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Numé­ro 111 : Uti­li­ta­risme et trans­mis­sion

Il n’est guère d’universitaire ou de res­pon­sable d’activité éco­no­mique ou publique qui, confron­té au recru­te­ment de per­sonnes issues des for­ma­tions de l’enseignement supé­rieur, n’avoue son éton­ne­ment devant l’absence très fré­quente, par­fois qua­si totale mal­gré les diplômes acquis, de ce qui est cen­sé être le niveau mini­mal de culture géné­rale per­met­tant d’échanger dans un lan­gage com­mun. Il ne s’agit pas de ver­ser ici dans une vaine déplo­ra­tion, et de se lamen­ter sur la dis­pa­ri­tion d’un monde idéa­li­sé dans lequel le « capi­tal cultu­rel » moyen aurait été répu­té net­te­ment meilleur que l’actuel. A cer­tains égards, il n’est pas faux de dire qu’avec l’université de masse, la quan­ti­té de connais­sances, leur exhaus­ti­vi­té – favo­ri­sée par l’extension du temps de tra­vail – et le res­pect de cer­taines exi­gences tech­no­lo­giques ont aug­men­té. couverture111

Le pro­blème est autre : il porte sur l’assimilation de ce qui est trans­mis ou acquis, et sur­tout sur la capa­ci­té de juger et d’utiliser les connais­sances acquises en vue d’une fin ration­nel­le­ment et mora­le­ment fon­dée. Là le défi­cit est pal­pable, et mas­sif. Si une échelle de l’importance des connais­sances et des valeurs sus­cep­tibles d’être trans­mises a tou­jours exis­té, per­met­tant la struc­tu­ra­tion de toute for­ma­tion intel­lec­tuelle, c’est visi­ble­ment cette échelle qui a pro­fon­dé­ment chan­gé, au point de don­ner l’impression d’avoir été pure­ment et sim­ple­ment inver­sée, les acquis n’étant plus ordon­nés à une fin, ou pour mieux dire, sus­cep­tibles d’être mis au ser­vice de n’importe quelle fin.
Les ins­ti­tu­tions sco­laire et uni­ver­si­taire sont, par défi­ni­tion, des ter­rains d’analyse, plus encore que des vec­teurs, de ces trans­for­ma­tions ; il en va de même, à des degrés divers, d’autres ins­ti­tu­tions qui étaient répu­tées assu­rer une part de la mis­sion de trans­mis­sion, grandes écoles, écoles mili­taires. Toutes ces ins­ti­tu­tions ont été confron­tées à une trans­for­ma­tion pro­fonde de leur fonc­tion, qu’on pour­rait résu­mer en un mot : elles doivent assu­rer non plus la for­ma­tion intel­lec­tuelle et morale de ceux qui leur sont confiés, mais leur adé­qua­tion aus­si pré­cise que pos­sible aux besoins du mar­ché aux­quels ils devront répondre aus­si­tôt après en être sor­tis.
Cette trans­for­ma­tion a tou­ché tout spé­cia­le­ment, d’une façon à ce point simul­ta­née qu’elle semble au pre­mier abord concer­tée, toutes les ins­ti­tu­tions d’enseignement supé­rieur et les uni­ver­si­tés en par­ti­cu­lier, y com­pris non éta­tiques. La situa­tion de ces der­nières, sou­mises à des réformes suc­ces­sives et rap­pro­chées depuis une ving­taine d’années, fait appa­raître une muta­tion très pro­fonde de leur iden­ti­té. A l’exception de ceux qui la rejoignent  par­fois après de nom­breuses années d’activité pro­fes­sion­nelle, leurs étu­diants recherchent avant tout l’acquisition non d’un savoir ou d’une for­ma­tion intel­lec­tuelle, mais un diplôme sus­cep­tible d’être immé­dia­te­ment valo­ri­sé sur le mar­ché du tra­vail. Il s’agit d’une ten­dance mon­diale. L’institution uni­ver­si­taire, de même que les grandes écoles, ont de leur propre chef ou suite aux réformes dont elles ont été l’objet, inté­gré et favo­ri­sé cette trans­for­ma­tion : l’hyper-segmentation des for­ma­tions et la « pro­fes­sion­na­li­sa­tion » qui lui est très liée en témoignent, sans doute envi­sa­geables dans des écoles pro­fes­sion­nelles, mais peu com­pré­hen­sibles dans des struc­tures qui pré­ten­daient jusqu’alors don­ner à ceux qui leur étaient confiés une for­ma­tion intel­lec­tuelle appro­fon­die, un savoir géné­ral sus­cep­tible de débou­cher sur de mul­tiples pos­si­bi­li­tés d’emploi la vie durant. Mais le conte­nu des for­ma­tions a été réor­ga­ni­sé en fonc­tion de l’utilité éco­no­mique la plus immé­diate, vraie ou pré­ten­due. Cette trans­for­ma­tion concep­tuelle affecte non seule­ment l’enseignement supé­rieur uni­ver­si­taire ou des grandes écoles civiles et mili­taires – en France la culture géné­rale tend, par exemple, à dis­pa­raître du pro­gramme des concours admi­nis­tra­tifs –, mais elle com­mence dès l’enseignement sco­laire.
Deux rai­sons sont géné­ra­le­ment invo­quées pour expli­quer cette muta­tion. En pre­mier lieu, l’évolution de l’emploi et l’importance du taux de chô­mage dans les pays déve­lop­pés, qui jus­ti­fie­raient l’inquiétude des étu­diants. Outre qu’elle n’est pas for­cé­ment illé­gi­time, cette angoisse du len­de­main n’a rien de nou­veau : elle était déplo­rée par l’enquête sur Les jeunes gens d’aujourd’hui, rédi­gée par Hen­ri Mas­sis et Gabriel de Tarde (sous le pseu­do­nyme d’Agathon), en 1913, comme une nou­veau­té qui empê­che­rait de recher­cher l’acquisition de savoirs per­met­tant une com­pré­hen­sion non frag­men­tée de la réa­li­té. Par ailleurs, les ins­ti­tu­tions de for­ma­tion, y com­pris l’université dans ses sec­tions les plus appa­rem­ment éloi­gnées du « mar­ché de l’emploi », ne se sont jamais com­plè­te­ment dés­in­té­res­sées du deve­nir de ceux qui leur sont confiés, sans natu­rel­le­ment que cette pers­pec­tive les amène à conce­voir la for­ma­tion dis­pen­sée dans cette seule visée ins­tru­men­tale.
En second lieu, les impé­ra­tifs de la « nou­velle ges­tion publique », éten­dus à tou­jours plus de sec­teurs, exi­ge­raient que les ins­ti­tu­tions de for­ma­tion jus­ti­fient de leur « ren­ta­bi­li­té » quant aux résul­tats sur les­quels elles peuvent effec­ti­ve­ment être éva­luées, au pre­mier rang des­quels figure l’insertion pro­fes­sion­nelle des « appre­nants ». Cette logique est indé­nia­ble­ment à l’œuvre : elle est par exemple au fon­de­ment du dis­po­si­tif bud­gé­taire fran­çais selon lequel les moyens finan­ciers sont désor­mais alloués aux uni­ver­si­tés fran­çaises, répon­dant à l’acronyme SYMPA, pour « Sys­tème d’allocation des moyens à la per­for­mance et à l’activité » ; encore bal­bu­tiant, un tel dis­po­si­tif, que l’on retrouve selon d’autres confi­gu­ra­tions dans la plu­part des ins­ti­tu­tions publiques suite à une réforme des finances publiques opé­rée par la loi orga­nique rela­tive aux lois de finances (LOLF) de 2001, vise à pon­dé­rer le finan­ce­ment des uni­ver­si­tés en pro­por­tion de l’accomplissement des mis­sions qui leur sont confiées, au pre­mier rang des­quelles figure l’insertion pro­fes­sion­nelle des étu­diants. Ces orien­ta­tions se doublent depuis 2007, dans le cadre de la revue géné­rale des poli­tiques publiques, nou­velle étape de la moder­ni­sa­tion de l’Etat, des consé­quences pour les ins­ti­tu­tions publiques de for­ma­tion d’un pré­ten­du recen­trage sur leur « cœur de métier », les acti­vi­tés consi­dé­rées comme péri­phé­riques devant être aban­don­nées ou exer­cées dans un cadre concur­ren­tiel.
Cette seconde source, externe, des muta­tions des ins­ti­tu­tions de for­ma­tion est assu­ré­ment réelle, mais consti­tue plus l’accélérateur d’un pro­ces­sus déjà en cours qu’une de ses ori­gines. Pour cer­ner les impli­ca­tions et les causes de ces trans­for­ma­tions, il importe en effet de se repor­ter au contexte plus géné­ral dans lequel elles s’insèrent.

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A l’origine des dis­cours poli­tiques conver­gents sur la trans­for­ma­tion des sys­tèmes d’enseignement et de for­ma­tion se trouve incon­tes­ta­ble­ment le « capi­ta­lisme cog­ni­tif », c’est-à-dire le déve­lop­pe­ment d’une « éco­no­mie de la connais­sance », mise en valeur au début des années 2000 et vul­ga­ri­sée en France par un rap­port du Com­mis­sa­riat géné­ral du plan (La France dans l’économie du savoir : pour une dyna­mique col­lec­tive, La Docu­men­ta­tion Fran­çaise, 2003). Au-delà de la pro­tec­tion tra­di­tion­nelle des droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle, c’est l’ensemble de la pro­duc­tion intel­lec­tuelle qui est per­çue comme un objet d’échange et de capi­ta­li­sa­tion finan­cière ; dans une telle approche, ce qui importe dans la com­pé­ti­tion éco­no­mique, ce n’est plus d’abord le déve­lop­pe­ment de pro­duc­tions maté­rielles qu’il s’agirait d’échanger sur des mar­chés, mais la pos­ses­sion d’une cer­taine quan­ti­té d’agents maî­tri­sant des connais­sances mon­nayables sur un mar­ché inter­na­tio­nal. La consé­quence en est tout à la fois la déva­lo­ri­sa­tion des savoir-faire liés au tra­vail manuel, et la sur­va­lo­ri­sa­tion de l’apprentissage « intel­lec­tuel », se tra­dui­sant par une course aux diplômes, vus comme autant d’armes sur ce mar­ché de la connais­sance, phé­no­mène fort bien connu (voir par exemple Marie Duru-Bel­lat, L’inflation sco­laire. Les dés­illu­sions de la méri­to­cra­tie, Seuil, La Répu­blique des idées, 2006). Cette évo­lu­tion est elle-même liée à la nou­velle confi­gu­ra­tion du capi­ta­lisme dit mon­dia­li­sé, dans lequel la bataille ne se porte plus sur le ter­rain de la manu­fac­ture – délo­ca­li­sée dans les contrées demeu­rant à bas coût de main‑d’œuvre – mais au sein de pays encore consi­dé­rés comme déve­lop­pés quoique dés­in­dus­tria­li­sés, dont les éco­no­mies ne portent plus que sur la concep­tion des pro­duits, non leur réa­li­sa­tion.
Les impli­ca­tions du capi­ta­lisme cog­ni­tif pour les ins­ti­tu­tions de for­ma­tion sont évi­dentes : la dés­in­dus­tria­li­sa­tion des éco­no­mies se tra­duit par une indus­tria­li­sa­tion du savoir, pla­cé au cœur du sys­tème, et par une tech­ni­ci­sa­tion accrue de chaque dis­ci­pline y concou­rant. A la spé­cia­li­sa­tion du tra­vail qui pré­si­da à la nais­sance du pre­mier capi­ta­lisme, suc­cé­de­rait ain­si la spé­cia­li­sa­tion des savoirs. Dans un tel contexte, la place des ins­tances tra­di­tion­nelles de pro­duc­tion et de trans­mis­sion des connais­sances, et tout spé­cia­le­ment celle des uni­ver­si­tés, se trouve pro­fon­dé­ment modi­fiée. Dans ce nou­veau mar­ché, la com­pé­ti­ti­vi­té des sys­tèmes de pro­duc­tion des savoirs est vue comme essen­tielle à la com­pé­ti­ti­vi­té des éco­no­mies. C’est d’ailleurs sur un tel fon­de­ment que les réformes accé­lé­rées des sys­tèmes d’enseignement supé­rieur, dans toute l’Europe, ont été menées depuis une dizaine d’années : il s’agit d’en pro­mou­voir la qua­li­té et « l’excellence », dans une concur­rence glo­bale que carac­té­rise si bien la foca­li­sa­tion sur le trop fameux, et biai­sé, « clas­se­ment de Shan­gaï » au sein duquel les uni­ver­si­tés fran­çaises (et nombre d’universités euro­péennes) sont si mal pla­cées. La valo­ri­sa­tion des uni­ver­si­tés devrait ain­si être le garant de leur attrac­ti­vi­té, ain­si que de la pré­ser­va­tion de la qua­li­té des for­ma­tions qu’elles dis­pensent. Or tel n’est à l’évidence pas le cas.
On peut, à ce sujet, avan­cer deux hypo­thèses expli­ca­tives, l’une liée à l’état actuel des ins­ti­tu­tions de for­ma­tion, l’autre à leur nature même. Pour se limi­ter au cas de l’Université fran­çaise, sa voca­tion, depuis sa refon­da­tion répu­bli­caine, a été très liée aux ins­ti­tu­tions qui la por­taient : son répu­bli­ca­nisme est ain­si la rai­son d’être de l’un de ses prin­cipes d’organisation fon­da­men­taux, le mono­pole de la col­la­tion des grades. Elle a ain­si tou­jours par­ti­ci­pé, après l’institution sco­laire, à la trans­mis­sion de l’idéologie sociale domi­nante. L’épuisement de cette der­nière, ain­si que des ins­ti­tu­tions répu­bli­caines qui la por­taient, a entraî­né inévi­ta­ble­ment une pre­mière crise d’identité de l’université ; il faut d’ailleurs ajou­ter que l’attachement d’une part non négli­geable d’universitaires à l’idéologie mar­xiste les a lais­sés non seule­ment orphe­lins, mais éga­le­ment sans bous­sole aucune depuis une ving­taine d’années. La fonc­tion de pres­ta­taire de ser­vice du sens que l’université, comme d’autres ins­ti­tu­tions de for­ma­tion, accom­plis­sait tra­di­tion­nel­le­ment, a dis­pa­ru, sans doute avec un déca­lage tem­po­rel dû à l’inertie de toute ins­ti­tu­tion.
Là est, si l’on peut dire, le drame actuel de l’institution uni­ver­si­taire : elle a aus­si­tôt, et avec une ardeur éton­nante, embras­sé le nou­vel impé­ra­tif social qui s’imposait à elle, celui de l’économie de la connais­sance. Elle est entrée de plain pied sur le ter­rain de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion, accep­tant, quoique par­fois à recu­lons, d’embrasser la culture concur­ren­tielle que, quelques années encore aupa­ra­vant, au nom de l’idéologie anté­rieure, elle fai­sait mine d’abhorrer. La ques­tion qui se pose est de savoir si ce revi­re­ment, aus­si sou­dain dans sa sur­ve­nance que rapide dans son exé­cu­tion, est d’une quel­conque effi­ca­ci­té. Le ter­rain du capi­ta­lisme cog­ni­tif est en effet déjà très lar­ge­ment occu­pé, et les ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires n’ont pas a prio­ri la sou­plesse dont dis­posent d’autres ins­ti­tu­tions plus direc­te­ment conçues pour pro­duire des diplô­més immé­dia­te­ment employables.
L’institution uni­ver­si­taire a cher­ché à embras­ser le plus rapi­de­ment et effi­ca­ce­ment pos­sible cette nou­velle mis­sion, sur laquelle elle peut être aus­si com­pé­ti­tive, même si elle part for­cé­ment avec un retard struc­tu­rel impor­tant. Mais c’est au risque d’y perdre défi­ni­ti­ve­ment une iden­ti­té déjà très lar­ge­ment écor­née. En entrant à plein dans le jeu de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion, l’institution uni­ver­si­taire – tout comme d’ailleurs les autres ins­ti­tu­tions de for­ma­tion géné­rale – a par­ti­ci­pé plei­ne­ment à sa propre des­truc­tion, l’instauration d’une éco­no­mie de la connais­sance se tra­dui­sant ain­si par son miroir inver­sé, la « socié­té de l’ignorance » (Mar­cel Gau­chet). Dans la com­pé­ti­tion des savoirs, il en est en effet de plus immé­dia­te­ment ren­tables que d’autres : et, d’une façon géné­rale, les huma­ni­tés, mais aus­si, par exemple, la recherche fon­da­men­tale en mathé­ma­tique, ne sont pas les plus com­pé­ti­tives ; elles seront donc lais­sées de côté, au pro­fit d’une for­ma­tion per­çue comme per­met­tant une inser­tion pro­fes­sion­nelle immé­diate. Erreur fatale pour l’université : cher­chant à sin­ger les ins­ti­tuts de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle sur leur propre ter­rain, elle perd ce qui devrait faire sa spé­ci­fi­ci­té en même temps que sa rai­son d’être, le pro­lon­ge­ment logique de cette évo­lu­tion étant la dis­pa­ri­tion totale de la fron­tière entre uni­ver­si­té et ins­ti­tu­tions d’enseignement pra­tique après bac – qui, même pour les plus intel­lec­tuel­le­ment des­sé­chées, aiment aujourd’hui, para­doxa­le­ment, ou iro­ni­que­ment, se parer du titre d’université.
C’est donc au déman­tè­le­ment de l’idée même d’université et, au-delà, de toute for­ma­tion intel­lec­tuelle supé­rieure cohé­rente et glo­bale que l’on assiste. Un tel pro­jet ne se résume pas à l’intégration de l’impératif de pro­fes­sion­na­li­sa­tion des études et de la for­ma­tion : il se double de dis­po­si­tifs maté­riels et ins­ti­tu­tion­nels des­ti­nés à déstruc­tu­rer toute for­ma­tion intel­lec­tuelle glo­bale, qu’il serait pos­sible d’illustrer de mille façons : seg­men­ta­tion jusqu’à l’absurde des études à la suite de la semes­tria­li­sa­tion des pro­grammes, décou­page uni­forme de la for­ma­tion en cycles iden­tiques, inté­gra­tion sys­té­ma­tique de stages pro­fes­sion­nels dans la défi­ni­tion des for­ma­tions, etc. L’inertie éton­nante des ins­ti­tu­tions concer­nées en atté­nue encore par­fois l’effet, mais la direc­tion sui­vie ne laisse aucun doute sur l’objectif assi­gné. Faut-il, pour autant, en res­ter à un constat aus­si pes­si­miste ? A court terme, et pour l’avenir des ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nel­le­ment de for­ma­tion, sin­gu­liè­re­ment de l’université publique fran­çaise, sans doute.
L’université d’Etat a eu ses heures de gloire en tant que struc­ture idéo­lo­gique de conso­li­da­tion du régime répu­bli­cain. Comme celui-ci est caduc, cette struc­ture cen­trale n’a plus de sens. Mais cette dis­pa­ri­tion pro­gram­mée est, en elle-même, gage d’une inévi­table refon­da­tion. Les impli­ca­tions néfastes d’une for­ma­tion à courte vue, et de la spé­cia­li­sa­tion tou­jours plus pous­sée qui l’accompagne, sont en effet per­cep­tibles y com­pris, et peut-être sur­tout, pour ceux qui en sont répu­tés les com­man­di­taires : bien que cou­verts de diplômes tou­jours plus spé­cia­li­sés, ceux qui sortent des dis­po­si­tifs de for­ma­tion, qu’on a peine à qua­li­fier encore d’étudiants, éprouvent les pires dif­fi­cul­tés à être recru­tés ; de leur côté, les employeurs, au vu des besoins (pré­su­més) des­quels les for­ma­tions ont été repen­sées, ne cessent de déplo­rer l’absence de capa­ci­té d’analyse et de dis­tan­cia­tion de ceux qu’ils sont ame­nés à recru­ter, en rai­son de leur manque de vision glo­bale et de culture géné­rale. C’est donc, para­doxa­le­ment, de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion
elle-même que la remise en cause de l’impératif pro­fes­sion­na­li­sant peut venir. Est-il alors encore pos­sible de « sau­ver ce qu’on a détruit » (Hélène Mer­lin Kaj­man, « Peut-on sau­ver ce qu’on a détruit ? La trans­mis­sion de la lit­té­ra­ture », Le Débat, 2010, n° 159, pp. 80–94) ? Il est cer­tai­ne­ment impos­sible de répondre à une telle ques­tion sans la repla­cer dans le cadre de la crise de la moder­ni­té tar­dive dont elle n’est qu’un révé­la­teur par­mi d’autres. Rebâ­tir l’université, ce serait dans ce cadre d’abord en reve­nir à l’unité orga­nique des savoirs sur le monde, et remon­ter ain­si à contre-cou­rant du ratio­na­lisme, dans ses deux dimen­sions d’exclusion scien­tiste et de réduc­tion ins­tru­men­tale. Mais une telle pré­oc­cu­pa­tion n’est pos­sible que si la ques­tion de l’enseignement supé­rieur, et de l’enseignement en géné­ral, est repla­cée dans la pers­pec­tive de la trans­mis­sion, laquelle oblige à repen­ser l’ensemble des acti­vi­tés humaines en termes de bien com­mun, et d’un bien com­mun qui ne soit pas lui-même réduit à un ensemble d’utilités et réin­tègre l’ordre des fins.

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