Revue de réflexion politique et religieuse.

Quand l’E­glise s’en­fonce dans la nuit la plus obs­cure

Article publié le 25 Mar 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Cela fai­sait long­temps, au moins depuis la crise de l’Action fran­çaise, que Mari­tain n’occupait  plus ce cré­neau en quelque manière anti­mo­derne. Il ne s’y sent pas par­ti­cu­liè­re­ment à l’aise, ce qui explique le trip­tyque qu’il conçoit, où il se place entre les deux extrêmes que sont les moder­nistes mou­tons de Panurge d’une part et les rumi­nants de la Sainte Alliance, image colo­rée dont il use pour dési­gner ceux qu’il appelle éga­le­ment les inté­gristes, d’autre part. Mais on ne peut s’empêcher d’y voir une fausse fenêtre pour la symé­trie, tel­le­ment les prises de posi­tion qui sont les siennes ont été reçues géné­ra­le­ment comme lit­té­ra­le­ment « réac­tion­naires ». Le reproche qu’il fait aux « inté­gristes d’extrême-droite » est de tout gêner et de tout com­pro­mettre davan­tage (235). Il est vrai que dans le Pay­san il va plus loin, voyant dans l’intégrisme « la pire offense à la Véri­té divine et à l’intelligence humaine » ((. Le Pay­san de la Garonne, Des­clée De Brou­wer, 1966, p. 235. Il est inté­res­sant de rele­ver que dans la cor­res­pon­dance pri­vée les charges les plus sévères sont diri­gées constam­ment vers les moder­nistes, le camp oppo­sé étant igno­ré, alors que dans son livre, on ne ren­contre pas, à pro­pos du moder­nisme, de for­mule aus­si dure que celle ci-des­sus men­tion­née par laquelle il condamne l’intégrisme. Cette façon de faire pro­cé­de­rait-elle d’un sou­ci de res­pec­ta­bi­li­té sociale plus que d’une requête de la véri­té ? En tout cas ces pré­cau­tions de lan­gage n’ont pas empê­ché bien des réac­tions média­tiques d’assimiler Mari­tain à cet inté­grisme avec lequel il tenait si for­te­ment à ne pas être confon­du…)) . Mais tous les reproches qu’il fait aux moder­nistes des­truc­teurs de l’Eglise ont une saveur tra­di­tion­nelle qui n’échappera pas à ses contra­dic­teurs. Si Mari­tain a com­men­cé comme anti­mo­derne, avant de cher­cher le plus d’accointances pos­sibles avec la moder­ni­té, il finit anti­mo­der­niste, dans un camp où il ne se sent pas en bonne com­pa­gnie…
On apprend que Jour­net dit avoir beau­coup de peine à accep­ter, outre la Consti­tu­tion sur la litur­gie, celle sur l’Eglise dans le monde de ce temps (et ses équi­voques sur le sens du mot « monde » — mais Mari­tain sera posi­tif sur ce docu­ment dans le Pay­san, et Jour­net le rejoin­dra (153)), le décret sur la for­ma­tion des prêtres, et sur­tout le décret sur l’œcuménisme « qui fait faire des folies : les évêques suivent des incons­cients pleins de dyna­misme » (138). Cepen­dant Mari­tain dénon­çait déjà ce que l’on appelle aujourd’hui l’herméneutique de la rup­ture : « Toutes les folies que nous voyons main­te­nant sont des appli­ca­tions aber­rantes ou des inter­pré­ta­tions aber­rantes autour des déci­sions du Concile, et ne pro­cèdent en rien de ces déci­sions elles-mêmes, qu’elles vicient au contraire » (132). Notam­ment l’application qui est faite de la Consti­tu­tion sur la litur­gie va à contre-sens (235). Dans une lettre d’août 1966, Mari­tain plaide, lorsque la messe est dite face au peuple, en faveur du taber­nacle et du cru­ci­fix devant l’autel, entre le célé­brant et les fidèles, ce qui se fait chez les Petits frères de Tou­louse, chez les­quels il vivait. « Une telle dis­po­si­tion, simple et pra­tique, ne devrait-elle pas être géné­ra­li­sée ? » (237). Il conteste la com­mu­nion à la queue leu leu, sans le moindre signe d’adoration et d’action de grâces, ceux qui com­mu­nient ayant « l’air de gens pas­sant à un gui­chet de dis­tri­bu­tion pour en rece­voir un ticket ou un bon de train » (238), et il sug­gère de faire une génu­flexion. On sait ce que pen­se­ra de tout cela le car­di­nal Rat­zin­ger, et ce que fait aujourd’hui le pape Benoît XVI.
Pour­tant l’introduction de la nou­velle messe, dont on sait qu’elle fit souf­frir le car­di­nal Jour­net, ne donne lieu qu’à un très maigre com­men­taire. Le fameux article 7 de l’Ins­ti­tu­tio gene­ra­lis qui intro­duit le nou­veau mis­sel n’avait pas échap­pé au car­di­nal. Il en écrit, le 11 décembre 1969 : « La messe est défi­nie sans qu’il soit fait men­tion des notions de sacri­fice et de trans­sub­stan­tia­tion, j’ai écrit une petite lettre au Saint-Père qui paraît-il en a été très ému. Elle a été sui­vie d’une mise au point dans une cau­se­rie du mer­cre­di, où il était dit que la “défi­ni­tion” don­née n’était qu’une “des­crip­tion” » (660).
Cette fois, Jour­net ne se bat­tra pas. L’obéissance avait été deman­dée par Paul VI, qui plai­da, dans deux cau­se­ries du mer­cre­di du mois de novembre, la conti­nui­té entre la messe ancienne et la nou­velle. Jour­net par­le­ra occa­sion­nel­le­ment d’arrachement, de « grand effon­dre­ment pour beau­coup de choses », mais l’acceptation est deman­dée au nom de l’obéissance, Jour­net
obéi­ra. D’autres dérives sont poin­tées, par Mari­tain, comme le mor­cel­le­ment de l’Eglise en épis­co­pats natio­naux avec le règne de com­mis­sions ano­nymes (401) ou la Bible œcu­mé­nique qui, si on ne la réserve pas à un tra­vail d’érudits réser­vé aux spé­cia­listes, « est une farce dont le diable fera son pro­fit » (471) ; de son côté Jour­net observe : « Tous les mou­ve­ments de dérive confluent. On devine, on sent, une Intel­li­gence, celle du prince de ce Monde qui fait tout conver­ger admi­ra­ble­ment vers un même point : retour aux sources, biblisme, litur­gie, œcu­mé­nisme, caté­ché­tique, ouver­ture des sémi­naires au monde, etc. » (606).
Il est à plu­sieurs reprises ques­tion de Teil­hard. Aus­si bien Jour­net que Mari­tain sont sur­pris et déçus par l’appui que donne à Teil­hard son confrère de Lubac, jugé par Mari­tain « mala­di­ve­ment injuste et pas­sion­né » (51). Plu­sieurs lettres font état des réac­tions à la paru­tion du Pay­san de la Garonne début novembre 1966. Dans l’une d’entre elles, Jour­net évoque ain­si Teil­hard : « Vous avez tou­ché à Teil­hard, vous avez même écrit le nom du P. de Lubac. Ces choses-là ne se par­donnent pas ! » sur­tout de la part des jésuites (286). Le même de Lubac était par­tie pre­nante, avec Congar, Küng, Rah­ner (« Ce qu’il écrit four­mille d’ambiguïtés atroces » — 349), Che­nu, Schil­le­bee­ckx, de la nou­velle revue Conci­lium fon­dée en Hol­lande. Mari­tain écrit sévè­re­ment : « De quel droit ces nau­fra­geurs se mettent-ils “sous le signe du Concile” ? C’est une escro­que­rie » (56). Il voit en Nova et Vete­ra, la revue diri­gée par Jour­net, dont il est ques­tion constam­ment dans la cor­res­pon­dance, le moyen de tenir tête aux gens de Conci­lium.
Les choix de Mari­tain n’ont peut-être pas tou­jours été les plus judi­cieux. Cer­taines de ses thèses de phi­lo­so­phie poli­tique peuvent être contes­tées. Mais le vieux Mari­tain ((. Mari­tain a des accès constants d’humilité et de mépris de soi. Il dit ain­si avoir été jeté « dans l’abîme de ma nul­li­té, et de cette espèce de haine de moi-même qui ne cesse de m’obséder, — misé­rable aven­tu­rier qui trompe tout le monde en ayant l’air d’un phi­lo­sophe, a oublié tous ses livres, et ose encore conti­nuer à tra­vailler, ce que je ne ferais certes pas si je ne savais que Raïs­sa me tient dans ses mains… » (655).))  mène un com­bat cou­ra­geux. Il s’en prend aux « écer­ve­lés de la gauche chré­tienne, plus ou moins mar­xi­sants » (151). A la même époque, pres­sen­tant comme résul­tat de la crise interne à l’Eglise une hémor­ra­gie de la jeu­nesse, il écrit, dans une phrase où l’espérance l’emporte cepen­dant : « Je pense que toutes ces inep­ties pas­se­ront, mais après une crise grave, et quels déchets ! Le culte de l’efficacité fera pas­ser une foule de jeunes catho­liques au com­mu­nisme. » (146) Qua­rante ans après, la luci­di­té des deux amis devait être sou­li­gnée.

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