gèse. Mais pour Chr. Theo­bald, il s’agit d’éviter que le corps ecclé­sial jus­ti­fiât son exis­tence à par­tir de l’Ecriture car ce serait aller contre le mes­sage radi­cal d’altérité trans­mis par cette même Ecri­ture : « La théo­lo­gie est véri­ta­ble­ment biblique dans la mesure où elle ne cesse de se recons­ti­tuer en dehors des fron­tières cultu­relles de la Bible » (p. 533, ita­liques dans le texte).
Le rapide par­cours que donne l’auteur lui per­met de mon­trer com­ment la méthode his­to­rique a exclu défi­ni­ti­ve­ment le prin­cipe dog­ma­tique en exé­gèse, d’où le chan­ge­ment para­dig­ma­tique et ses consé­quences en théo­lo­gie. La consti­tu­tion du canon des Ecri­tures saintes (liste des livres recon­nus par l’Eglise comme ins­pi­rés et donc nor­ma­tifs pour la foi) est expli­quée de façon pure­ment imma­nente. Du coup, la concep­tion de l’inspiration est d’une grande pau­vre­té : « Ce n’est pas le livre en lui-même qui est ins­pi­ré, mais la rela­tion de récep­tion que nous pou­vons enga­ger avec lui ; il est ins­pi­ré dans la mesure où il ne cesse de nous ins­pi­rer » (p. 643).
Toutes ces pages, on l’aura repé­ré aux quelques indices que nous avons cités, sont tra­ver­sées par un sen­ti­ment de grande défiance à l’égard de l’Eglise ins­ti­tu­tion­nelle, c’est-à-dire de l’Eglise qui enseigne et qui gou­verne. Celle-ci semble une réa­li­té dan­ge­reuse, indis­pen­sable cepen­dant, mais dont il fau­drait abso­lu­ment cher­cher à limi­ter l’influence, voire la pré­sence. On recon­naî­tra sans peine, avec les trans­po­si­tions d’usage, les grands thèmes de la phi­lo­so­phie libé­rale dans sa lutte contre l’Etat ou contre toute auto­ri­té régu­la­trice. L’auteur pro­pose une exé­gèse de l’épître aux Hébreux assez sur­pre­nante. Ain­si, la pré­sence mas­sive dans ses pre­miers ver­sets du pro­nom per­son­nel nous ain­si qu’au cha­pitre 12 est comme mena­cée par les relec­tures qu’en a faites la tra­di­tion de l’Eglise. D’où la conclu­sion un rien para­noïaque : « La défi­ni­tion, la posi­tion d’une norme et la légi­ti­ma­tion de la régu­la­tion ecclé­siale de la foi sont des pro­cé­dures de sélec­tion qui risquent de rétré­cir la posi­tion du « nous » de la lettre ou de lui impo­ser, par une vio­lence secrète [c’est nous qui sou­li­gnons], une struc­ture hié­rar­chique » (p. 657). Bien enten­du, il s’agit bien d’une lec­ture nou­velle qui libère la Lettre des habi­tudes de pen­sée « où l’a enfer­mée la théo­lo­gie offi­cielle du deuxième mil­lé­naire latin » (p. 691), alors qu’elle consti­tue en fait la charte d’émancipation des fidèles. On ne sou­li­gne­ra jamais assez ce que les auteurs ins­pi­rés doivent aux théo­lo­giens contem­po­rains. Grâce à eux, le sens de ce qu’ils ont écrit est enfin révé­lé au Peuple de Dieu.
On com­pren­dra dès lors que la réac­tion des papes face au monde moderne soit jugée plu­tôt néga­ti­ve­ment. Les Pon­tifes romains sont accu­sés d’avoir recours à un style apo­ca­lyp­tique pour décrire la situa­tion pré­sente, sous pré­texte que l’homme aurait vou­lu prendre la place de Dieu. Mais, pas une seule fois, le P. Theo­bald ne se demande si ces craintes, for­mu­lées dès la fin du XIXe siècle, ne se sont pas réa­li­sées effec­ti­ve­ment au siècle sui­vant. Il est éton­nant qu’il ne cherche jamais à inter­pré­ter vrai­ment les grandes tra­gé­dies huma­ni­taires et cultu­relles du XXe siècle. De même, l’auteur devrait s’interroger sur le poids réel face à la Bar­ba­rie d’une Eglise réduite à n’inspirer qu’une cer­taine manière d’être au monde. Il fau­drait tout de même oppo­ser quelque chose de plus sub­stan­tiel aux vagues défer­lantes de déshu­ma­ni­sa­tion. Le témoi­gnage des saints et des mar­tyrs, la parole et l’autorité des saints pon­tifes sont à l’évidence d’un autre poids, d’une autre por­tée. Toutes ces consi­dé­ra­tions n’empêcheront pas notre auteur de nous pré­sen­ter à nou­veaux frais la pro­fes­sion de foi chré­tienne.

Le chris­tia­nisme comme style

Après sept cents pages de pro­lé­go­mènes, le P. Theo­bald peut enfin nous expo­ser l’essentiel de son tra­vail, à savoir une refor­mu­la­tion de la foi de Nicée-Constan­ti­nople afin de rendre celle-ci com­pré­hen­sible par notre culture post­mo­derne, mar­quée par la laï­ci­té et le plu­ra­lisme reli­gieux. Dans sa démarche apo­lo­gé­tique (si l’on peut dire), l’auteur va donc tra­duire les grands énon­cés de la foi. Ain­si du mys­tère tri­ni­taire, qui devient une invi­ta­tion pour l’homme à construire son iden­ti­té, comme « unique en rela­tion avec un autre, avec beau­coup d’autres uniques » (p. 720). C’est ce nou­veau type de rela­tions que le Christ a vou­lu inau­gu­rer en venant sur la terre. Il est donc venu nous appor­ter un sup­plé­ment d’être. Dans une pareille pers­pec­tive la caté­go­rie clas­sique du salut et de la rédemp­tion, même com­prise dans son sens plé­nier (non seule­ment par­don des péchés mais aus­si par­ti­ci­pa­tion à la vie même de Dieu par la grâce) dis­pa­raît com­plè­te­ment. Il s’agit donc de pen­ser Dieu en post­mo­der­ni­té, c’est-à-dire confron­té à trois limites : « Le silence de Dieu, l’expérience du mal radi­cal et d’une fra­ter­ni­té non sub­ver­tie, la clô­ture d’un espace qui sem­blait illi­mi­té et la conscience que l’unique monde et l’unicité de cha­cun, peuple et indi­vi­du, nous sont confiés » (p. 714). Parce que la Tri­ni­té est le dogme de la com­mu­ni­ca­tion, ce mys­tère paraît par­ti­cu­liè­re­ment en phase avec le monde moderne, tan­dis que l’Esprit mani­feste le carac­tère indé­ter­mi­nable et non maî­tri­sable du lien social. Puis le P. Theo­bald aborde la ren­contre des trois poly­théismes, la chris­to­lo­gie, l’ecclésiologie, l’expérience de la pré­sence du saint-Esprit, le mes­sia­nisme chré­tien comme manière de vivre le pro­ces­sus de mon­dia­li­sa­tion, la créa­tion, la lutte contre le mal et la sain­te­té chré­tienne comme expé­rience ultime de la soli­tude. Au fond, il ne s’agit de rien d’autre que de la fable du monde moderne racon­tée en termes chré­tiens. La tra­di­tion catho­lique donne ses mots à un mou­ve­ment géné­ral de décom­po­si­tion de la culture et de la civi­li­sa­tion. La nou­veau­té de la grâce, le carac­tère sur­na­tu­rel de la Révé­la­tion, la trans­cen­dance divine qui se mani­feste à tra­vers les gestes et les paroles du Naza­réen, sa pré­sence sal­vi­fique dans l’Eglise, et par là dans le monde et dans le cœur des hommes, la foi théo­lo­gale comme intel­li­gence renou­ve­lée sur toute la réa­li­té, la pré­sence de Dieu qui trans­fi­gure une exis­tence humaine, le fait que l’économie sacra­men­telle nous fasse vrai­ment appar­te­nir au Christ et par­ti­ci­per à ce qu’Il est, tout cela ne semble plus avoir aucune signi­fi­ca­tion puisque la Révé­la­tion chré­tienne n’est que la para­bole du monde mer­veilleux et inquié­tant qui est en train de sur­gir.
Dès lors, on ima­gine sans peine mais avec effroi ce que pour­rait don­ner l’action des chré­tiens, et spé­cia­le­ment des pas­teurs, si elle devait s’inspirer de pareils prin­cipes. On pour­rait sans peine leur appli­quer la sen­tence lucide de Charles Péguy : « C’est aller au-devant de la défaite, c’est vou­loir déli­bé­ré­ment la défaite et la capi­tu­la­tion que de mettre ou de lais­ser aux plus hauts postes de com­man­de­ment, aux plus hautes situa­tions de gou­ver­ne­ment des hommes qui ont dans la moelle même le goût et l’instinct et l’habitude invé­té­rée de la défaite et de la capi­tu­la­tion » ((. L’Argent. Suite, avril 1913.)) .