Quand l’Eglise s’enfonce dans la nuit la plus obscure
Cela faisait longtemps, au moins depuis la crise de l’Action française, que Maritain n’occupait plus ce créneau en quelque manière antimoderne. Il ne s’y sent pas particulièrement à l’aise, ce qui explique le triptyque qu’il conçoit, où il se place entre les deux extrêmes que sont les modernistes moutons de Panurge d’une part et les ruminants de la Sainte Alliance, image colorée dont il use pour désigner ceux qu’il appelle également les intégristes, d’autre part. Mais on ne peut s’empêcher d’y voir une fausse fenêtre pour la symétrie, tellement les prises de position qui sont les siennes ont été reçues généralement comme littéralement « réactionnaires ». Le reproche qu’il fait aux « intégristes d’extrême-droite » est de tout gêner et de tout compromettre davantage (235). Il est vrai que dans le Paysan il va plus loin, voyant dans l’intégrisme « la pire offense à la Vérité divine et à l’intelligence humaine » ((. Le Paysan de la Garonne, Desclée De Brouwer, 1966, p. 235. Il est intéressant de relever que dans la correspondance privée les charges les plus sévères sont dirigées constamment vers les modernistes, le camp opposé étant ignoré, alors que dans son livre, on ne rencontre pas, à propos du modernisme, de formule aussi dure que celle ci-dessus mentionnée par laquelle il condamne l’intégrisme. Cette façon de faire procéderait-elle d’un souci de respectabilité sociale plus que d’une requête de la vérité ? En tout cas ces précautions de langage n’ont pas empêché bien des réactions médiatiques d’assimiler Maritain à cet intégrisme avec lequel il tenait si fortement à ne pas être confondu…)) . Mais tous les reproches qu’il fait aux modernistes destructeurs de l’Eglise ont une saveur traditionnelle qui n’échappera pas à ses contradicteurs. Si Maritain a commencé comme antimoderne, avant de chercher le plus d’accointances possibles avec la modernité, il finit antimoderniste, dans un camp où il ne se sent pas en bonne compagnie…
On apprend que Journet dit avoir beaucoup de peine à accepter, outre la Constitution sur la liturgie, celle sur l’Eglise dans le monde de ce temps (et ses équivoques sur le sens du mot « monde » — mais Maritain sera positif sur ce document dans le Paysan, et Journet le rejoindra (153)), le décret sur la formation des prêtres, et surtout le décret sur l’œcuménisme « qui fait faire des folies : les évêques suivent des inconscients pleins de dynamisme » (138). Cependant Maritain dénonçait déjà ce que l’on appelle aujourd’hui l’herméneutique de la rupture : « Toutes les folies que nous voyons maintenant sont des applications aberrantes ou des interprétations aberrantes autour des décisions du Concile, et ne procèdent en rien de ces décisions elles-mêmes, qu’elles vicient au contraire » (132). Notamment l’application qui est faite de la Constitution sur la liturgie va à contre-sens (235). Dans une lettre d’août 1966, Maritain plaide, lorsque la messe est dite face au peuple, en faveur du tabernacle et du crucifix devant l’autel, entre le célébrant et les fidèles, ce qui se fait chez les Petits frères de Toulouse, chez lesquels il vivait. « Une telle disposition, simple et pratique, ne devrait-elle pas être généralisée ? » (237). Il conteste la communion à la queue leu leu, sans le moindre signe d’adoration et d’action de grâces, ceux qui communient ayant « l’air de gens passant à un guichet de distribution pour en recevoir un ticket ou un bon de train » (238), et il suggère de faire une génuflexion. On sait ce que pensera de tout cela le cardinal Ratzinger, et ce que fait aujourd’hui le pape Benoît XVI.
Pourtant l’introduction de la nouvelle messe, dont on sait qu’elle fit souffrir le cardinal Journet, ne donne lieu qu’à un très maigre commentaire. Le fameux article 7 de l’Institutio generalis qui introduit le nouveau missel n’avait pas échappé au cardinal. Il en écrit, le 11 décembre 1969 : « La messe est définie sans qu’il soit fait mention des notions de sacrifice et de transsubstantiation, j’ai écrit une petite lettre au Saint-Père qui paraît-il en a été très ému. Elle a été suivie d’une mise au point dans une causerie du mercredi, où il était dit que la “définition” donnée n’était qu’une “description” » (660).
Cette fois, Journet ne se battra pas. L’obéissance avait été demandée par Paul VI, qui plaida, dans deux causeries du mercredi du mois de novembre, la continuité entre la messe ancienne et la nouvelle. Journet parlera occasionnellement d’arrachement, de « grand effondrement pour beaucoup de choses », mais l’acceptation est demandée au nom de l’obéissance, Journet
obéira. D’autres dérives sont pointées, par Maritain, comme le morcellement de l’Eglise en épiscopats nationaux avec le règne de commissions anonymes (401) ou la Bible œcuménique qui, si on ne la réserve pas à un travail d’érudits réservé aux spécialistes, « est une farce dont le diable fera son profit » (471) ; de son côté Journet observe : « Tous les mouvements de dérive confluent. On devine, on sent, une Intelligence, celle du prince de ce Monde qui fait tout converger admirablement vers un même point : retour aux sources, biblisme, liturgie, œcuménisme, catéchétique, ouverture des séminaires au monde, etc. » (606).
Il est à plusieurs reprises question de Teilhard. Aussi bien Journet que Maritain sont surpris et déçus par l’appui que donne à Teilhard son confrère de Lubac, jugé par Maritain « maladivement injuste et passionné » (51). Plusieurs lettres font état des réactions à la parution du Paysan de la Garonne début novembre 1966. Dans l’une d’entre elles, Journet évoque ainsi Teilhard : « Vous avez touché à Teilhard, vous avez même écrit le nom du P. de Lubac. Ces choses-là ne se pardonnent pas ! » surtout de la part des jésuites (286). Le même de Lubac était partie prenante, avec Congar, Küng, Rahner (« Ce qu’il écrit fourmille d’ambiguïtés atroces » — 349), Chenu, Schillebeeckx, de la nouvelle revue Concilium fondée en Hollande. Maritain écrit sévèrement : « De quel droit ces naufrageurs se mettent-ils “sous le signe du Concile” ? C’est une escroquerie » (56). Il voit en Nova et Vetera, la revue dirigée par Journet, dont il est question constamment dans la correspondance, le moyen de tenir tête aux gens de Concilium.
Les choix de Maritain n’ont peut-être pas toujours été les plus judicieux. Certaines de ses thèses de philosophie politique peuvent être contestées. Mais le vieux Maritain ((. Maritain a des accès constants d’humilité et de mépris de soi. Il dit ainsi avoir été jeté « dans l’abîme de ma nullité, et de cette espèce de haine de moi-même qui ne cesse de m’obséder, — misérable aventurier qui trompe tout le monde en ayant l’air d’un philosophe, a oublié tous ses livres, et ose encore continuer à travailler, ce que je ne ferais certes pas si je ne savais que Raïssa me tient dans ses mains… » (655).)) mène un combat courageux. Il s’en prend aux « écervelés de la gauche chrétienne, plus ou moins marxisants » (151). A la même époque, pressentant comme résultat de la crise interne à l’Eglise une hémorragie de la jeunesse, il écrit, dans une phrase où l’espérance l’emporte cependant : « Je pense que toutes ces inepties passeront, mais après une crise grave, et quels déchets ! Le culte de l’efficacité fera passer une foule de jeunes catholiques au communisme. » (146) Quarante ans après, la lucidité des deux amis devait être soulignée.